Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :
« Enfin, c’est à lui de voler. Il est le septième. Lui c’est Adrian Nikolaïev, pilote de chasse de l’armée de l’air soviétique. À son tour il roule à bord de l’autocar bleu clair qui l’emmène sur la plaine kazakh vers le pas de tir, lui et sa doublure, à la fin de cette magnifique matinée d’été. Lui aussi s’immisce dans la capsule capitonnée de jaune, la tête enfermée dans le casque blanc marqué CCCP. Sanglé sur son siège éjectable, il patiente au-dessus de l’énorme fusée blanche le long de laquelle s’étagent en rouge les six lettres BOCTOK, avant de sentir à son tour la poussée des puissants moteurs qui crachent le feu à l’extrémité des cinq tuyères, la force d’accélération qui lui comprime le torse et déforme son visage, le largage du second étage qu’il aimerait bien voir s’enfoncer dans le ciel, mais non, l’extraction imperceptible de la gravité de la Terre-mère, la mise en orbite enfin, avant de découvrir, près de quatre jours durant, la succession accélérée des couchers et levers du soleil loin au-dessus de l’horizon. Avec précaution, il détache les sangles qui le retiennent à son siège. Il est donc le premier à flotter en apesanteur, librement, comme en lévitation dans sa sphère de métal appelée Vostok 3 qui tourne maintenant à la vitesse de vingt-huit mille kilomètres à l’heure autour de la boule bleue. Mais c’est aussi à l’autre, Pavel Popovitch est son nom, lui aussi officier de l’armée de l’air soviétique, de voler. Il est déjà le huitième. Le jour d’après, également en fin de matinée, son petit-déjeuner déjà loin, ayant passé les tests médicaux, l’installation des capteurs biométriques à même la peau, l’enfilage minutieux de la combinaison orange vif par-dessus l’épais survêtement bleu, d’une matière feutrée, l’acheminement en autocar vers la fusée, sa doublure assise derrière lui, au cas où, les derniers mètres franchis à pied, conduit par l’Ingénieur Principal au nom tenu secret et escorté par l’équipe technique, la montée par l’escalier de métal, le retournement sur la plate-forme et le salut, souriant, la pénétration dans l’ascenseur, l’insertion à bord de Vostok 4, avant de patienter et de s’arracher dans un crachement de flammes jaunes tandis qu’autour de la fusée s’évase la corolle des tours de ferraille rouges. Lors de la deuxième orbite, le cosmonaute Nikolaïev entre en communication avec le chef du Kremlin, en costume de lin blanc car c’est l’été, Khrouchtchev est donc son nom, son panama à la main, jovial. Mais la liaison est mauvaise et la voix du secrétaire général lui parvient dans un crachouillis intermittent saturé de chuintements sifflants. Bientôt les ellipses décrites par les deux vaisseaux tournant tout autour de la planète se rapprochent, et même se croisent à une distance de moins de six kilomètres et demi, les deux cosmonautes entrant en communication radio sur ondes courtes, mais pour se dire quoi ? Et elles se livrent durant environ soixante-dix heures, les deux bulles métalliques, à une sorte de ballet céleste au cours duquel le cosmonaute Nikolaïev voit Vostok 4 par son hublot, mais est-ce certain ? Et le cosmonaute Popovitch aperçoit Vostok 3, telle une petite lune dans le lointain, mais est-ce bien sûr ? Puis de révolution en révolution les deux capsules s’éloignent l’une de l’autre et se perdent tout à fait. Chacun de ces trois jours que le cosmonaute Popovitch passe dans l’espace, il se détache lui aussi de son siège durant une heure environ pour expérimenter des mouvements et même quelques gestes de travail en apesanteur. Au sol, l’équipe d’ingénieurs, de médecins et de techniciens analysent continûment les informations numériques qui leur parviennent sur leur rythme cardiaque, respiration, réactions cutanées, tonus musculaire, réactivité à la stimulation, et observent leur comportement, jusque dans leur sommeil, sur les images de leurs visages casqués, de leurs mains gantées et de leurs torses recouverts par la combinaison, pris dans les raies noires et blanches des caméras vidéo, qu’ils reçoivent, dupliquées à l’infini, sur leurs batteries d’écrans aux bords arrondis. À la fin de ses quarante-neuf orbites, le cosmonaute Popovitch n’arrive pas à régler la température de Vostok 4. Il a froid. Dans la radio, il dit pudiquement :
— Je traverse un orage.
En code, cela signifie qu’il est malade et qu’il vient de vomir, la visière de son casque relevée, les matières ingurgitées des tubes de nourriture flottant dans la cabine sous forme de billes de couleur verte, dégageant une odeur aigre. À bord de Vostok 3, Nikolaïev filme tout ce qu’il voit, en couleurs, la Terre, le ciel, le moutonnement des nuages, l’intérieur de la cabine avec son tableau de bord, entre ses genoux le petit globe terrestre qui oscille derrière sa paroi de verre. Au-dessus de la Turquie, il voit des villes, mais lesquelles ? Il voit les pistes d’un aéroport, des routes, des bateaux. Après deux jours, vingt-deux heures et près de cinquante minutes – soient quarante-huit orbites pour Vostok 4 ; trois jours, vingt-deux heures et près de vingt minutes – soient soixante-cinq orbites pour Vostok 3 – les deux cosmonautes, Pavel Popovitch et Adrian Nikolaïev quittent leurs trajectoires elliptiques autour de la Terre pour pénétrer dans l’atmosphère, tous deux chutant, retrouvant après la légèreté de l’apesanteur la sensation d’écrasement due à la force d’accélération, la chaleur de la combustion transformant leurs deux vaisseaux en deux boules de feu qui tombent du ciel, tous deux assistant au largage automatique du parachute de freinage cerclé d’orange et de blanc, chacun d’eux éjecté de sa cabine sur son siège, assistant au déploiement du parachute de descente, tombant vers le sol de la mère patrie dans le souffle d’un vent violent, Nikolaïev au nord du lac Balqaş, dans un paysage uniformément plat et parsemé de rochers, du côté de Qarağandı, Popovitch six minutes plus tard à trois cent cinq kilomètres à l’ouest, les deux cosmonautes revenant de tutoyer les étoiles tombant maintenant sur le sol, se relevant dans les chaumes blonds d’un champ récemment moissonné, sous l’immense ciel kazakh d’un bleu intense, ponctué de petits nuages blancs, légers, ou parmi les herbes rases d’un plateau à demi désertique, se redressant, faisant un premier pas, ôtant leur casque blanc marqué CCCP et s’extrayant de leur combinaison orange dont les quelque vingt kilos de nylon, de plastique, de fils et de tuyaux s’étalent à leurs pieds telle une dépouille extra-terrestre, le casque roulant dans la terre sèche, suivi d’un gant qui se fiche au sol, l’index pointé en l’air. »