Journal de préparation

Mardi 1er mai 2012
Achevé aujourd’hui les deux textes sur les deux Véronique : celle d’Ercé-Près-Liffré et celle de Saint-Thégonnec. Me voici au bout du texte et ce journal de préparation est donc clos.

Dimanche 29 avril 2012
Achevé le texte de la troisième partie, « La grâce, la gloire. » Pour préparer les textes d’entrée et de sortie du livre sur les deux images de Véronique, le voile vide d’Ercé-près-Liffré par Duparc et le voile sculpté de Saint-Thégonnec, je fais un détour par La Ressemblance par contact de Georges Didi-Hubermann. Et même par l’« image dialectique » de Benjamin : « Une image est ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. » (Paris capitale du XIXe siècle, p. 478). L’image de type « empreinte » contiendra donc à la fois un « là » et un « non là ». « Que l’empreinte soit en ce sens le contact d’une absence expliquerait la puissance de son rapport au temps, qui est la puissance fantomatique des “revenances”, des survivances : choses parties au loin mais qui demeurent, devant nous, proches de nous, à nous faire signe de leur absence. » C’est bien en tant que « figure » que la Véronique touche – c’est le cas de le dire – un extrême. En effet, elle montre tout en cachant, elle dévoile en voilant. Qui ? Le Dieu trop caché de la religion juive sans qu’il devienne un Dieu trop visible du paganisme. C’est bien la révélation « voilée » qui passe dans la figure que met en oeuvre la Véronique. Ici c’est l’image d’une relique qui est « représentée ». En l’occurrence, l’image d’une empreinte. « Avant que d’être une effigie, un aspect “reconnaissable”, un “portrait de Dieu”, une Sainte Face n’est qu’un champ de traces sur un tissu : un sudarium où tout ce qu’il y a à voir est censé avoir été produit par contact avec le visage du dieu.  » Didi-Huberman interroge le hiatus entre représentation (le portrait du Christ) et présentation (l’empreinte du visage). L’empreinte est à la fois moins qu’une image, un en-deçà d’où procède pourtant toutes les images – une forme matrice – et plus qu’une image, un au-delà qui excède la capacité d’imitation de toutes les images. La Sainte Face relèverait (p. 79) « moins du visible que d’une vision au sens fort, moins du visage per naturam que d’une face divine per gratiam. » Ou plutôt, elle conjoindrait la rencontre entre le visage « au naturel » et la face divine. La Véronique réalise la rencontre entre les deux ordres sous l’espèce de la grâce. C’est bien « un outil de transformation, bref une interface capable de convertir le presque-rien de la trace en ce presque-tout que les théologiens ont nommé une grâce. » Didi-Huberman rapporte que Benjamin distingue à cet égard la « trace » que nous surplombons du regard de l’« aura » qui nous fait lever les yeux et nous regarde. L’image de Véronique comme faim inassouvie (p. 86) : « la ressemblance interdite du dieu sur le pauvre petit bout de toile du sudarium devient l’opérateur même d’un désir et d’une expectative : alors, ce qui apparaît dans l’empreinte sans parvenir à l’aspect devient l’auratique support d’une ressemblance à venir. » C’est bien la réversibilité de l’empreinte qui est à l’oeuvre dans la mise en rapport dialectique des deux Véronique qui ouvrent et ferment Les Larmes et l’extase : le moment de l’apparition (Saint-Thégonnec) indissociablement lié à celui de la disparition (Ercée). Un double signe de contradiction. La Véronique d’Ercée présente son voile au spectateur. Et celle de Saint-Thégonnec vient de le retirer du visage du Christ immédiatement sous elle en un effet de miroir étonnant. Pages 89-90 : la double condition contradictoire de la notion d’icône trouve sa réponse dans l’empreinte, objet visuel à la fois apparaissant et disparaissant : apparaissant comme dévoilement de la face, mais disparaissant comme persistance du voile. Ainsi, il est impossible de décider si la Véronique d’Ercée tend un voile vierge au spectateur-fidèle-Christ pour qu’il y imprime sa face ou bien si la face du Christ s’est déjà effacé, laissant l’écran blanc où vient se projeter le désir de la rencontre flotter dans l’air. Didi-Huberman clôt justement son chapitre sur l’image « auratique » par le thème de la figure dans sa dimension commémorative. Ainsi, Véronique est l’image de la promesse.

Samedi 28 avril 2012
Il me semble relever une contradiction dans l’Exode : lorsque Moïse rencontre Dieu sur la montagne, il lui est impossible de voir non seulement sa «gloire » mais aussi sa « face » (“mais ma face, on ne peut la voir” – 33-18), alors qu’à la page précédente lors de l’épisode de la Tente du Rendez-vous, “Yavhé parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami. » Est-ce un effet de la traduction (le lointain écho qu’est le texte biblique) ou bien d’une contradiction interne intentionnelle ?

Jeudi 19 avril 2012
Pascal, Pensées, 274-642 : « Et même la grâce n’est que la figure de la gloire. Car elle n’est pas la dernière fin. Elle a été figurée par la loi et figure elle-même la grâce, mais elle en est la figure ou le principe ou la cause. »

Mercredi 11 avril 2012
La phrase de Pascal : « Nous sentons une image de la vérité et ne possédons que le mensonge » résonne avec celle de Tarkovski : « L’image est une impression de la vérité qu’il nous est donné d’entrevoir de nos yeux aveugles. » Rosenzweig, Lévinas, Pascal, Tarkovski : tous les penseurs de la foi buttent sur la même répétition lorsqu’ils tentent d’exprimer l’indicible de leur croyance. Leur Dieu est aussi caché que le cœur de l’homme. Voici que dans la troisième partie des Larmes et l’extase, l’art cherche ce cœur, cet état où « l’homme dans l’état de la création, ou dans celui de la grâce, est élevé au-dessus de toute la nature, rendu comme semblable à Dieu et participant de la divinité. »

Dimanche 8 avril 2012
Dimanche de Pâques. Au seuil de la troisième partie du livre, je lis la préface de Fables, Formes, Figures d’André Chastel, afin de vérifier ce qu’il dit de la « figure ». Page 38, je tombe sur ceci qui n’est pas mal : « La Fable domine le temps. La forme vivifie l’espace. La Figure est une présence qui efface l’un et l’autre, au moment où elle bénéficie de notre regard […]. » Chastel comprend la figure comme l’« image du vivant » « identifiée d’emblée par osmose “physiognomonique” et (qui) dispose de notre consentement. » Il parle aussi du « mystère » de la figure ou de son « envahissement psychologique ». Nous voilà bien reconduits au cœur du « miracle » de la figure : la capacité de re-connaissance dans (ou de) l’image. Cette « foi » qui « donne vie » – anime – l’image du vivant. Mais Chastel prévient aussi : « Le déploiement complet des pouvoirs de la figure se réalise dans l’idolâtrie, où l’art est maître. » L’art chrétien côtoie toujours ce danger. L’idolâtrie ne se tient jamais dans l’objet seul ni dans le seul regard posé sur lui. Elle est une relation. Il n’empêche que certains objets, telles ces Trinités au sommet des retables bretons, paraissent appeler une dévotion superstitieuse plutôt qu’un accès aux raffinements théologiques sur les trois personnes. Or, si le clergé les a tolérées et même commandées c’est qu’elles permettent justement d’« entrer dans le mystère » avec simplicité.

Samedi 31 mars 2012
Suite de la lecture de Tarkovski par un jour gris – car comme dit Proust, s’il arrive que des jours de printemps s’interpolent dans l’hiver – ces belles journées ensoleillées au beau milieu de janvier – il arrive aussi que des jours de plomb froid s’interpolent dans le printemps – et ces jours sont symétriquement pleins d’espoir ou de désespoir – sans compter le mal de tête. Comment Tarkovski assène des vérités : (p. 157) « car l’artiste véritable est toujours au service de l’immortalité. Il essaie d’immortaliser le monde et l’homme qui l’habite. » Et là une indication potentiellement utile – j’ai écrit quelque chose d’analogue à propos de la réalité imagière, à la suite de bien d’autres (p. 166) : « La réalisation au cinéma est littéralement la capacité de “séparer la lumière d’avec les ténèbres, et la terre ferme d’avec les eaux“. »

Jeudi 29 mars 2012
Lecture du Temps scellé de Tarkovski. À la recherche d’une phrase d’exergue pour la troisième partie du livre, « La grâce, la gloire ». Le miracle d’une phrase d’exergue se produit quand elle vous tombe sous les yeux, au moment où : une adéquation entre votre monde intérieur, les mots qui bruissent d’un texte à venir, en cours ou achevé – et ce qui existe, là sous vos yeux, dans un texte déjà publié, objectivé par sa circulation parmi les hommes qui lisent. Pour la première partie, la phrase de Bataille s’est imposée à la lecture de L’Expérience intérieure : « Une fois pour toute consommé sur la croix, le sacrifice fut de tous les crimes le plus noir : s’il est renouvelé c’est en image. » Elle a fait saillie dans le flux du texte et s’est imposée au regard de la peinture chrétienne et de l’image intérieure de la douleur. Pour la deuxième partie, j’ai retenu la phrase de Bossuet paraphrasant la première épître aux Corinthiens : « Ha ! Vraiment l’homme passe de même qu’une ombre, ou de même qu’une image en figure. » La contrainte est que la citation doit contenir la relation entre la spiritualité religieuse et l’image dans le contexte propre au « thème » de la partie. Ainsi, la phrase de Bataille est-elle apparue « parfaite » : elle comprend le « thème » de la Passion, sa portée anthropo-métaphysique et son implication dans la réalité imagière, artistique ou mentale. Entre parenthèses, cette phrase si juste comprend aussi tout le drame de Bataille : celui de se vouloir désespérément écrivain. La phrase de Bossuet tirée du Sermon sur la mort dit bien la précarité de l’existence humaine comme « image » qui passe. Ce qui m’a retenu c’est aussi le terme de « figure » qui est la chimère théorique après laquelle court Les larmes et l’extase. La phrase de Bossuet fait rayonner l’expansion du sens du mot « figure », lequel n’est palpable qu’en pleine conscience de la fragilité humaine. Et maintenant, pour la troisième partie ? Pour la construction équilibrée du livre, une troisième phrase doit être trouvée. Et si elle ne se donne pas ? Il y a toujours cet artifice à chercher les choses. Je me dis que Tarkovski a sûrement su exprimer la dimension de la grâce dans l’image. Mais je suis aussi tributaire de la traduction qui est toujours suspecte. Voici, p. 40 : « L’homme est capable de reconnaître et d’expérimenter Celui dont il est l’image et la ressemblance » ; p. 41 : « La seule façon d’accepter une image artistique est d’y croire » ; p. 94 : « On peut alors parler de la naissance d’une image, autrement dit d’une révélation » ; p. 99 : « Tout ce que je peux dire, simplement, est que l’image tend à l’infini, qu’elle mène à l’absolu ». Ou encore, p. 100 : « L’image est une impression de la vérité qu’il nous est donné d’entrevoir de nos yeux aveugles » (j’arrange un peu la traduction) – quoi qu’il en soit, Tarkovski exprime ici, en plusieurs approximations, une vérité de l’image qu’un théoricien aura du mal à approcher avec cette évidence.

Samedi 24 mars 2012
La deuxième partie, « Le temps de l’espérance », est en cours d’achèvement. Fin de la lecture d’Alain Croix sur les missions. Utilisation des taolennou ou « tableaux » utilisés par Michel Le Nobletz dans ses prédications et qu’il appelait « cartes ». Il en subsiste quatorze.  Ces tableaux peints sur peau de mouton ont été par la suite utilisés par Maunoir et Huby, missionnaires successeurs de Nobletz. Détail à retenir, Boschet, le biographe de Maunoir, souligne que ces images, impossibles à « lire » par les fidèles, étaient source de mystère donc de révélation. « Elle laisse de ce fait les bouches bées » (p. 1224) – des pouvoirs de l’image. Proximité de l’image et du chant. Alain Croix insiste sur la l’omniprésence du thème de la mort dans la prédication. « En 1608 Le Nobletz offre à une pénitente noble une tête de mort ornée d’une magnifique perruque blonde frisée à la mode, et compose à son intention des “colloques” entre la pénitente et la tête de mort. » (p. 1231) – Il y a une véritable mise en scène baroque de la mort dans la prédication : en 1611, sur l’île de Batz, Le Nobletz « exhibe “au haut d’une croix rouge, qu’il fit paroistre tout à coup entre ses mains, une teste de mort ; et l’élevant et la faisant voir à tous ses auditeurs, y en a-t-il aucun d’entre vous, leur dit-il, qui espère que sa teste, qui est maintenant pleine de vie, puisse ne pas devenir au mesme estat que celle-cy ?” » (p. 1232 – Croix cite ici Verjus, le biographe de Nobletz) – Mais voici comment Nobletz paraphrase saint Paul : « Méprisez le monde, et renoncez à ses loix ; parce que le monde et toutes les choses du monde ne sont rien qu’une figure, qui passe bien-tost, et disparoist par la mort. Delivrez vostre coeur de la convoitise de tous les biens de la terre ; parce qu’ils sont perissables de leur nature, et que quand ils ne le seraient pas, il faudrait les quitter par la mort. Il continua cette mesme figure pendant la meilleure partie de son discours, finissant presque toutes ses périodes par ces paroles, Il faut mourir…” » Praeterit enim figura huius mundi. Quelle est donc cette « figure » du monde ? Il arrive aussi que les prédications aient lieu au cimetière. L’émotion est recherchée : auditoire effrayé, larmes, voire mouvements d’hystérie. Les missionnaires n’ont pas toujours été bien reçus : Nobletz était surnommé « le prêtre fou » et il subit des railleries, des injures et même des coups.
En conclusion, Croix explique qu’en Bretagne la culture du catholicisme tridentin s’est greffée sur une culture de la mort : « En insistant particulièrement sur la mort, sur les Trépassés, Maunoir suit certes un courant alors général dans l’Église, mais s’adapte aussi remarquablement à son public : son biographe souligne bien cette utilisation consciente d’une familiarité et d’un souci des trépassés particulièrement développés. Non seulement il n’y a pas ici la moindre résistance à la prédication de la mort, mais très certainement un appel, un goût pour tout ce qui touche l’au-delà […]. » (p. 1241) – « La rencontre entre le “catholicisme” traditionnel des masses, bien peu orthodoxe, et celui de l’Église tridentine se fait ici moins brutalement qu’ailleurs, en utilisant comme base d’un accord les trépassés. »

Samedi 17 mars 2012
Travaillé à la deuxième partie du livre sous le signe de l’espérance. La question du portrait. Relecture des passages de Devant l’image de Didi-Huberman sur la ressemblance. Bien sûr, le portrait préexiste à l’art chrétien. Mais le christianisme a converti l’art du portrait comme il a converti les portraiturés. Il y a là un point qui touche au réalisme. On pourrait suivre au fil de l’histoire de l’art une conversion analogue à celle que Auerbach relève au cours de l’histoire littéraire dans Mimésis, à savoir que l’art réaliste a partie liée, comme l’art littéraire, avec le procès d’incarnation et la promesse eschatologique. C’est ce que Didi-Huberman explique à sa façon lorsqu’il évoque la ressemblance comme « don ». Expression énigmatique mais riche d’épanchement du sens. Alors je tente une formulation de la ressemblance dans le portrait réaliste comme « don de soi ». Et même ceci qui contient peut être une intuition : la ressemblance imite le Christ dans sa charité. Vérité ou ineptie ?

Samedi 10 mars 2012
Travaillant sur la figure de la Vierge, j’éprouve le besoin de relire La Peinture, masque et miroir, de Jean-Marie Pontévia. Page 28, je m’arrête sur la question de l’« éblouissement », c’est-à-dire l’éclat, l’éclair que le regard ne peut soutenir. Pontévia explique justement que cet éblouissement procède d’une séparation des choses d’avec la lumière, comme si la lumière était alors perçue « en soi ». Je me demande si ce n’est pas là, dans l’ordre visuel, un équivalent de la « gloire » : le voile déchiré – la révélation/apocalypse – qui montre tout en interdisant le regard par sa violence lumineuse.
Mais j’étais surtout venu lire la conférence « Les filiations profanes de la figure de la Vierge à l’époque de la Renaissance ». Le texte s’ouvre sur la discussion du mot « figure » à propos de laquelle Pontévia renvoie à l’introduction de Fables, Formes, Figures d’André Chastel et en remettant la question. En revanche, il développe la question de la « Vierge-Mère », « cette figure monstrueuse qui commande tout le développement de la peinture en Occident » (p. 37). De fait, se trouver face à une Vierge en peinture c’est affronter un « oxymore visuel » : on voit une Vierge et on voit une Mère. C’est par cette impossibilité, cet irreprésentable ou encore cet interdit, qu’elle relève du sacré. Mais la Vierge oscille entre sa « virginité », comme dans l’ Annonciation, et sa maternité, comme dans la Nativité. Les représentations de la Vierge allaitant de l’art byzantin, Galatrophousa, se meuvent en Virgo lactans dans l’art occidental. Pontévia y voit « la suprématie de plus en plus affirmée du signe maternel. » Pour Hegel, le thème de la Mère à l’enfant est la représentation la plus spirituelle de l’amour. Cette mère allaitant a été refoulée durant tout le Moyen Âge occidental pour rejaillir, triomphante, au XVe siècle (se souvenir de La Madone à l’Enfant de Jean Fouquet). En Bretagne, voici cette magnifique Vierge allaitant de Gouézec. Pour l’histoire de l’art classique, la Renaissance est le temps où ressurgit après un long hiver, les forces naturelles du Printemps revivifié par Flore.  La Vierge allaitant de Gouézec exprime aussi ces forces de la nature mais ce n’est pas la divinité gréco-romaine qui survit en elle, plutôt quelque divinité locale. Cette Vierge-là a laissé tomber son austère manteau bleu qui lui encapuchonne le visage. Blonde et resplendissante, elle se montre telle qu’en elle-même dans sa robe rouge rehaussée d’or. Elle est plus proche d’une idole païenne et se confondrait avec la sainte locale Gwenn dont les trois seins allaitent les trois enfants qui lui sont nés.

Mardi 6 mars 2012
J’ai achevé la première partie du texte : « L’empire de la douleur ». À propos du sacrifice, rapprochement entre Exode 29 – 12 : « Tu prendras du sang du taureau et tu le mettras avec ton doigt sur les cornes de l’autel ; tout le sang tu le répandras à la base de l’autel » et La Légende de la Mort d’Anatole Le Braz : « Quand une maison neuve est en construction, l’on a pas plus tôt mis en place la marche du seuil que l’Ankou s’y vient asseoir, pour guetter la première personne de la famille qui la franchira. Il n’y a qu’un moyen de l’éloigner : c’est de lui donner en tribut la vie de quelque animal […]. Dans le pays de Quimperlé on immole un coq et on arrose les fondations avec son sang. »

Mercredi 29 février 2012
J’avance maintenant dans l’écriture du texte. Il y a toujours un « dieu caché » dans l’écriture en ce sens qu’elle est la trace d’une pensée enfuie. Toujours dans les Écrits sur la grâce de Pascal et toujours aussi peu d’empathie avec ce texte. La théorie du double délaissement me paraît une construction trop intellectuelle pour traduire la « prééminence du cœur ». Comment ces notions théologiques permettront-elles d’approcher « la grâce et la gloire » dans les œuvres de l’art chrétien en Bretagne ? C’est à voir.
En revanche, ce paragraphe de Simone Weil dans La Pesanteur et la grâce, p. 99 : « Souffrance, enseignement et transformation. Il faut, non pas que les initiés apprennent quelque chose, mais qu’il s’opère en eux une transformation qui les rende aptes à recevoir l’enseignement. / Pathos signifie à la fois souffrance (notamment souffrance jusqu’à la mort) et modification (notamment transformation en un être immortel). » Quand on dit que les œuvres d’art sont des supports d’enseignement de la religion on oublie leur dimension de participation à l’œuvre de conversion. Non pas objets de connaissance mais instruments du salut.

Jeudi 23 février 2012
À la lecture de Simone Weil, La Pesanteur et la grâce, je m’arrête p. 71 à cette phrase : « La chair n’est pas ce qui nous éloigne de Dieu, elle est le voile que nous mettons devant nous pour faire écran entre Dieu et nous. » La question du voile et de l’écran – la toile – est au centre de la religion chrétienne comme elle l’est de l’art chrétien. Il faut percer (stigmatiser) cette chair–voile pour accéder au face à face dans la dissolution de la chair. Le peintre lui aussi travaille une surface-voile qu’il s’agit d’effacer, notamment par l’illusion mimétique de la chair des corps. Cette phrase résonne de vérité si je la rapproche de la Véronique de Duparc de l’église d’Ercée : le voile sans empreinte. L’effacement.

Mardi 21 février 2012
M’arrêtant sur les larmes, je me souviens du passage d’Emmanuel Lévinas, Totalité et infini, p. 265 : cette larme qui vient en incidente sur la question du temps et de la mort dans les parages des mots « consolation » et « patience » : « […] car comment une seule larme pourrait s’oublier, comment la réparation aurait-elle la moindre valeur, si elle ne corrigeait pas l’instant lui-même, si elle le laissait échapper dans son être, si la douleur qui brille dans une larme n’existait pas “en attendant”, si elle n’existait pas d’un être encore provisoire, si le présent était achevé. » – Mais aussi Descartes, Traité des passions de l’âme où affleure, à travers les explications physiologiques, l’éradication moderne de la métaphysique. Discours scientifique qui ne dit rien : mécanique des glandes. C’est cette mécanique que Le Brun reprend dans sa conférence de 1668 : « Les changements que cause le pleurer sont très marqués, le sourcil s’abaisse sur le milieu du front ; les yeux presque fermés, mouillés et abaissés du côté des joues ; les narines enflées ; les muscles et veines du front sont apparents ; la bouche fermée ; les côtés abaissés faisant des plis aux joues. La lèvre inférieure renversée pressera celle de devant : tout le visage ridé et froncé ; sa couleur rouge, surtout à l’endroit des sourcils, des yeux, du nez et des joues. » Cela suffit-il à l’art ?

Dimanche 19 févier 2012
J’ai commencé la rédaction de la première partie, « L’empire de la douleur ». Relecture de « L’image comme déchirure » de Didi-Huberman dans Devant l’image. Tout est là d’un renouvellement du regard esthétique néo-kantien à un regard anthropologique (p. 220) : « […] il est urgent de penser la représentation avec son opacité, et l’imitation avec ce qui est capable de la ruiner, partiellement ou même totalement. Notre hypothèse fondamentale revient à situer sous le mot complexe et ouvert d’incarnation la puissance d’une telle déchirure. » Tout ce chapitre est lumineux. L’art chrétien est une imitation non seulement des apparences mais aussi d’un procès : imitatio Christi. (p. 222) « Notre hypothèse, formulée à son extrême, consisterait à supposer tout simplement que les arts visuels du christianisme ont cherché aussi à imiter le corps christique dans les termes mêmes où tel saint homme aura pu le faire : c’est-à-dire en imitant, par-delà les aspects du corps, le procès ou la “vertu” d’ouverture pratiquée une fois pour toutes dans la chair du Verbe divin. »

Mercredi 15 février 2012
Alors qu’Andrew perfectionne toujours le corpus d’images, je viens à La Pesanteur et la grâce de Simone Weil chercher quelques indices pour penser la troisième partie du livre. Je m’arrête à ceci p. 43 : « La nécessité est l’écran mis entre Dieu et nous pour que nous puissions être. C’est à nous de percer l’écran pour cesser d’être. » Thierry trouvera cela trop « théologique ». Mais, Dieu mis à part, c’est exactement ce que réalise l’art tel que nous l’entendons. Que l’on considère la métaphore de l’écran comme art de la peinture et l’on percevra exactement la portée de l’affirmation dans une acception « esthétique » : voir la peinture c’est aussi crever la toile des apparences matérielles et de la représentation pour s’anéantir dans…

Jeudi 9 février 2012
Toujours dans Pascal sur les questions de grâce auxquelles je ne comprends pas grand chose. Le télescopage de la foi chrétienne avec la rationalité à la française telle qu’elle s’écrit au XVIIe siècle donne des effets de raisonnement étonnants. Relisant aussi Dostoïevski je mesure comment la littérature russe accède sans hiatus au monde religieux. Revenir toutefois à cette fameuse pensée : « Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux ! » Profondeur du mot « vanité » et beauté du point d’exclamation. Le succès de cette pensée est sans doute dû à sa profondeur ramifiée. Elle dit en une formule si brève l’exacte nature de l’image moderne. Elle pourrait trouver place en exergue de la deuxième partie des Larmes et l’extase.

Samedi 4 février 2012
Avec le thème de la grâce (en peinture) voici revenir Pascal. Je lis dans L’Encyclopaedia Universalis que l’une des grandes affaires pascaliennes est la « conversion ». Si la « conversion » est d’abord se détourner pour se tourner vers, là encore théologie et art pictural se rejoignent. Pour Pascal la « conversion véritable consiste à s’anéantir » dans plus grand que soi (Dieu) via un médiateur. L’homme qui regarde l’œuvre d’art aussi se détourne du monde profane du commerce quotidien pour se tourner vers et même entrer dans un espace mental autre par le truchement de l’œuvre. Évidemment, Pascal ajoute à cette question de la conversion et de la grâce la notion de volonté humaine et divine : « Il est constant que ceux qui sont sauvés ont voulu l’être et que Dieu aussi l’a voulu. » Peut-il y avoir grâce sans « disgrâce » ? Nous voici loin de l’immanence spinozienne et tout proches du péché originel, de la rémission et de la rétribution. Cette tension est néanmoins visible à la surface des images chrétiennes.

Jeudi 2 février 2012
À la lecture de Maud Hamoury : « Alain Bourriquen fut chargé de “carnationner” les statues de l’église de Locquénolé » (p. 185) – L’art vaudou nous paraît bien étrange avec ses pratiques consistant à enduire les statues de matières telles que l’huile de palme ou du sang. Mais, que l’on s’efforce de sortir de l’évidence qui nous lie à l’art chrétien et la peinture dans l’église bretonne nous paraîtra tout aussi étrange. Par exemple, ces prescriptions pour peindre et dorer à l’église de Lamballe « l’image de s[ain]t pierre pape, la chape rouge avec des fillets d’or tout autour l’aube blanche la robe de dessous avec les grands viollets la couronne dorée et azurée le visage en couleur de chair et la marche pied verd, l’image s[ain]ct Jan baptiste la robe rouge et verd par embas et l’aigneau blanc et la pelure jaune la teste et les mains de carnation un filet d’or au bas de sa robe large. » L’incarnation par la couleur est ici le mobile de l’art ni plus ni moins que l’huile ou le sang possèdent leur signification propre dans la statuaire vaudou. De même que l’ajout des couches aux couches apporte une patine qui confère une valeur à l’objet, la superposition des couleurs sur les statues peintes de l’art religieux leur donne aujourd’hui un attrait esthétique plus fort : « L’étude de la polychromie d’une statue de Saint Antoine du XVIIe siècle, conservée dans l’église Saint-Armel de Ploërmel a révélé la présence de neuf surpeints sur la polychromie originale. » (p. 198)

Jeudi 26 janvier 2012
Religion mise à part, regarder la peinture est une question de foi.

Dimanche 15 janvier 2012
Schlosser rapproche aussi le portrait en cire de la photographie. Du moulage du visage dans la matière au moulage du visage dans la lumière. Cet aspect doit nous interroger dans notre recherche non des « choses » elles-mêmes – les œuvres de l’art religieux – mais des choses prises dans l’image. Reflets. À ce titre, l’opposition entre les notions développées par Schlosser de « forme existante » (Daseinform) et de « forme agissante » (Wirkungsform) est éclairante. La « forme existante » « objective, légale et conceptuelle » s’oppose à la « tromperie sensuelle du phénomène » dans la « forme agissante ». La survalorisation de la cette « forme existante » portée par le disegno est « un héritage caractéristique de l’esthétique classique depuis le platonisme. » (p. 155) – Notre projet, lui, est bien de mettre au jour par l’image et le montage, ces « formes agissantes » à l’œuvre dans les objets de l’art chrétien en Bretagne.

D’où vient ce malaise devant la figure en cire de Viviane ? Une attraction mêlée de répulsion. Cela tient à un excès de réalisme pathétique mêlé à notre conception idéaliste de l’art. C’est à partir du XVIIIe siècle que la cire à commencé à déchoir dans l’échelle du goût européen. Ainsi de la condamnation expresse de Schopenhauer, donnée au terme d’un développement où la séparation entre « forme » et « matière » est condition expresse de l’œuvre d’art – voici la citation donnée par Schlosser p. 166 : « Aussi cette séparation, cette division de la forme d’avec la matière prend-elle le caractère de l’œuvre esthétique, parce que son objet est de nous amener à la connaissance d’une idée (platonicienne). Il est donc essentiel pour l’œuvre d’art de donner la forme seule, sans la matière, et cela ouvertement et nettement.
Voilà pourquoi les figures de cire ne produisent pas d’impression esthétique et ne sont pas des œuvres d’art (au sens esthétique) ; cependant, quand elles sont bien faites elles produisent cent fois plus d’illusion que le meilleur tableau ou la meilleure statue ; en conséquence, si l’imitation illusionniste du réel était le but de l’art, elles occuperaient le premier rang. Elles semblent en effet donner non seulement la forme, mais aussi la matière, et font naître ainsi l’illusion qu’on a devant soi la chose elle-même. Ainsi, à la différence de la véritable œuvre d’art, qui nous mène de ce qui n’existe qu’une seule et unique fois, l’individu, à ce qui existe constamment et en quantités infinies, la forme pure, ou l’idée, la figure de cire nous donne l’individu lui-même, c’est-à-dire qui n’existe qu’une seule et unique fois, mais sans ce qui prête de valeur à cette existence passagère : sans la vie. Aussi la figure de cire provoque-t-elle l’effroi, comme un cadavre rigide. » Oui, il y a dans la figure en cire de Viviane une ambivalence entre vie et mort, comme dans l’image photographique. Dans sa postface à Histoire du portrait en cire, Thomas Medicus rappelle la parution du livre de Ernst Benkard, Le Visage Éternel, en 1927… l’année de la publication de Être et temps de Heidegger, réhabilitation de la métaphysique qui faisait de la mort le moment de vérité de l’être à soi-même.

Samedi 14 janvier 2012
Après quelques jours consacrés à rédiger les légendes des images retenues dans la maquette, je reprends mes réflexions sur l’effigie en cire de sainte Viviane visible à Fougères. Ainsi, notre livre pourrait dessiner une courbe, voire un cercle – qui n’est pas une forme chrétienne – conduisant de l’incarnation en peinture à la chair en cire. Car le problème de l’artiste n’est pas de résoudre une question théologique en image, de traduire un dogme, il est de donner forme à une pensée mêlée de sensation. Ainsi du portrait en cire. Dans ses commentaires à Histoire du portrait en cire de Schlosser, l’éditeur signale le texte de Kurt Schwitters à propos de la poupée de cire : « Le meilleur matériau pour représenter la peau humaine, c’est naturellement la cire colorée, de couleur rose. Elle donne à la chair (à savoir la cire) une transparence comme si c’était vivant. On évitera soigneusement de modeler aussi le costume du mannequin. […] c’est encore avec de vrais vêtements qu’on imite le mieux un costume. » Avec l’étude de Schlosser on entre dans la magie propre à la cire : « C’est dans l’Antiquité la plus obscure, en deux instances d’une civilisation déterminée par la religion, qu’est née la sculpture en cire ; dans les deux cas, elle apparaît porteuse de croyances transcendantes qui s’élèvent de l’univers offert aux sens de l’homme à un univers sublimé qui s’ouvre au-delà des sens. Ces croyances concernent la relation du vivant avec la divinité et celle du mort avec l’au-delà, le présent et la postérité : elles se matérialisent à la fois dans le domaine du culte votif et dans celui du rituel mortuaire. […] Ce sentiment du démonique explique que l’on atteigne mieux son ennemi par la magie de l’image ; la plasticité de la cire s’est toujours prêtée à cette fin […]. » Il y a bien, dans la statue de Viviane, une volonté de rendre la sainte « vivante », de la rendre à la vie. Une résurrection ? Oui, mais par la vertu de l’art. Cette statue funéraire, ce gisant de cire est-il unique en Bretagne ? Une morte qui se présente comme vivante. Étrangeté anthropologique que le geste de substituer une œuvre d’art à un cadavre. Pour Schlosser, après la tradition des portraits antiques, le plus ancien masque mortuaire moulé en cire serait celui d’Isabelle d’Aragon, jeune reine morte accidentellement d’une chute de cheval en Calabre en 1271, « pendant le long et triste voyage de retour qui avait suivi la croisade et la mort de saint Louis, à Tunis. » (p. 42) – Selon Schlosser, c’est l’empreinte de ce masque que l’on peut voir dans la sculpture de la reine sur son tombeau à la cathédrale de Cosenza. Mais cette interprétation est contestée. Ici il n’est pas question d’un moulage « au naturel » mais peut-être du moulage d’une image mentale, celle du cadavre de la sainte en une apparition contre la mort. Cette victoire définitive sur la mort que promet le Christ et que réalise – provisoirement – l’art.Or, cette apparition prend ici la forme d’un naturalisme extrême – un hyperéalisme – qui laisse une impression de gêne.

Page 123, sur un autre fil, Schlosser donne cette remarque : « De l’église médiévale – cet organisme qui contenait tout – on constate qu’un membre se détache [le portrait individuel] qui devient “profane” […]. » Sans doute l’église en Bretagne est-elle restée longtemps encore « cet organisme qui contenait tout ». Portrait mais paysage également. Je songe au paysage de Saint-Pol-de-Léon dans La Donation du rosaire, tellement pris dans le tissu serré de ce tout architectural, artistique, cultuel et finalement global constitué par l’église : un monde en soi. Une image de la cité céleste.

Lundi 2 janvier 2012
Hier et aujourd’hui, à la lecture d’Histoire du portrait en cire de Julius von Schlosser, je tourne autour de la figure de sainte Viviane exposée dans une châsse de bois et verre dans la chapelle des tanneurs de l’église Saint-Sulpice à Fougères. Assez peu d’informations relatives à cet étrange objet sur le Web. On apprend que la châsse a été offerte en 1850 par le pape Pie IX. Ainsi on lit que les ossements de la sainte martyrisée en 363 avaient été retirés des catacombes romaines. Une petite urne en cristal renferme de la terre imbibée de son sang. J’aimerais connaître l’histoire de cet objet. La châsse elle-même comporte l’inscription : « Ste Viviane Martyre des Catacombes de Rome ». Quoi qu’il en soit, c’est l’image elle-même et son impact qui nous ont retenus, immédiatement, Thierry et moi, pour décider de l’associer au montage des Larmes et l’extase. En un sens, cette image a peut-être décidé du livre. Elle véhicule bien sûr cette aura de chair et de mort transfigurées dans la grâce qui fait l’un des attraits essentiels de l’art chrétien. Les traits de la vierge martyrisée, la légère inclinaison de son visage, ses yeux mi-clos, ses petites lèvres roses, associés aux cheveux blonds qui débordent de sa coiffure, aux vêtements de satin blanc et de velours rouge, ont une puissante charge de présence. La technique du portrait en cire contribue fortement à cet effet. Ainsi, que ce portrait de Viviane ait trouvé sa place à la fin du montage imagier des Larmes et l’extase apparaît parfaitement logique. Le montage du livre dessine ainsi un cycle qui va de la chair du Christ (la question de l’incarnation en peinture qui est le propre de la peinture chrétienne) à la chair de la sainte morte vierge, dans l’attente de son « Époux », figurée en cire, c’est-à-dire nous apprend Schlosser un substitut de la chair : réfléchissant sur le mot « cire », il stipule que l’italien cera dériverait du français « chair » (cara).

Vendredi 30 décembre 2011
L’art chrétien dans toute sa grandeur est celui du Moyen Âge. Telles était la conclusion d’Émile Mâle au terme de ses études sur les XIIIe et XIIe siècles. Pourtant, il écrit ensuite L’Art religieux après le Concile de Trente et reconnaît que cet art chrétien connaît un renouveau dans la période du XVIe  jusqu’au XVIIIe siècle. Oui, sans doute l’art chrétien est-il à son apogée au Moyen Âge. Mais assurément, la séparation de la Réforme a assuré une nouvelle puissance au monde chrétien : son hégémonie autour de la planète s’est peut-être faite dans ce déchirement même. Sur le plan des images, le Concile de Trente a contribué à renouveler non seulement l’art mais aussi l’humanité qui l’utilisait comme vecteur de sa foi. Il faut revenir aux premiers temps du christianisme, au Ier siècle, quand les chrétiens sont apparus aux yeux des Romains comme une catégorie inédite d’êtres humains. Le souffle de la Contre Réforme et les tensions avec le protestantisme ont participé au renouvellement de l’humanité – celle qui appert avec les « grandes découvertes » ou conquêtes de l’Occident chrétien – une nouvelle humanité dans la continuité de celle des premiers temps chrétiens, en voie de conversion intégrale. La partie qui se joue dans la Bretagne des XVIIe et XVIIIe siècles participe de cette « conversion intégrale ». Le mode opératoire en fut la mission sous toutes ses formes. Et de même qu’au Moyen Âge l’un des mode fut la lecture « typologique » de l’Ancien Testament – ce travail figuratif sur les textes dont traite Auerbach – qui permit de dépasser la Loi dans la foi, de dépasser l’héritage juif dans l’accomplissement de la promesse chrétienne, la Contre Réforme poursuivit à travers les images le travail de figuration – ou d’incarnation – à l’œuvre depuis l’événement originel de la vie du Christ. Ainsi, dans l’introduction de Retables baroques de Bretagne et spiritualité du XVIIe siècle, V.-L. Tapié note : « Il appartenait donc aux évêques […] de faire entendre au peuple que la divinité ne peut être que figurée, afin de devenir accessible aux regards et à l’entendement. » Je m’arrête évidemment sur le terme « figurée », la « figuration » étant en effet  la seule voie offerte aux images de la « conversion intégrale » dans ce travail de mission, du Japon de François-Xavier à la Bretagne de Maunoir. Dans La Peinture religieuse en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe siècles, Maud Hamoury explique que les consignes du Concile de Trente furent relayées dans l’Ouest de la France à l’occasion du synode de Tours de 1583. Mgr Langelier, évêque de Saint-Brieuc (1564-1595), édicta dans un article consacré aux images De veneratione reliquiorum et imaginibus que “les églises ne doivent pas être ornées de peintures frivoles et inutiles, mais de scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament afin que les illettrés puissent se remettre en mémoire de manière visuelle, les saintes écritures.” » (p. 23)

Lundi 26 décembre 2011
À propos du Chien de Goya, p. 360 Daniel Arasse cite Goethe sur la différence entre « allégorie » et « symbole » : « L’allégorie transforme l’apparence en un concept, le concept en une image, mais de façon que le concept dans l’image reste délimité, se laisse saisir et posséder intégralement, et puisse ainsi être énoncé. Le symbole transforme l’apparence en idée, l’idée en une image, mais de façon que l’idée dans l’image reste toujours éternellement active et hors d’atteinte. » Telle est la conception romantique du symbole. Baudelaire et mieux encore Benjamin ont une autre conception de l’« allégorie ». Difficulté de dire l’image poétique.

Dimanche 18 décembre 2011
Je repense à la qualité « picturale » des lambris peints. La visibilité des planches. Les repeints. La patine du temps. Tout cet aspect matériel participe de l’esthétique de ce type d’œuvres liées à l’architecture par la forme courbe de la voûte. Le passage du temps et les reprises successives les apparentent à ces œuvres anonymes, consacrées par le groupe humain qui les utilise à travers les générations : masques de cérémonie, statuettes enduites d’huile. Arasse, toujours en quête du « détail iconique » s’intéresse, pages 261-262 au Christ mort de Holbein. Comment le peintre « a fait les ongles » du Christ. Ainsi, se trouve relancé le paradoxe de la peinture qui « dévoile » (révèle en une apocalypse visuelle) tout en recouvrant – qui s’efface en montrant son geste de peindre : la touche, la trace. Or, la fascination exercée par ce détail des pieds du Christ, cette jouissance iconique du détail, contrecarre la finalité dévote de l’œuvre. Ou plutôt, n’est-ce pas cette tension entre jouissance d’art et dévotion religieuse qui fait le « génie » de la peinture religieuse occidentale et peut-être de la peinture occidentale tout court ? « Les plaies du Christ fascinent par le bleuissement des chairs ; mais celui qui regarde pense-t-il aux souffrances du Christ, ou se perd-il dans la contemplation d’un pourrissement picturalement suggéré, dans une jubilation du regard pris à l’invisibilité de la matière picturale dans ce qui est pure représentation d’une matière qui se défait ? » (page 263) – Comment était vue la matière picturale de la chair blanche du Christ perlé de sang de Mûr-de-Bretagne ? Celui que contemplait mon arrière-grand-mère lorsqu’elle allait prier à l’église. Une jouissance de la chair exposée mêlée à la souffrance du sacrifice.

Vendredi 16 décembre 2011
À la recherche de l’extase en peinture. Qu’est-ce qui pousse le spectateur à se rapprocher du tableau ? C’est la question que pose Daniel Arasse p. 233. Il nomme ainsi un « événement de peinture » repérable dans les tableaux. L’irruption du « pictural » sur la surface peinte. Ce que Didi-Huberman nomme le « symptôme » ou encore le « visuel », par exemple dans le détail des fils rouges de La Dentellière de Vermeer : là où se rencontre l’art du peintre et les forces inconscientes à l’œuvre dans l’image. Arasse appelle les textes de Claudel (Introduction à la peinture hollandaise), des Goncourt, et de l’inévitable Proust avec l’épisode de la mort de Bergotte devant le « petit pan de mur jaune » de la Vue de Delft. Moins connue est la volonté signalée de Rilke voulant « devenir » les deux pommes posées sur le rebord de la fenêtre dans La Vierge de Lucques. Il faut interroger cette jouissance du détail qui pourrait tenir au plaisir de défaire l’ensemble raisonnable, équilibré, maîtrisé du tableau, dans une fête de l’oeil – et de l’âme – où le sens ouvre sur l’« insensé ». Revenant avec Bataille sur l’image du supplice : lui aussi se saisit en détail : l’expression du visage du supplicié, l’horreur de son torse ouvert, les regards exorbités ou impassibles des spectateurs. « Qu’une image de supplice me tombe sous les yeux, je puis, dans mon effroi, m’en détourner. Mais je suis, si je la regarde, hors de moi… La vue, horrible d’un supplice ouvre la sphère où s’enfermait (se limitait) ma particularité personnelle, elle l’ouvre violemment, la déchire. » (vol. V p. 272) – Cette image de supplice est aussi bien celle de la Passion ou du saint martyrisé de la peinture en Bretagne. L’œil parcourt en détail l’image et s’arrête là où sur la scène fait irruption l’« événement » historique et pictural qui emporte au-delà de soi. Extase.

Samedi 10 décembre 2011
Après avoir posé un premier état des « pré-textes » du livre, j’hésite à faire une pause vers d’autres territoires du mal. La photo de Nick Ut sur la route de Trang Bang le 8 juin 1972 par exemple. Demain, je verrai Thierry et nous ferons un état de nos travaux suite à sa rencontre avec l’éditeur. Un certain désordre. Lecture du livre de Juan Asensio. Puis celui de François Bizot, Le Silence du bourreau, qui a touché l’horreur, et peut aussi donner un enseignement sur la douleur.
Une interview de Didi-Huberman à France Culture et quelques pages d’Aby Warburg sur les fresques de Schifanoia montrent quel bonheur il y aurait à étudier de la sorte les peintures du cycle de saint Mériadec à Stival. Plus théoriquement, j’avais noté qu’Arasse, p. 208, renvoie à l’article d’Émile Benvéniste, « La notion de “rythme” dans son expression linguistique ». J’ai eu la curiosité de le relire. Il me semble que la notion de « rythme » fait signe vers celle de « figure ». Benvéniste commence par démentir l’explication traditionnelle de l’origine du mot grec rhuthmos comme dérivant du mouvement des flots marins. Ensuite, il montre comment, chez Aristote en particulier (Métaphysique), la notion de « rythme » est liée à celle de forme (proche de « schéma » et eidos). Bref, « rythme » est pris dans une concrétion de sens signifiant « forme » ou plus précisément, à partir de l’étymologie de ses composantes, « manière particulière de fluer » ou « forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide. » C’est seulement Platon qui précise la notion de « rythme » en la rapportant à l’art des intervalles dans la musique. Mais sans doute y a-t-il au cœur de cette forme douée de mouvement, une parenté fondamentale avec la « figure » qui elle aussi saisit du mouvant dans l’instant.

Vendredi 2 décembre 2011
Dans son passage sur le « hors champ », Daniel Arasse s’arrête sur le dispositif de L’Amour à la fontaine sur un tableau du Caravage (p. 208). Il est vrai que c’est un tableau qui réfléchit au sens propre le pouvoir d’une image : le cadre, la flèche débordant du cadre, le trouble entre la scène « réelle » et la scène « représentée », le reflet défiguré de l’Amour dans l’eau : « […] ce scénario fait surgir le tableau comme signe non pas du monde qu’il représente, mais de l’opération même de tout tableau. » Et même comme manifestation visuelle de la naissance de toute image. Ici je rapproche ce tableau d’un passage de Bossuet cité par Juan Asensio dans La Littérature à contre-nuit : « La nature a quelque chose de plus délicat : voici dans de claires eaux, et dans un miroir, un nouveau secret pour prendre et faire image. Il n’y a qu’à présenter un objet, aussitôt il se peint lui-même, et cet admirable tableau ne dégénère en aucun endroit de l’original : c’est en quelque sorte l’original même. Cependant, rien ne dépérit, ni à l’original ni à la glace polie où il s’est imprimé tout entier. Pour achever ce portrait, on a pas besoin du secours du temps, ni d’une ébauche imparfaite ; un même instant le commence et l’achève, et le dessein, comme le fini, n’est qu’un seul trait. » Revenir pour ainsi dire à la source de toute image.

Jeudi 1er décembre 2011
Credo : les œuvres de l’art excèderont toujours le discours sur elles.

Samedi 26 novembre 2011
Ce matin, séance avec Thierry au téléphone pour revoir le montage imagier qui prend forme. Prendre forme. C’est bien de cela qu’il s’agit. Cet après-midi, entrée dans la rédaction. Ses balbutiements. Avec Auerbach, je tourne autour de la notion de « figure ». Quand il est dit que le Verbe s’est fait chair, s’exprime une telle « figure » : l’incarnation est peut-être la figure par excellence. La figure est une allégorie historique – si ce n’est pas là un oxymore – qui a la force d’une preuve, à laquelle la foi peut adhérer. Telle est la force de l’image chrétienne : sa vertu de persuasion événementielle – sa capacité à montrer : cela a été. Cela qui pourtant relève du miracle. Ce qui pourtant est incroyable. Figurer la douleur au-delà de l’imaginable. Il est écrit sous une Crucifixion du XVIIe siècle de la chapelle de Saint-Herbot : « o vous tous passans arrestez vous et voyez sil est une douleur semblable a la mienne ». Figurer l’attente même. Figurer bien sûr le miracle de la Grâce. Voir sa face – sa Gloire. Tout cela, l’art chrétien le montre. Et nous y croyons. Les images n’illustrent pas seulement cette croyance, elles la suscitent, elles la façonnent, elles lui donnent sa forme. En un sens, toutes les figures religieuses sont figures de l’attente. Attente de la Révélation. De voir Sa face. Ainsi, ces supports de la foi sont devenus des images de l’art offertes à la délectation esthétique. Mais il faut interroger cette attirance continue, reformulée de l’art chrétien en Bretagne. Quelle force pousse les visiteurs du patrimoine vers les chapelles ?

Vendredi 25 novembre 2011
Lecture d’Alain Croix : la culture macabre. Pourquoi les études historiques de la fin des années 1970 et les années 1980 ont-elles été autant tournées vers la mort ? Philippe Ariès, Michel Vovelle, Jean Delumeau également. Sans doute parce que ce moment a été celui où la mort a été évacuée en douceur de la vie.
Lecture de Daniel Arasse, suite. Bonheur de revenir à l’histoire de l’art. Image(s), ma primitive passion.
Thierry avance dans le montage des images, Andrew prépare de nouvelles prises de vue, je tourne autour de la notion de « figure ». Joie de créer un livre. Réussite ou échec, tout sera affaire de circonstances comme disent, paraît-il, les Chinois.

Dimanche 20 novembre 2011
De la Passion comme sacrifice et du lien entre le sacrifice de la Passion et l’image : « Une fois pour toute consommé sur la croix, le sacrifice fut de tous les crimes le plus noir : s’il est renouvelé c’est en image. » (Bataille, L’Expérience intérieure, Oeuvres complètes, vol. V, p. 156)

Samedi 19 novembre 2011
Lecture des Actes des apôtres. Lapidation d’Étienne. À l’affût des manifestations d’extase, je constate que celle d’Étienne a lieu durant son procès, à la fin de sa plaidoirie : « Ah ! dit-il, je vois les cieux ouverts et le Fils de l’homme debout à la droite de Dieu. » J’associe la lapidation d’Étienne au Martyre de Généfort de l’église Saint-Jean de Lamballe. D’où vient ce saint ? On trouve sur Internet un Généfort en Berry, évêque d’origine écossaise, ancien abbé de Saint-Symphorien de Bourges, martyrisé vers 306 en Catalogne. Rien dans La Légende dorée ni dans le répertoire des saints de Bretagne. Comment a-t-il fait l’objet d’une commande de tableau pour la paroisse de Lamballe ? Toujours est-il que la scène de son martyre associe la lapidation comme Étienne au transpercement de flèches comme Sébastien.

Jeudi 17 novembre 2011
Sous le Christ de la Passion se profile l’icône byzantine. L’image qui pleure. L’image qui saigne. Arasse développe le sujet des Arma Christi, ces « portraits » du Christ entouré des instruments de la Passion. Le détail permet en effet de « portraiturer » le Christ de souffrance. La Véronique constitue également un « portrait » du Christ. Tel est le cas pour la crucifixion de Bignan cadrée en buste, tel est le cas de la Descente de Croix de Lamballe en plan serré : malgré sa nature de copie, elle a presque la beauté de l’Ecce Homo attribué à Titien. Tel est le cas du Christ sanglant de Mûr-de-Bretagne. Toutes ces images ainsi cadrées, isolant la figure du Christ des autres protagonistes ainsi que de la situation, en font des « portraits ». Arasse cite à ce propos Hans Belting : « le portrait du Dieu mort » ou le « portrait de la Passion » (p. 104). Le « “portrait” ou l’être-là présent d’un mort pris sur le vif. » Voir par ailleurs ce que Belting dit de l’image comme relation aux morts (Pour une anthropologie des images) – Le portrait du Dieu mort est aussi le portrait du sacrifié.

Remarques sur l’impact affectif de la présence du donateur dans l’image. Il est significatif qu’à ce sujet le mot « attente » vienne sous la plume d’Arasse. Nous avons nous-mêmes relié ces donateurs au thème de l’« espérance » : vitrail de Moncontour. Peut-être n’insistons-nous pas suffisamment sur cet aspect de la relation entre donateur et personne sainte. Pour le fidèle, le donateur dans l’image est un intercesseur. Il est, lui aussi, un « vecteur de pathos ». Ce dispositif produit un « effet de réel » et amenuise la séparation entre l’espace de la vie et l’espace de l’image. Il invite (ou conduit) le fidèle (et le spectateur d’art après lui) dans l’espace du sacré : lui aussi peut toucher les plaies du Christ. Dès lors l’image peut bien pleurer ou saigner : elle est vivante. Mais revenons à la notion d’attente : l’image énerve la tension du dévot vers Dieu en la reconduisant sans cesse à son point d’origine. Page 107 : « L’attente du dévot est celle d’une image qui porte souvenir d’une apparition réputée vivante, et qu’il doit à son tour rendre vivante par l’acte même de sa contemplation, au point de s’y faire représenter, portrait d’un vivant coprésent au portrait du Dieu mort. » Tel est le thème du Christ de pitié. Sous sa Pietà de Brera Bellini écrit : « À peine ces yeux gonflés de larmes pousseraient-ils des gémissements, l’œuvre de Giovanni Bellini pourrait pleurer. » La recherche de l’affect dans l’image est bien liée à son « réalisme » (Auerbach). Elle supporte un exercice spirituel à travers une dramatisation de la Passion ainsi que l’exprime Georges Bataille (L’Expérience intérieure p. 138) : « Dramatiser est ce que font les personnes dévotes qui suivent les Exercices de saint Ignace. Qu’on se figure le lieu, les personnages du drame et le drame lui-même : le supplice auquel le Christ est conduit. Le disciple de saint Ignace se donne à lui-même une représentation de théâtre. Il est dans une chambre paisible : on lui demande d’avoir les sentiments qu’il aurait au Calvaire. » D’ailleurs, Bataille évoque quelques lignes plus loin les fameuses photos du supplice chinois. Ici, il faut replacer le corpus iconographique aux murs des églises de Bretagne avec la pratique directe des mystères. Avec les images que suscite le prédicateur dans son sermon. Mais l’espace de l’église est aussi une « chambre paisible » pour la communauté où se joue le drame principal. Seul ou ensemble. Pour revenir à la peinture et à son réalisme, à son « impact figuratif », Alberti lui-même fait du personnage intercesseur un procédé en plaçant dans l’image un personnage qui « t’invite par ses gestes à rire ou à pleurer avec lui. »
Par ailleurs : peut-être n’avons-nous pas suffisamment non plus regardé le détail des gestes. Et aussi : ces quelques éléments de nature, de végétaux qui apparaissent au pied du mendiant de Saint-Mériadec de Stival sont une célébration de la création.

Dimanche 13 novembre 2011
Travaillé avec Thierry sur le déroulement des images les unes après les autres. Les unes dans les autres. Le rapprochement du voile dans la Véronique de Gilles Duparc à Ercée, vide de toute empreinte, et celui de la Mise au tombeau de Saint-Thégonnec, imprimé du visage du Christ, le personnage de Véronique détournant le visage, tenant le linge au bout de ses doigts, avec une expression presque de dégoût, me ravit.

Lecture croisée du Traité des passions de Descartes et de L’Expérience intérieure de Bataille. Descartes conçoit les passions dans l’absence de Dieu. Expliquer les passions par la mécanique physiologique revient à en donner une simple description dynamique. Bataille, justement, écrit un passage sur Descartes, p. 123 du vol. V des Oeuvres complètes : comment la pensée discursive se coupe de la connaissance comprise comme accès au non-savoir. Il y a là, dans la question de la connaissance, celle qui inaugure l’expulsion de l’Eden, une vérité à approcher. Descartes se place dans le projet de l’« utilité pour la vie » : comme Lévinas, comme Rosenzweig, comme Spinoza peut-être, Bataille pense à l’inverse que l’existence précède la connaissance.

Mais je m’arrête à un autre passage de Bataille propre à éclairer (de la lanterne que ce fou braque sur les choses d’une manière inédite pour reprendre une expression de lui utilisée ailleurs) notre recherche : « De l’angoisse à la gloire » (p. 441). L’angoisse, selon Bataille, « rompt les barrières de l’isolement » et même : « Lorsque l’objet qui la provoque est le même pour tous, elle rapproche étroitement les hommes. » Cet objet, n’est-ce pas le sacrifice ? À commencer par celui du Christ.

« Mais combien vaine est cette science qui a le sacré pour objet et qui se borne à le connaître aussi grossièrement que le physiologue qui ne connaîtrait de la vie que la table de dissection. » Ou encore : « Il n’y a pas d’issue et la communication de l’angoisse – qui a lieu dans le sacrifice – n’est pas la solution mais l’introduction et le maintien du déchirement dans le centre même, dans le cœur de la cité humaine. » Je m’arrête au mot « déchirement » : « déchirée », telle est la texture des tableaux de Grünewald dont les images sont des équivalents de ce que tente d’exprimer Bataille. Rejoignons ici la lecture d’Arasse : « L’affect dévotionnel que vise Grünewald […] se fonde sur le détail exacerbé de la souffrance christique, sur l’horreur exhibée de ses marques physiques. On a observé que chez lui, l’attention au détail de la déchirure s’accentuait avec le temps, allant jusqu’à s’emparer du tissu qui couvre le Christ ou du bois de la Croix dont l’écorce tend progressivement à se détacher […] » Au moment suprême, ne se produit-il pas un déchirement du voile ? Une esthétique de la déchirure est inhérente au voile, au drap, à la toile, à l’écran (Fontana) comme image ou support de l’image de la chair. Et, en effet, comment véritablement comprendre le sacrifice dans l’orbe de la seule raison ? Il faut ici revenir à l’essai d’Henri Hubert et Marcel Mauss, duquel Bataille a tiré le commencement de sa théorie sur le sacrifice : « La victime est l’intermédiaire par lequel le courant s’établit. Grâce à elle, tous les êtres qui se rencontrent au sacrifice, s’y unissent. Toutes les forces qui y concourent s’y confondent. » Mais le courant de quoi ? Bataille répond par un mot surgi de l’existence : l’angoisse « Le sacrifice est la communication de l’angoisse. » Mais la gloire ? Or, voici que « l’angoisse communiquée se change en gloire » (p. 444). D’où la proximité de la gloire et des armes. Et cette étrange phrase : « Il te faut donc t’abandonner à ton destin ou plus exactement accepter qu’il te conduise à la gloire. »

Jeudi 10 novembre 2011
Suite de la lecture de Daniel Arasse. Page 86, passage sur la peinture de dévotion. Rappelle trois fonctions de la peinture religieuse : « Instruire les ignorants de ce qu’il doivent suivre, rappeler les vérités de la foi, émouvoir la compassion par les souffrances des martyrs ou la joie par la gloire des bienheureux. » Par l’attention portée au détail, la peinture de dévotion privilégie le pathos au service de l’affectum devotionis – qu’il traduit par « affect dévotionnel » – : insistance sur les plaies du Christ, les larmes, les marques physiques de la souffrance. Rapprochées de la théorie d’Auerbach sur le « réalisme », on a ici un indice supplémentaire de la convergence entre « théâtre de la douleur » et théologie de l’incarnation. Il cite ce passage extraordinaire de la bienheureuse Battista Varani (1458-1527) : « Celui qui désire goûter la passion du Christ ne doit pas se contenter de promener sa langue sur le bord extérieur du vase, c’est-à-dire les plaies et le sang qui adhérent à ce vase sacré de l’humanité du Christ […]. Qu’il entre dans ce vase même […] et il sera rassasié, au-delà même de ses désirs. » Mais ces détails « accélérateurs de pathos » peuvent prendre la forme de détails simplement « réalistes », comme par exemple les quelques cheveux débordant du voile dans La Vierge de l’Annonciation d’Antonello de Messine. Se pourrait-il que l’art « réaliste » soit par lui-même vecteur de ce pathétique chrétien ? En mettant l’accent sur les détails de ces œuvres, Les Larmes et l’extase accomplit en quelque sorte une opération supplémentaire d’accès au détail : l’œil de l’image renforce l’effet initial porté par l’œuvre. Mais ce regard rapproché de l’art sacré en Bretagne met aussi en évidence la picturalité ou la sculpturalité porteuses de ce pathos. En ce sens il le met aussi à distance : nous ne participons plus véritablement à la souffrance portée par ces images. Nous en avons une jouissance esthétique. Et pourtant, cette jouissance esthétique est-elle vraiment « pure » ? Nettoyée des affects religieux ? Nous sommes surpris parfois d’un sentiment, d’un trouble, d’un accès à ce qu’elles véhiculent en propre, je n’ose pas écrire : leur message.

Mercredi 9 novembre 2011
À la lecture de Daniel Arasse, p. 49 : je m’arrête sur le Ravissement de saint Paul de Poussin au regard de l’Assomption de la Vierge de Saint-Thégonnec. Cette assomption est évidemment inspirée de celle de Poussin. Ce que Le Brun a donné comme exégèse du Ravissement de saint Paul doit être rapproché de ce tableau : « Tout y est susceptible d’explication et de “compte rendu” ; au prix d’une casuistique remarquable, chaque détail de geste et de couleur trouve un sens théologique ou mystique précis. Non seulement chacun des trois anges figure “trois différents états de grâce […] prévenante et efficace […] concomitante et aidante […] abondante et triomphante “, chacune se distinguant par la couleur des robes, mais chaque geste a un sens mystique précis, appuyé sur une référence textuelle : “La jambe du saint qui descend en bas exprime le penchant que le saint avait au péché comme il le dit lui-même en plusieurs endroits […]. La main de l’ange qui soutient la jambe de ce saint représente le secours de la grâce lorsqu’il était prêt de tomber comme il l’exprima par ces paroles : “Ma grâce te suffit, car la vertu se perfectionne dans la faiblesse”. » La même « casuistique » est à l’œuvre dans l’Assomption de Saint-Thégonnec. Une interprétation semblable a-t-elle été faite de l’Assomption de la Vierge de Poussin ? Voir peut-être Louis Marin.

Mardi 8 novembre 2011
À la lecture de Daniel Arasse, Le Détail, et de Erich Auerbach, Figura : la vision rapprochée a le pouvoir de rejouer les figures à l’œuvre dans le tableau.

Dimanche 6 novembre 2011
Fin de la lecture d’Éthique. Ainsi : « Et pourtant, nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels. » Si l’examen des affects peut nourrir notre réflexion sur les passions exprimées dans les images de l’art sacré en Bretagne, la fin d’Éthique débouche sur le simple et joyeux réglage du comportement individuel dans la « vraie vie ».
Revenons un instant sur ce que Spinoza dit de l’image. Il y a une méfiance vis-à-vis de l’image et de l’imagination : (p. 130) les hommes « imaginent les choses plus qu’ils ne les comprennent. » Spinoza invite à distinguer le réel (les choses) de l’idée que l’on s’en fait (les images dans l’esprit). C’est page 157 qu’il donne ses définitions qui correspondent à celles du sens commun : « Pour conserver les termes habituels, nous appellerons désormais images des choses [imagines rei ou images produites par l’imagination] les affections du Corps humain dont les idées nous représentent les choses extérieures comme présentes, bien qu’elles ne restituent pas les figures des choses [figura rei ou reproductions fidèles de l’objet] . » Il est notable que vienne ici le mot « figure ». Dans l’art chrétien, les objets représentés ne sont pas des « produits de l’imagination » mais des « figures », c’est-à-dire des représentations d’événements réellement advenus, « incarnés », et comme tels moteurs de la foi – moteurs : émouvants – fondés sur l’ « émotion », exprimant des « passions ». Car c’est l’expression des passions qui manifeste, qui rend visible la foi. Du reste, cette manifestation de la foi advient dans le martyr qui en témoigne. Cette visibilité de la foi dans l’image n’est pas de l’ordre de la fiction mais surgit de l’événement lui-même : cela s’est passé.
Cependant, Spinoza ne condamne pas l’imagination en tant que telle, au contraire elle est une puissance de l’esprit : si, en même temps qu’il imagine l’esprit sait que ce qu’il imagine n’existe pas, alors l’imagination est une vertu (p. 158). Il dénie que l’image (le produit de l’imagination) puisse, à elle seule, être support, vecteur ou moyen de connaissance. Pour lui, image et connaissance sont de deux ordres différents. Cependant, comme l’indique Misrahi, raison et imagination « sont ensemble indispensables à “la vraie vie de l’esprit”. »

Mercredi 2 novembre 2011
Après un week-end de Toussaint consacré, pour la lecture, à Au-dessous du Volcan, retour à Spinoza. Misrahi confirme (p. 552) : « Pour Spinoza, le judaïsme est une législation pour un État, enrichie d’un appel simplement moral à la justice et à la charité ; il n’a donc de validité que pour un État juif. Le christianisme, de son côté, n’est que la poursuite de cette exhortation simplement morale ; cette exhortation a une portée désormais universelle […]. » C’est cette position de Spinoza que condamnera Hermann Cohen en revendiquant l’universalité du message juif. Mais cette question est annexe par rapport au sujet des affects. Entrons dans la cinquième partie dont Misrahi indique le but contenu dans la proposition 36 : salut, béatitude, liberté : « […] ces trois termes étant métaphorisés par le terme Gloire (Gloria). » La gloire est-elle une métaphore ? Le reflet de Dieu dans la création. Oui, une image.

Mardi 1er novembre 2011
Au regard des premiers montages de Thierry, j’ai achevé un inventaire documentaire « à la diable » des lieux et œuvres de Bretagne susceptibles de figurer dans le livre.
Quelques notes prises au vol d’une émission consacrée il y a quelques jours sur France Culture à la douleur. Voir Descartes mais aussi Wittgenstein. Et Simone Weil pour la douleur comme voie de transcendance. La douleur est une expérience paradoxale : elle relève de la personne dans sa maîtrise, son apprivoisement (Descartes), ce qu’elle révèle dans une métamorphose de soi (rites d’initiation) ; mais elle dé-personnalise, elle renvoie à un impersonnel (Wittgenstein). La souffrance comme témoignage (martyr) – la douleur comme signe de l’incarnation (la place du corps).

Mardi 25 octobre 2011
Sur la voie de l’extase en relisant L’Expérience intérieure de Georges Bataille, je rencontre la douleur (p. 61) : « L’imitation de Jésus : selon saint Jean de la Croix, nous devons imiter en Dieu (Jésus) la déchéance, l’agonie, le moment de “non-savoir” du “lamma sabachtani” ; bu jusqu’à la lie, le christianisme est absence de salut, désespoir de Dieu. » Georges Bataille est comme un vivant enfermé dans un caveau et frappant les parois dans le noir.

Dimanche 23 octobre 2011
Continuation de l’inventaire des lieux et des œuvres.
Lecture de Spinoza, entrée dans la partie IV d‘Éthique sur la servitude humaine. Page 291 : « Nous appelons bien ou mal ce qui est favorable ou opposé à la conservation de notre être, c’est-à-dire ce qui accroît ou réduit, seconde ou réprime notre puissance d’agir. Ainsi donc, en tant que nous percevons qu’un objet quelconque nous affecte de Joie ou de Tristesse, nous l’appelons bon ou mauvais. » Voilà une critique de la morale qui anticipe Nietzsche. Ce que confirme Misrahi : « Cette proposition 8 est la critique explicite de la conception traditionnelle de la morale. Pour Spinoza il n’existe pas de connaissance du bien et du mal parce qu’il n’existe pas de réalité objective qui puisse constituer le bien et le mal. […] Il convient de rapprocher cette proposition 8 de la proposition 68 : “Si les hommes naissaient libres, et tant qu’ils seraient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal.” » L’état d’avant la faute originelle en quelque sorte. Mais, à propos de la connaissance du mal, voir François Bizot sur Douch, le bourreau khmer rouge : une approche de l’indicible ou de l’incompréhensible et pourtant venu d’un semblable. Le mal est une expérience. Pas un concept. C’est lui que tente aussi d’exprimer les scènes d’horreur au mur des églises bretonnes sous forme d’images peintes.
Mais aussi, à propos de la gloire : Exode, 24 12-18, Moïse sur la montagne : « La nuée couvrit la montagne. La gloire de Yahvé s’établit sur le mont Sinaï, et la nuée le couvrit pendant six jours. Le septième jour, Yahvé appela Moïse du milieu de la nuée. L’aspect de la gloire de Yahvé était aux yeux des Israélites celui d’une flamme dévorante au sommet de la montagne. » À ce moment, Moïse entre dans la nuée et disparaît aux yeux du peuple en s’enfonçant dans la grisaille. C’est une nuée. C’est un feu. Pendant la fuite hors d’Égypte (Exode, 13 21-22) : « Yahvé marchait avec eux, le jour dans une colonne de nuée pour leur indiquer la route, et la nuit dans une colonne de feu pour les éclairer, afin qu’ils puissent marcher de jour et de nuit. La colonne de nuée ne se retirait pas le jour devant le peuple, ni la colonne de feu la nuit. » Mais ensuite (33 18-23), Moïse est sur la montagne et demande : « Fais-moi de grâce voir ta gloire. » Réponse de Yahvé : « Je ferai passer devant toi toute ma beauté et je prononcerai devant toi le nom de Yahvé. Je fais grâce à qui je fais grâce et j’ai pitié de qui j’ai pitié. Mais, tu ne peux pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre. Voici une place près de moi. Tu te tiendras sur le rocher. Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu’à ce que je sois passé. Puis j’écarterai ma main et tu verras mon dos ; mais ma face, on ne peut la voir. » Voir, ne pas voir, occulter, apparaître, disparaître, projeter une ombre, face et dos : la gloire de Dieu s’organise en dispositif scénographique. L’art chrétien ne cesse de tourner autour des limites de cette visibilité. Mais peut-être revient-il au christianisme, par l’incarnation, d’enfin « montrer » la face de Dieu : épisode du voile de Véronique, la « vraie image. »
L’interdit de voir Dieu se prononce également, toujours dans l’Exode, 19 16-25, dans la théophanie qui précède le décalogue : spectaculaire manifestation de Dieu dans le tonnerre, les éclairs et les sons de trompe, dont seul l’art hollywoodien a pu donner une image. Maintenant, il faut revenir à l’usage que Spinoza fait de cette gloire : notre salut, c’est-à-dire béatitude ou liberté, se tient dans l’amour envers Dieu, ce qui équivaut à l’amour envers les hommes. Misrahi renchérit : la question fondamentale est celle de la « gloire ». Elle est la plus haute satisfaction de l’âme en ce qu’elle établit un continuum entre satisfaction d’être, accord avec les autres et avec la nature. « La Gloire n’est donc pas ici considérée comme le “rayonnement” de l’être mais comme la joie même exprimée par ce rayonnement que la Bible attribuait à Dieu et à Moïse. »

Mardi 18 octobre 2011
Suite de la lecture de l’Éthique. Ainsi s’organisent les affects selon Spinoza. Le Désir premier. Puis la symétrie de la Joie : «La Joie est le passage d’une perfection moindre à une plus grande perfection » et de la Tristesse : « La Tristesse est le passage d’une plus grande perfection à une perfection moindre. » Symétrie ou plutôt polarité entre les termes desquels oscillent toute la gamme des affects. Ceux qu’expriment l’art chrétien. Il faudra reprendre en parallèle l’analyse des passions selon Descartes. Et regarder Le Brun. Ici, la polarité s’établit ensuite entre l’Amour : « Joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » et la Haine : « Tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure. » Je m’arrête à la définition de l’Admiration : « Amour pour celui que nous admirons. » Tel est le sentiment qu’inspire le Christ aux personnages au pied de la croix : Jean, la Vierge, Madeleine. La note de Misrahi indique le mot latin : devotio. C’est exactement l’affect ici mis en scène : une admiration religieuse.
Et enfin, pour la « gloire » qui nous occupe ces jours-ci : « La Gloire est une Joie qu’accompagne l’idée d’une action que nous imaginons louée par les autres. » (p. 271) – Sur la gloire, il faut en venir au scolie de la proposition 36 de la partie V ainsi qu’au commentaire donné par Misrahi.
Là, à la page 394, Spinoza identifie Amour, Béatitude et Gloire : « Et c’est à bon droit que, dans les Livres saints, cet Amour ou Béatitude est appelé Gloire. » L’homme participe de cette gloire en cela qu’il est une émanation de Dieu. Misrahi indique, dans sa note de la page 578, que l’accès à la Gloire est le point le plus important de la Bible. Car la Gloire est assimilée à la satisfaction joyeuse partagée avec Dieu et par conséquent rayonnante d’être. « De ce concept de Gloire, la Bible donne une signification double : elle la rapporte soit à Dieu (Isaïe, 6, 3 : “Toute la terre est pleine de gloire”), soit à l’homme (Psaumes, 16, 9 à 11 : “Aussi mon cœur est heureux, et ma gloire se réjouit. Tu me fais connaître la voie de la vie, la plénitude de la joie en ta présence”). […] Pour Dieu ou pour l’homme, la Satisfaction de l’esprit (ou Gloire) est toujours “une joie accompagnée de l’idée de soi-même”. » Ainsi, au début de l’épître aux Éphésiens, saint Paul rapproche la gloire de la grâce : « à la louange de gloire de sa grâce ». La grâce, bienveillance efficace de Dieu, inclut une participation à sa gloire. Spinoza reprend en cela le dogme religieux.

L’art chrétien joue toujours avec l’interdit de l’image idolâtrique : en cela il est un art de la transgression.

Dimanche 16 octobre 2011
Relecture du livre de Georges Bataille, Les Larmes d’Éros qui résonne avec l’inspiration initiale des Larmes et l’extase suivant lequel l’extrême de la douleur confine ou se confond avec l’extrême du plaisir : « la similitude de l’horreur et d’une volupté […], de la douleur finale et d’une insupportable joie ! » Ce livre apparaît (ou réapparaît car vingt-cinq ans ont passé depuis ma dernière lecture) comme le testament de Bataille, ou mieux, comme l’enchaînement de visions qui paraît-il, assaille le noyé au moment de sombrer. Malade, Bataille y fait défiler en un montage imagier, les obsessions qui furent les siennes. Ainsi s’explique la redondance des formules, l’affleurement des notions, l’approximation des affirmations. Ces « imperfections » tiennent au «tremblement devant la mort ». Ce tremblement a partie liée avec la « ressemblance informe » analysée par Georges Didi-Huberman à propos de Bataille. Un autre aspect de proximité avec Les Larmes et l’extase tient à l’esthétique du détail pratiquée par Les Larmes d’Eros qui est une prolongation d’Histoire de l’érotisme publiée quelques années avant ce dernier texte. Mais le plus important – auquel il faudra revenir – tient aux notions de sacré et de sacrifice que Bataille manipule encore une fois. Quand il affirme que le Moyen Âge relégua l’érotisme dans les représentations de l’enfer, il oublie la dimension érotique de la totalité de l’art chrétien rayonnant à partir du sacrifice ultime (celui du Christ qui ainsi mit fin aux sacrifices humains récurrents comme aux sacrifices d’animaux) et son épanchement dans les figures répétées des saints martyrs. Refermons Bataille pour l’instant. Mais il faudra y revenir, notamment aux passages sur les larmes lisibles dans La Part maudite.
Génie du christianisme, p. 474 : Chateaubriand place le sacrifice au centre de toute religion. Et au centre des mystères, la Trinité. L’image de la Trinité, telle qu’elle apparaît à la chapelle Notre-Dame du Croisty, à Clohars-Fouesnant, à Commana, à Douarnenez, à Lanmeur ou à Morlaix, me retient par sa simplicité : le Père, tout puissant despote oriental tiaré ; le Fils, pantelant lambeau de chair pâle et confiante (le jeu des mains) ; l’esprit recouvert d’or qui plane dans l’air. Le tout prenant un tour d’idole, d’objet de culte païen. Chateaubriand cite Bossuet (Discours sur l’Histoire universelle, IIe partie, chap. XIX). Il est significatif que ce dernier explique la Trinité par une « expérience intérieure », celle que connaît le chrétien lorsqu’il fait retour sur lui-même. Ainsi, explique-t-il, chacun se trouve avec ses pensées comme Dieu avec son Fils. Entre les deux circule le souffle, le verbe. Les trois termes se lient en une « même nature commune également heureuse et parfaite. » Et plus loin : « La trinité confond notre petitesse, accable nos sens de sa gloire, et nous nous retirons anéantis devant elle. »

Lundi 3 octobre 2011
À la faveur d’un voyage en train, lecture de la troisième partie de l’Éthique. J’ai envie de noter les affects au fur et à mesure où ils apparaissent. Mais je m’aperçois que Spinoza a eu le soin de faire lui-même cette liste de mots avec leurs définitions. Un dictionnaire des affects en quelque sorte. Cette édition de l’Éthique par Misrahi, d’abord publiée par les éditions de l’éclat et maintenant en Livre de poche, semble un rattrapage de l’édition en Pléiade. De fait, traduire affectus par affect semble plus pertinent que « sentiment » dont le sens s’étale dans de multiples directions. Ou « passions ». Pourtant c’est bien des passions qu’il est question. Il faudra ensuite aller voir Descartes et Le Brun. Spinoza ne prononce pas la dualité du « corps » et de l’« âme ». L’affect est un composé d’« esprit » et de « corps ». Une idée du corps. Ce corps est poussé par le désir. Là aussi, c’est l’idée d’une sorte de déséquilibre en avant. Le Désir est l’essence de l’homme. Hormis le désir, ces affects se ramènent à deux : la Joie et la Tristesse. Mais cette tension vers est tendue vers la Joie. « En outre, l’affect de Joie rapporté simultanément à l’Esprit et au Corps, je l’appelle Plaisir ou Gaieté ; celui de la Tristesse, Douleur ou Mélancolie. Ce schéma primitif se déploie logiquement par couple (et presque sur un mode binaire positif – négatif) : « L’Amour n’est rien d’autre qu’une Joie accompagnée de l’idée d’une cause extérieure et la Haine n’est rien d’autre qu’une Tristesse accompagnée de l’idée d’une cause extérieure. » Misrahi le reprend en note p. 511 : « Nous dirions volontiers que Joie et Tristesse sont des modalités du Désir : il n’existe que Désir-joie, Désir-tristesse ou Désir-joie-tristesse ».
En quoi tout cela peut-il nous guider à travers l’art sacré en Bretagne ? Nous avons placé la Passion au centre : elle peut être comprise comme la passion première, celle qui se diffracte en myriade de petites passions : l’Espoir, la Crainte, la Sécurité, le Contentement, la Déception, etc. Mais Spinoza n’est pas peintre. Il se méfierait plutôt des images. Et des signes. C’est pourquoi il conclut, p. 259 : « J’ai négligé les affections corporelles externes qu’on observe dans les affects, tels le tremblement, la pâleur, les sanglots, le rire, etc., parce qu’elles se rapportent exclusivement au Corps, sans relation aucune à l’Esprit. » L’expression des passions, les signes qu’elles émettent à la surface du corps n’intéressent pas Spinoza. C’est pourtant les seules manifestations que le peintre peut saisir pour montrer l’« Esprit ». Mais il n’est pas sûr que la peinture appartienne pour Spinoza ni à la pensée, ni ne permette d’accéder à la connaissance.
Pourtant, une image intéressante revient : celle de la tempête. Page 259 : « De tout cela il ressort que nous sommes agités de multiples façons par les causes extérieures et que, tels les flots agités par des vents contraires, nous sommes ballottés en tous sens, ignorants de notre avenir et de notre destin. » Je pense aux images de tempête placées par Thierry dans les premiers essais de maquette. Et à toutes ces navigations de saints. Elles sont aussi, pour l’exprimer grossièrement, une quête de sens entre plusieurs pôles. Robert Misrahi insiste sur cet aspect dans sa note de la page 508 qui annonce la fin de l’Éthique : « en cette dernière partie de l’Éthique, c’est l’ignorant qui est agité de mille façons par des causes extérieures (comme les sont agités, tourmentés par la tempête). C’est par la conscience adéquate de Dieu, du monde et de lui-même que l’individu cessera d’être tourmenté par ses passions, et agité, ballotté, par les forces extérieures. »
Pour aujourd’hui, recopions les affects inventoriés par Spinoza : Désir – Joie – Tristesse – Admiration – Mépris – Amour – Haine – Inclination – Aversion – Adoration – Dérision – Espoir – Crainte – Sécurité – Désespoir – Contentement – Déception – Commisération – Faveur – Indignation – Surestime – Mésestime – Envie – Miséricorde – Satisfaction de soi – Humilité – Repentir – Orgueil – Mépris de soi – Gloire – Honte – Regret – Émulation – Reconnaissance / Gratitude – Bienveillance – Colère – Vengeance – Cruauté / Férocité – Peur – Audace – Pusillanimité – Épouvante – Humanité / Modestie – Ambition – Intempérance – Ivrognerie – Avarice – Luxure.

Vendredi 30 septembre 2011
Me voici donc au seuil de la troisième partie de l’Éthique. Celle qui concerne notre sujet. Et donc je tombe sur la fameuse phrase à laquelle Gilles Deleuze avait redonné écho : « Or personne n’a jusqu’à présent déterminé quel est le pouvoir du Corps, c’est-à-dire que, jusqu’à présent, l’expérience n’a enseigné à personne ce que le corps est en mesure d’accomplir par les seules lois de la Nature, considérée seulement en tant que corporelle, et ce qu’il ne peut accomplir sans y être déterminé par l’Esprit. » Entrée dans ce jeu de forces, ce nœud de serpents en jeu au coeur du tableau chrétien.

Mercredi 28 septembre 2011
Tandis que Thierry avance dans les premiers montages imagiers et qu’Andrew voyage en Mongolie intérieure, je continue le tour documentaire et théorique. Achèvement de la partie II de l’Éthique. Comme Spinoza manifestait sa prévention contre les signes, il récuse la pensée des images : « Car je n’entends pas par idée des images comme il s’en forme au fond de l’œil, et peut-être au milieu du cerveau, mais des concepts de la Pensée. » (p. 187) – ou plus loin : « L’essence des images et des mots est constituée en effet par les seuls mouvements des corps, qui n’impliquent en rien le concept de pensée. » Je vais pouvoir en venir à la partie III sur les affects qui était le but de ma lecture : entrée dans les passions.

Lundi 19 septembre 2011
L’art relève de la vie mythique (Rosenzweig) : figurer les dieux, leurs amours, leurs guerres. Selon Auerbach, même l’art « réaliste » prolonge cette « divine comédie ». Tout l’art chrétien – pour s’en tenir à lui – porte la contradiction de « figurer l’infigurable ». D’où vient dans l’art chrétien lui-même cette apparence « païenne », « idolâtre » et « barbare » ? Ainsi de l’expression des passions dans l’art baroque.

Vendredi 16 septembre 2011
Dans son avant-propos à la partie II de l’Éthique, Spinoza indique la voie et comment son raisonnement peut « nous conduire comme par la main » à la béatitude. Il s’institue donc en guide spirituel, en écho ou en prolongement du Guide des égarés de Maïmonide. A travers ses notes de commentaire, Misrahi s’institue en accompagnateur du guide spirituel Spinoza. Ainsi de cette remarque sur le « signe » (p. 457) . J’avais déjà noté que le Dieu de Spinoza n’émet pas de signe. Misrahi confirme la méfiance de Spinoza à l’égard des signes : « La prophétie est donc inférieure à cet égard à la connaissance naturelle qui n’a besoin d’aucun signe, mais de sa nature enveloppe la certitude. »
Ainsi également, le renversement fait par Spinoza : alors que la Bible s’ouvre sur la création d’un homme « à l’image de Dieu », on voit poindre chez Spinoza la conception qui sera celle des sciences humaines, d’un Dieu fait à l’image de l’homme (p. 135 : « le vulgaire conçoit Dieu comme un homme ou sur le modèle de l’humanité »).
Quoiqu’il en soit de la vérité, relisant en parallèle les aventures de Perceval en quête du Graal, Éthique, Guide des égarés, Roman du Graal, rationalisme ou merveille c’est bien le « mouvement vers » qui forme le fond commun de ces hommes agités sur la surface de la planète.

Jeudi 15 septembre 2011
L’Étoile de la rédemption de Rosenzweig comporte une théorie de l’art. Page 522, à l’endroit de l’art chrétien qui intéresse notre sujet en tant que figuration de la souffrance : « Dans le chrétien se croisent les forces qui ailleurs semblent mutuellement se supprimer. Le christianisme ne leur assure aucun refuge par-delà ces contradictions. Il les recueille toutes en lui et place le chrétien en plein milieu, au centre, centre qui est simultanément un début – pour celui qui se tient là. La Croix ne nie pas ni n’anéantit l’opposition, au contraire, elle la ressaisit comme figure. […] Le chemin du chrétien est à tout instant chemin de croix. […] Le chemin de croix du chrétien est concurrencé dans l’âme par une autre puissance, la seule qui surmonte pareillement la contradiction, non pas en la déniant, mais en lui donnant figure : l’art. » Et c’est précisément le rôle de l’art, continue Rosenzweig, que de figurer cette souffrance. Non pas pour la dénoncer, mais pour la représenter. Sa représentation est à soi seule une consolation. Ce sont bien des figures de l’art sacré que nous manions. Mais, en Bretagne, la croix au centre s’environne du papillonnement des figurines de saints qui démultiplient la représentation de la douleur.

Mardi 13 septembre 2011
Les figures de l’art sacré en Bretagne relèvent d’un art d’« avant l’art », à savoir d’avant l’instauration de l’art comme « esthétique » à la fin du XVIIIe siècle. Pourquoi ces figures nous retiennent-elles ? Parce qu’elles nous projettent deux fois dans une sorte de « jardin perdu » : celui des signes de la foi religieuse mais aussi celui de représentations figurées antérieures à la « divinisation de l’art ». Kant : la confiance que l’homme n’accorda plus à Dieu et au langage, il l’accorda à l’art. Sans doute avons nous franchi un autre stade : la dissolution même de cette « divinisation » de l’art dans l’éparpillement des images. De sorte que notre attrait (notre regard) pour les figures de l’art sacré glisse vers la mise en abyme d’un éloignement et nous invite à capter le reflet fragile d’un jardin perdu. Celui de scènes religieuses répétitives peu ou prou connues de tous et prises dans l’éclat d’un vitrail, dans les pigments d’une fresque, dans les repeints d’un lambris.

Lundi 12 septembre 2011
Ainsi le Dieu de Spinoza se confond avec la nature. C’est un Dieu moderne, éternel et infini, producteur et non créateur d’un monde cependant parfait, un Dieu sans volonté et qui n’a pas de figure. Sans volonté, car la volonté de Dieu est l’« asile de l’ignorance ». Aux yeux de Spinoza, toutes les figures qui composent l’art religieux, tendues vers le miracle de la résurrection, sont des chimères. Des monstres. Mais, j’ai hâte d’en arriver à la troisième partie de l’Éthique qui permettra de penser les affects représentés dans les scènes religieuses qui m’occupent.

Trinité : la conception du Christ par le saint Esprit n’est pas plus miraculeuse qu’une simple grossesse naturelle. Et réciproquement.

Samedi 3 septembre 2011
À Notre-Dame-de -Croaz-Batz de Roscoff visitée le samedi 20 août dernier, soudain, voyant des croyants s’agenouiller devant l’autel de la Vierge, je conçois combien le risque de prendre l’image pour la divinité est grand. Mais, dans cette même église quelqu’un a posé le mot de Dostoïveski : « La beauté sauvera le monde ». La phrase prend alors un sens plein. Mais qu’est-ce exactement que le salut ?

Lundi 29 août 2011
Sous l’espèce de la foi, il n’existe pas de hiérarchie entre la sculpture de saint bariolé au fond de sa niche et la virtuose coupole baroque d’un Andrea Pozzo.

Samedi 27 août 2011
À la lecture de Spinoza et des remarques de Xavier Dérian sur le XVIIe siècle comme « inventeur » de l’infini, à tout le moins de l’infini moderne.
L’ « infini » possède sa manifestation artistique : la lumière de Georges de La Tour, celle aussi du Caravage ou de Rembrandt, ou dans un registre spectaculaire, les mises en abyme d’Andrea Pozzo pour la Gloire de saint Ignace (1685) à Saint-Ignace de Rome par exemple. Cet « infini » religieux et philosophique qui gagne l’art européen aux XVIe et XVIIe siècles se perçoit dans sa variante bretonne. Je pense au retable de Comana tel qu’il est décrit par Claude Chapalain (Un Joyau au cœur des enclos bretons, diffusion CoopBreizh, 1998) et notamment à la représentation de la Trinité qui le domine. La photo ci-contre montre une autre Trinité, celle du Croisty (vers 1550).
Or, n’est-il pas chargé de sens que le commentaire de Robert Misrahi sur les propositions 21 à 23 de l’Éthique sur l’existence des « modes infinis » débouche sur le « fils de Dieu » ? C’est la question de l’”apparition des choses » ou de la « face de Dieu » ce qui, pour Spinoza, est tout un. Ici Misrahi fait référence à l’expression facies totius universi (la face de l’univers entier) et à l’équivalence entre la « face de Dieu » et sa « gloire » (Exode 30, III, 15 et 18). « Ainsi, conclut Misrahi, la métaphore de la Gloire (ou Face) reçoit son nouveau sens rationnel, et cela dans l’ordre unifié de l’Étendue et de la Pensée. » La « gloire » c’est donc la simple apparition de Dieu, c’est-à-dire ce qui apparaît au regard dans la lumière. Misrahi relève que Spinoza conserve de la tradition juive le mot « face » ou son équivalent que l’on retrouve dans l’expression « face de l’univers ».
Par ailleurs, Spinoza désigne les « modes infinis immédiats » par l’expression traditionnelle « fils de Dieu » : « la sagesse éternelle de Dieu qui s’est manifestée en toutes choses, surtout dans l’esprit humain. » Il faudrait creuser cette question de l’expression « fils de Dieu » venue, selon Misrahi, de Philon. Dans la Trinité de Comana comme dans celle du Croisty, mais aussi à Rumengol, c’est bien le Père projetant son Fils sur l’univers qui est montré.
Mais, voulant revenir à la critique exercée par Hermann Cohen à l’encontre de Spinoza, ouvrant Témoins du futur de Pierre Bouretz, je tombe de nouveau sur cette « Trinité » (p. 43 et 44). Pour Cohen, le but de Spinoza est de condamner le judaïsme. Ce faisant, dans le Traité théologico-politique, Spinoza s’écarte du génie du strict monothéisme dans le voisinage du christianisme : « Dans l’esprit du Christ, il donne sa préférence au panthéisme sur le monothéisme et c’est à partir de cette idée qu’il interprète le Nouveau Testament comme religion universelle, alors que l’universalité ferait défaut à l’Ancien. » Ainsi, explique Bouretz, à partir de sa réfutation de Spinoza, Cohen sera amené à critiquer « l’inspiration panthéiste de la doctrine de la Trinité. »
Ouvrant sur l’infini de tout ce qui est, les représentations de la Trinité que l’on voit dans les églises bretonnes, avec leurs couleurs vives, la nudité blanche du corps du Fils contrastant avec la richesse dorée des vêtements du Père, la rupture d’échelle entre les deux personnages, l’expression des gestes, la volonté du Père tenant fermement le Fils dans ses mains pour le propulser, l’abandon du Fils aux mains ouvertes, l’impact narratif de la scène et la présence d’un esprit-oiseau, tout cela concourt à façonner une sorte d’étrange idole théologique.

Mercredi 24 août 2011
Tête de la Bête aux pieds de saint YvesAprès achèvement de la tournée des églises bretonnes : la Bête ci-contre gît au pied d’une statue de saint Yves dans l’ancienne cathédrale de Saint-Pol-de-Léon. Hier, promenade au musée des Beaux-Arts de Rennes en compagnie de Xavier Dérian. Il me rappelle une « découverte » importante du XVIIe siècle : l’infini. Et l’extrême tension perceptible à cette époque. Ce dont porte trace l’art baroque.
Parcours des notes et inventaire des sites visités. Lecture de Delumeau qui, après l’examen des millénarismes, aborde cet autre infini représenté par l’extirpation de l’idolâtrie au Pérou. Il fait d’ailleurs expressément référence aux prédications en Bretagne de Le Nobletz et Maunoir à la même époque.

Lundi 15 août 2011
Lecture de l’Éthique de Spinoza. Proposition 11 : Dieu, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement. Assisté à la messe de l’Assomption à la cathédrale Saint-Pierre et Saint-Paul de Nantes. Une manière d’entrer dans le sujet des larmes et l’extase. Plongée dans l’histoire longue de la Bretagne. Mais la Bretagne est pour moi un monde intérieur. Nantes, l’une des portes de la province. Une des capitales sur ses marches. Qu’était la messe de l’Assomption en la cathédrale de Nantes aux yeux d’un paysan du XVIIe siècle ? Étrangeté du culte catholique. Quelle relation entre l’expression de ce culte et la foi ? Quand le prêtre, chevelu et barbu comme un pope, brandit le Livre avec un grand L au-dessus de lui ? « Alors son verbe s’est fait chair et nous avons vu sa gloire. » Le dieu de Spinoza est un dieu qui n’envoie pas de signe.

Dimanche 14 août 2011
Christ à l'agonieVisite à la cathédrale de Nantes. Chapelle du Sacré-Cœur. Christ à l’agonie par Joseph Vallet (fin XIXe siècle). Mais où est la « venelle du lit des parents de saint Donatien et Rogatien » où figure un diable, selon Alain Croix ? Quant au tableau de Mathurin Bonnecamp, L’Adoration des Mages, il est enfermé dans la salle du chapitre. Revu le tombeau de François II et Marguerite de Foix photographié par Andrew (le double visage de la Prudence). Vu aussi le cénotaphe du général Lamoricière bien gardé par quatre statues montrant la Méditation, la Charité, le Courage et la Foi : autant de vertus mises en œuvre lors de la conquête de l’Algérie aux environs de 1830.

Samedi 13 août 2011
Contradiction d’une « sociologie de l’art » : les images permettent de quitter le plan de la société pour se placer au plan de l’intériorité, de la vie mentale. Le projet pourrait consister à demeurer à ce plan. Plonger dans l’image. L’organisation de l’espace public donne leur cadre aux images : le village, le périmètre de la chapelle, la structure du retable, le cadre du tableau, dans un jeu d’emboîtements successifs. Mais l’insertion dans la vie mentale que procure la contemplation des images dissout les cadres. Elle dissout la société. C’est parce que la vie quotidienne du travail et des peines est vouée à la mort [l’éternel recommencement de la réparation des forces propres à produire la nourriture aussitôt consommée] que l’espace des images religieuses ouvre à la « vraie » vie. Cette vie éternelle peut-être justement « imaginée » à contrario de la vie infernalement prise dans le cycle de la production et de la consommation des richesses produites. Même les images de mort comme celles du Jugement dernier promettent plus de vie que la vie banale. Elles sont peut-être même les meilleurs véhicules de cette promesse. Question du salut.

Jeudi 11 août 2011
Voici venir les anges. Le froissement d’ailes de Gabriel. Angelus Novus. Paul Klee est-il jamais venu en Bretagne ?

Samedi 30 juillet
L’art en Bretagne rate-t-il le réalisme par maladresse ? Ou bien par volonté de constituer un monde « au-delà du monde » ? Dans ce cas le style breton procèderait d’un stratagème visant à préserver un univers spirituel « hors de ce monde » (anywhere out of the world) – L’art chrétien breton serait une immense feinte au regard du « grand art » : une ruse, une résistance contre le réalisme. Il s’apparenterait alors aux formes de résistance observées par Grunzinski dans l’art mexicain. Le refus du mimétisme, l’arbitraire des couleurs, la maladresse des saints de bois sculptés qui séduisirent tant Paul Gauguin et Sérusier en quête du « symbole » [voir sa définition par Paul Adam] résiste au mouvement dominant de l’art chrétien, réaliste jusqu’à se dissoudre dans le profane (c’est la thèse d’Auerbach pour la littérature). La dissolution du message chrétien dans l’art figuratif. Cela expliquerait le goût pour l’art baroque en Bretagne : un art qui lui aussi s’éloigne du mimétisme réaliste. Il se peut que la dissolution du dogme chrétien dans l’art se réalise dans le nu (Olympia de Manet en indiquant une césure extrême – revoir Bataille) . Les peintres avaient poursuivi avec acharnement le « rendu de la chair ». Ce que traduit justement le mot « incarnat. » [voir Didi-Huberman commentant Tertulien].

Vendredi 29 juillet 2011
Le signe : une simple croix. Verticale. Horizontale. Un croisement où se pose le corps supplicié. Incarnation. Le corps nu du Christ. S’il est jaune à Trémalo, tel que le peint Gauguin, il est blanc de craie à Tressignaux, Telle est la scène centrale : la passion. Cette Passion avec un p majuscule diffractée en une infinité de passions particulières : les larmes et l’extase. Les larmes sous l’espèce de la Tristesse. L’extase sous l’espèce de la Joie. Dans les images, les deux affects se croisent en un point d’intersection où il devient impossible de discerner l’un de l’autre : l’extase de la sainte dans le supplice.

Jeudi 28 juillet 2011
Les scènes peintes majoritaires : la descente de croix et le don du rosaire. Dans la statuaire peinte : la profusion des saints. A vérifier : quelle impression en entrant dans l’église ? Andrew me disait que la figure du Christ n’est pas tellement prégnante. Serait-elle une figure périphérique ? Envahie par le flot des figures des saints ? Une dissémination du sacré dans la multiplicité des figures bigarrées ? Une forme de « paganisme » comme apparaît « païen » le catholicisme adorateur des images aux yeux des religions qui prohibent l’image.

Mercredi 27 juillet 2011
Ouvrant L’Éthique de Spinoza, au hasard (p. 260 de l’édition Misrahi en poche) : « La Joie est le passage d’une perfection moindre à une plus grande perfection. La Tristesse est le passage d’une plus grande perfection à une perfection moindre. »

Mardi 26 juillet 2011
Hypothèse : seul l’art chrétien a figuré l’expression des passions car il fallait l’humanisme chrétien tel qu’il s’incarne à la Renaissance pour parvenir à cette forme de réalisme (voir Auerbach).

Lundi 25 juillet 2011
Selon Kenneth Clark, l’art extatique commença avec la danse (Le Nu, vol. II, p. 131). L’attitude d’extase : corps tendu, courbé, tête rejetée en arrière, vient de celle des ménades dans le cortège dionysiaque, telles qu’elles apparaissent au flanc des sarcophages antiques. Or, le christianisme est une religion qui ne danse pas. L’extase chrétienne est peut-être une danse intérieure. Commentaire de Tapié (Baroque et classicisme p. 155) sur la sainte Thérèse du Bernin à Sainte-Marie-de-la-Victoire à Rome : « Quant à la Transverbération… Ah ! que de visiteurs elle a vu venir, depuis trois siècles, dans sa chapelle du transept, à Sainte-Marie-de-la-Victoire. Que de controverses à son sujet ! On sait que devant elle, le président de Brosses ne retrouvait que des souvenirs d’alcôve et que, de nos jours encore, de très fines sensibilités lui refusent toute autre émotion que profane. Emile Mâle a défendu la pureté d’intention de l’artiste “qui voulait glorifier celle qui fut la pureté même”. Il a rappelé que cette scène de pâmoison douloureuse s’inspire des témoignages donnés par sainte Thérèse elle-même sur ses extases. […] Mais comment traduire l’ineffable ? La chair reste chair. L’expression de l’amour divin n’a peut-être de différence avec celle de l’amour profane que dans l’atmosphère qui l’entoure. L’ange porteur de la flèche qui va, de plusieurs coups, transpercer la poitrine de la sainte, lui porter à la fois douleur et douceur, est placé par le Bernin justement pour recréer cette atmosphère. Mais, à l’ange aussi, les critiques refusent son véritable caractère. Ils ne le voient, avec son sourire compatissant, que comme l’espiègle messager de n’importe quel amour. Ils appellent sensualité la volonté de l’artiste de représenter l’événement tel qu’il s’est passé d’après le récit de la sainte. Un corps de femme, dont les formes se révèlent jeunes et belles sous le scapulaire qui les recouvre, dont la main racée s’abandonne, devient le lieu d’un miracle, d’une fugitive et douloureuse rencontre entre la matière vivante et l’esprit de Dieu. Scène d’amour, scène de souffrance jusqu’au bord de l’agonie, l’une et l’autre ensemble, participant à ce double titre à la vérité de ce monde, et pourtant aussi miracle de la grâce. » Curieuse remarque que de différencier l’acte d’amour charnel de l’acte d’amour divin par l’« atmosphère ». Ce que veut signifier Tapié c’est que le sculpteur sculpte l’apparence. Et l’apparence est identique : une belle femme qui se tord. Mais le sculpteur, justement, indique l’invisible. C’est que dans cette question d’amour, il n’y a qu’un seul amour : charnel ou divin, violent, tendre, consenti, forcé, satanique, il y a un point où l’amour est l’amour. Au-delà du bien et du mal. C’est peut-être ce point qu’indique le Bernin. Mais il faudrait lire sainte Thérèse elle-même. Et relire Bataille sur la question.

Dimanche 24 juillet 2011
Je délaisse momentanément le fond théologico-philosophique avec Rosenzweig pour me plonger dans l’histoire. Relecture du magnifique Baroque et classicisme de Victor-Lucien Tapié. Dans sa préface, Fumaroli indique la distinction que j’entends faire entre « esthétique » et, à la suite de Warburg, forces agissantes au sein de l’image : « L’art est ici non pas objet de contemplation esthétique, comme dans un musée, mais conducteur et récepteur d’énergie psychique, psychagogue, à la frontière entre rhétorique et magie. » (p. 31) – Ne pas faire de l’église un musée. Et pourtant. Quelle est la force qui pousse les visiteurs à parcourir la péninsule de chapelle en chapelle ? Au musée aussi, malgré tout, les forces qui sont enfermées à la surface des œuvres continuent d’agir.
Ce n’est pas un hasard si Tapié a écrit avec Jean-Paul Le Flem et Annick Pardailhé-Galabrun, Retables baroques en Bretagne (1972). Il faudra bien entendu y aller voir. Dès sa préface, Fumaroli, qui tire la couverture en dévoilant certains pans du livre qu’il présente, marque la distance entre l’élite de robe parisienne (celle des Perrault par exemple) et les marges du royaume plus enclines à l’irrationnel : « Là où cette haute bourgeoisie d’offices parisienne n’exerce pas son magistère, dans une Provence largement soumise à l’influence italienne, dans un Languedoc proche de l’Espagne, dans une Bretagne où clergé et noblesse sont en tiers avec la paysannerie, cet esprit supérieurement “déniaisé”, dans les choses spirituelles comme dans les choses temporelles, s’identifierait plutôt à la tutelle insupportable des intendants et là, des formes d’art moins contenues peuvent éclore. » (p. 34)
Vingt-cinq ans plus tard, l’impression de revenir aux questions d’histoire culturelle de mes études. Et même de retrouver les noms de mes professeurs : Barrié, Barral Y Altet. Quel sort faire aux notions de « culture savante » et « culture populaire » : « Comment savoir ce que retiennent de cette profusion d’images énigmatiques les simples âmes qui les contemplent, sauf peut-être une impression d’ensemble de richesse et de puissance qui confirment leur confiance dans les prêtres et dans les maîtres, dans l’efficacité des formules pour écarter le malheur, la maladie, la malédiction. » (p. 37)

Samedi 23 juillet 2011
Regardé systématiquement les images d’Andrew. Revient le thème du combat entre le saint (saint-Michel) et la Bête (le dragon, le monstre). Quelle relation entre ce combat contre le chaos et le combat avec l’ange ? (saint Armel à Loutehel (Ille-et-Vilaine) ; saint Tugdual ; saint Pol ; saint Éfflam ; saint Maudez).
Quelle est la force qui pousse les visiteurs à parcourir la péninsule de chapelle en chapelle ?
L’histoire de l’art sacré en Bretagne : histoire d’un recouvrement. Il semble que la population des saints fasse perdurer des cultes antérieurs sous l’histoire chrétienne. Ainsi de cette sainte Gwenn aux trois seins, de sainte Brigitte d’Irlande accompagnée de son animal attribut, la vache trois fois traite qui évoque celles de Cooley, ou encore saint Édern et son cerf.

Vendredi 22 juillet 2011
Sur le thème de la « figure » revenir à ce que Didi-Huberman dit de la figuration sous son angle psychologique (figurabilité, capacité de l’hystérie à former des figures). Ouvrir Vénus, p. 29 : « un travail psychique où se déploie toute la subjectivation de mondes fantasmatiques. » Rappel de la vocation double des images : une dialectique à l’arrêt comme disait Benjamin.

Jeudi 21 juillet 2011
Lisant Le Nu de Kenneth Clark, ces mots sur l’expression de l’extase (tome II p. 86) : « Dans le nu exprimant l’extase, la volonté a capitulé, et le corps est possédé par une force irrationnelle ; aussi il ne se dirige plus d’un point à un autre par la voie la plus courte et la plus rationnelle, mais il se contorsionne et bondit, et se jette en arrière comme pour s’efforcer d’échapper aux lois inexorables et immuables de la pesanteur. Les nus extatiques sont instables par essence et s’il ne s’effondrent pas, ce n’est pas en vertu d’un contrôle conscient mais grâce à l’équilibre précaire de l’enthousiasme, à cette providence, dont on dit, parfois à tort, qu’elle protège les hommes en état d’ivresse. » Quelle relation l’extase de la sainte chrétienne entretient-elle, plastiquement, avec l’extase de la ménade ? L’extase chrétienne a quelque chose d’intérieur. Elle est douce. Son regard est tourné vers l’intérieur. Le torse de Sainte Barbe sur le vitrail de [?] décalqué de la naissance de Vénus.
Dans l’iconographie de la Bretagne religieuse, le nu occupe une place relativement restreinte : la nudité du Christ (son corps de craie – jaune cireux parfois comme à Trémalo), la nudité partielle des saintes torturées, mais surtout la nudité d’Adam et Ève : « C’est avant tout dans cet état de nudité que l’homme vit sa plus grande tragédie : l’expulsion du Paradis ; et c’est, dans l’histoire chrétienne, le moment où, pour la première fois, il prend conscience de son corps : « Et ils surent qu’ils étaient nus. » (Clark, tome II, p. 143)

Mercredi 20 juillet 2011
Les larmes et l’extase : une scénographie du salut.
Comment parler d’« esthétique » de l’art en Bretagne ? Quand tout cet art n’est à proprement pas « esthétique » mais « sacré ». La position esthétique relève de la position idéaliste (Baumgarten). Comprendre l’art en Bretagne, la puissance de l’image, sera entrer dans son pathos. Il faut reprendre la question terme après terme : qu’appelle-t-on « esthétique » ? Qu’appelle-t-on « art » ? Qu’appelle-t-on « sacré » ? Et même, qu’appelle-t-on « Bretagne » car le découpage géographique ne va pas de soi. Et comment s’articulent ces quatre termes lorsqu’ils s’associent en une seule proposition ?
Sur la question de l’espérance : en tant qu’ils sont hommes et femmes, les saints pourraient représenter l’espérance.
La tripartition du livre : sous les trois parties « l’empire de la douleur » – « l’espérance » – « la gloire et la grâce » court la tripartition de la Divine Comédie qu’il faudrait bien relire. Celle de la trinité. Le dessin de la croix qui peut aussi être lue comme deux : une ligne horizontale ; une ligne verticale. La croix est-elle deux ? est-elle trois ? Est-elle quatre ?

Mardi 19 juillet 2011
Il faudra revenir sur chaque terme. Les mots ont été jetés comme les dés sur la table – les dés qui roulent entre les genoux des soldats au pied de la croix – tel est le hasard. La chance. La suerte.
Qu’appelle-t-on la grâce ?
La douleur. Quel est cet « empire de la douleur » ?
L’espérance : elle est, avec la foi et la charité, une vertu théologale. Elle se distingue de l’espoir qui n’attend de salut que d’ici bas. L’espérance est tournée vers l’éternité. Elle est la condition humaine tournée vers le salut. En tant que telle, elle désigne l’entre-deux. Elle est ce qui porte en avant. L’homme, toujours en avance sur lui-même.
Et la gloire ? Qu’est-ce que la gloire ? Lecture d’Isaïe (60), elle aussi au hasard :
Splendeur de Jérusalem
Debout ! Resplendis !
car voici ta lumière,
et sur toi se lève la gloire de Yahvé.
Tandis que les ténèbres s’étendent sur la terre
et l’obscurité sur les peuples,
sur toi se lève Yahvé,
et sa gloire sur toi paraît.

Lundi 18 juillet 2011
« L’image doit être traitée comme un symptôme, elle renvoie à un “inconscient de la représentation”. » (Didi-Huberman, Devant le Temps, p. 48. Questionnement sur l’usage de la psychanalyse en histoire de l’art. L’image ne renvoie pas chez Didi-Huberman à l’inconscient en tant que tel (les pulsions, la scène primitive, les traumatismes passés, etc.) – une catégorie du psychique – mais à ce qui est enfoui dans la représentation, c’est-à-dire ce qui est pourtant montré – ce qui de la vie d’âme passe dans la représentation. Est-il possible de faire usage d’une psychanalyse qui soit exclusivement de connaissance (Wissenschaft) – qui ne soit pas pris dans l’horizon d’une guérison ?

Vendredi 15 juillet 2011
Ouvrons le journal des Larmes et l’extase. Figures de l’art sacré en Bretagne. Il s’agit bien de « figures ». Il faudra penser ce mot de « figure ». Rosenzweig en donne une indication, p. 580 de L’Étoile de la rédemption en citant le Deutéronome (4, 12) : « Vous n’avez pas aperçu une figure, vous entendîtes seulement une voix. » En effet, au Sinaï, « Yahvé vous parla alors au milieu du feu ; vous entendiez le son des paroles, mais vous n’aperceviez aucune forme, rien qu’une voix. » (traduction de la Bible de Jérusalem). Nous voici d’emblée au cœur de la question de l’image. Montrer la face de Dieu. Rien de moins. La gloire de Dieu. Rosenzweig toujours, p. 570 : « La gloire de Dieu est disséminée dans l’univers entier en d’innombrables étincelles. » Pour le chrétien, l’image de l’art sacré est une étincelle et une voie d’accès à Dieu : une promesse.