Je relevai la tête. Le garçon de café était là, au bout de la terrasse, avec son nœud papillon noir à l’ancienne, sa chemise blanche, son pantalon de tergal noir, son plateau pendant au bout du bras, il fumait une cigarette vite fait. Les lions de bronze étaient là, crachant leurs jets d’eau claire. Quel en était le symbole ? Que voulaient-ils dire ? Voulaient-ils dire quelque chose ? Je repensai à l’article de Fukuyama qui en appelait à Hegel. Cela avait-il un sens ? Celui de l’histoire ? Que s’était-il passé ? D’où venions-nous ? Qui étions-nous ? Où allions-nous ? Quelque chose de fondamental avait eu lieu. La fin de la guerre froide. La paix perpétuelle s’écrivait encore avec des guillemets, mais enfin elle paraissait s’écrire. Tout était accompli et nous pourrions enfin chanter l’Ode à la joie en nous drapant dans les plis de nylon bleu aux étoiles jaunes. Pour comprendre, peut-être fallait-il remonter aux sources de l’idéalisme allemand, à travers ses traces archéologiques les plus ténues ? En 1913, à l’occasion d’une vente publique, la bibliothèque d’État de Berlin avait fait l’acquisition d’un document, un simple feuillet de trente-six lignes manuscrites au recto, trente-deux au verso, sans titre ni date, ni mention d’auteur mais indubitablement de la graphie de Hegel. Le texte avait été publié par le philosophe Franz Rosenzweig sous le titre Das ältste Systemprogram des deutschen Idealismus, ce qui infléchissait sa lecture vers une origine programmatique à un système de pensée, en germe mais clos par avance. Mais qui en était l’auteur ? S’agissait-il de Hegel seul ? De Friedrich Wilhelm Joseph Schelling ? De Hölderlin ? De l’association de deux d’entre-eux ou bien même des trois ensemble, dans la commémoration de leur apprentissage en commun au séminaire de Tübingen, du temps qu’ils communiaient dans le culte des statues de marbre aux yeux vides ? Et quelle était la date de rédaction de cet énigmatique brouillon ? Probablement l’hiver 1796-1797, mais selon les hypothèses, par exemple si l’on penchait pour Hegel, cela pouvait être plus tôt, entre mars et août 1795, car assurément le texte portait l’empreinte des idées esthétiques de Schelling. C’est le philosophe Ernst Cassirer qui attira plus précisément l’attention sur Hölderlin, à cause de la prééminence accordée dans l’écrit au concept de beauté. Quoi qu’il en soit, le document fut étudié et réétudié dans tous ses aspects, aussi bien matériels que spirituels, comme si le sens du texte pouvait s’éclairer par la texture des fibres de son support. Le filigrane permit d’identifier sa provenance des papeteries de Memmingen. La comparaison avec les registres municipaux annuels de cette ville conforta la datation en 1796-1797. Toutefois sans certitude absolue. En 1941, par crainte des bombardements, les autorités allemandes déménagèrent les collections de manuscrits de la bibliothèque de Berlin en Pologne. Parmi les papiers se trouvaient non seulement le « programme » mais aussi des partitions de Wolfgang Amadeus Mozart et de Ludwig van Beethoven. Après la guerre, les réticences de l’administration de Varsovie à communiquer les fonds d’archives empêchèrent les spécialistes d’y accéder directement. C’est à partir de photographies qu’ils s’interrogeaient sur les taches – vin ou café ? – et le format du papier qui paraissait avoir été coupé. Le texte commençait en effet bizarrement par la fin d’une phrase tronquée où apparaissait le mot « éthique ». Que disait par ailleurs le document ? Il proclamait que la métaphysique s’était dissoute dans la morale. Ils ne reviendront plus les dieux que tu ne pleures plus. Te voilà libre, enfin. C’est l’histoire de l’humanité qui s’écrit en toi. Et au principe de tout cela : la Beauté, avec un b majuscule. Cette « idée » venait de Platon, bien sûr. Idea, qui signifiait « forme visible » ou bien « aspect » avait partie liée avec la perception de l’œil, fût-il intérieur. Il y avait là l’époustouflante confiance d’un chant de l’aube. Une ivresse de liberté. Une promesse d’éternelle unité fraternelle. C’est pourquoi nous pourrions chanter l’Ode à la joie, c’est pourquoi nous pourrions implémenter – tel était le terme dans la novlangue qui s’étendait chaque jour davantage sur la carte mentale – implémenter la démocratie et la liberté aux quatre coins. Malgré tout, dans l’ombre de la salle, le croupier du casino nous avertissait :
— Faites vos jeux, messieurs dames s’il vous plaît.
Il n’était pas impossible que nous perdions la langue dans l’affaire. Si tous buvaient la joie, d’autres buvaient et rebuvaient, encore et toujours, le lait noir de l’aube :
— Messieurs dames rien ne va plus ! prévenait la voix.
De l’Ode à la joie au grand poème électronique de Karlheinz Stockhausen, Hymnen, maintenant que notre destin s’en est allé avec la douleur, même notre hymne est devenu muet. Nous ne sommes peut-être qu’un signe insensé. Sans parler de notre lapidaire devise en vieux latin, In varietate concordia. Pour s’unir dans la diversité, ne faut-il pas que les contraires soient complémentaires ? Pourquoi un sens plutôt que l’indicible chaos, tel celui que tu entends certains jours au fin fond de la Neuvième symphonie ? Pour finir non dans la gloire du chant de joie mais dans l’exténuation d’un dernier souffle.