Journal de préparation

C’est un texte désormais achevé et en quête d’un éditeur. La première partie s’intitule « D’où venons-nous ? » Elle procède d’une interrogation initiale : quelles sont les images qui ont le plus impressionné les Terriens de la fin du XXe siècle ? La deuxième partie s’intitule « Cette année-là ». Elle ausculte l’écoulement des quelque douze mois autour de ma naissance. La troisième partie s’intitule « L’attente ». Elle explore trois images reprises de « D’où venons-nous ? » en tentant de faire affleurer leur tension temporelle. En voici le journal de création : suite à une attaque informatique signée du soi-disant État islamique dans la nuit du 7 au 8 mars 2015 et faute d’une sauvegarde par excès de confiance, les notes prises lors des trois derniers mois manquent.

Dimanche 7 septembre 2014
La requête qu’écrit – ou qu’envisage d’écrire – K. dans Le Procès est une confession, un récit de vie conforme à ceux que rédigeaient les victimes politiques des régimes communistes (p. 374) : « […] parce que, dans l’ignorance où l’on était de la nature de l’accusation et de tous ses prolongements, il fallait se rappeler sa vie jusque dans ses moindres détails, l’exposer dans tous ses replis, la discuter sous tous ses aspects. » Mais cette requête-confession-récit de vie est aussi, dans Le Procès, un image du texte littéraire tel que Kafka l’écrit. Sous le régime de la culpabilité sans faute et sans acte d’accusation, tout texte est une requête. D’ailleurs, comme il arrive à Kafka dans sa vie réelle, ce texte prend toute la place dans la vie de K. : le peu de temps qu’il peut y consacrer au bureau n’y suffit pas, ses nuits n’y suffisent pas et il est contrait de demander un congé pour pouvoir l’écrire.

Samedi 6 septembre 2014
Avec Kafka je m’achemine vers la fin. Le Procès d’Orson Welles. La gare d’Orsay comme décor. L’adagio d’Albinoni comme leitmotiv. L a table de montage comme table de divination.

Samedi 30 août 2014
Toujours dans la boîte de Pandore, à la suite d’Ernesto Che Guevara, martyr pop inventeur de l’« espèce nouvelle ».

Vendredi 15 août 2014
Toujours à la poursuite du monstre, ai trouvé chez le bouquiniste Le Tentateur de Hermann Broch, dans l’édition NRF de 1960, découpé jusqu’à la page 53. Qui a pu être l’acheteur-lecteur découragé ? Ce livre aura attendu cinquante-quatre ans pour être lu, c’est-à-dire qu’il reçoive l’hommage du parcours d’une paire d’yeux vivants le long de ses lignes d’encre.
Pages 250-251, Broch pressent dans le camion qui vient livrer la bière au village tout l’ordre de la technique. Il est possible que la suprématie du langage occulte l’empire de la technique sur l’humanité et que, en fin de course, ce soit la technique qui fera basculer l’humanité dans son autre. Le mythe du robot gagnant son autonomie et asservissant l’homme. Déjà chez Hésiode ? Car, a contrario, le roman de Broch est empreint de Virgile : les cycles de la nature, les travaux et les jours. Or, le conducteur du camion est bien le « servant » de son engin comme l’artilleur de la pièce de canon sur le front de la guerre. Voir Le Travailleur de Ernst Jünger. Que dire du pilote de la fusée ? Et aujourd’hui, des drones et autres machines capables de décision et d’auto-régulation ? Hypothèse d’une nature post-humaine continuée par la technique. Plus besoin du langage. Pourrait advenir un temps où les machines se passeraient des humains pour exister. Il n’y a aucune raison pour que le projet vital s’achève avec l’homme car, dans l’ordre de l’évolution, la machine devenue autonome pourrait s’avérer mieux adaptée que l’animal-humain.

Jeudi 24 juillet 2014
Toujours pataugeant dans l’histoire de l’Allemagne à travers Hammerstein de Enzensberger. Bien qu’il faille se garder d’assimiler les deux phénomènes guerriers, le XIXe siècle européen a été français dans le désastre napoléonien et le XXe siècle allemand dans le désastre hitlérien.

Samedi 19 juillet 2014
Reprise laborieuse du motif « Hitler ». Lecture d’un article de « Mlle » Morand, « Le problème de l’attente » (L’Année psychologique, tome XXI, 1914). L’auteur tente de caractériser l’attente du point de vue de la psychologie. Comment même la définir ? Comme une attitude. Une attitude qui fait porter le poids vers le sujet plutôt que vers l’objet. L’attente peut – presque – se passer d’un objet d’attente (action, événement). Elle se caractérise par l’épreuve d’un temps vide à franchir. Certains auteurs, tel Wilhelm Wundt, lient l’attente aux images mentales : les « images vers l’avant » de Bloch ? Sortes de souvenirs du futur. Mais d’autres remarquent que l’attitude d’attente peut se passer d’image. Si l’attente est projection dans un temps vide, ce temps peut aussi être vide d’image. Autre aspect : la tension inhérente à l’attente. Elle a une réalité physiologique, musculaire aussi bien que nerveuse. Peut-être faut-il rapprocher l’attitude mentale et affective de l’attente, de la marche. Un animal qui marche à deux pattes, porté par le basculement du déséquilibre en avant dans la marche, se trouve orienté dans une alternance de tension et de détente physique. Le temps humain serait-il une conséquence de la station débout et de la marche sur deux jambes ? Le rythme de la respiration joue aussi son rôle : arrêt de l’inspiration à son maximum, courte apnée, détente de l’expiration. Question du soupir (musique).
Il est à noter que Marcel Mauss critique l’article de « Mlle » Morand dans « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie », un article publié en 1924 dans le Journal de Psychologie Normale et Pathologique, 1924. Il signale – à la suite d’Alfred Lehmann – comment  « les tours de magie et de prestidigitation, la duperie si fréquente en quoi ils consistent, supposent tous l’attente des spectateurs […]. » Marcel Mauss voit également de « l’attente sociologique » dans le droit, l’art, le comique, et parmi les faits économiques tels la loterie, la spéculation, le crédit, l’escompte, la monnaie – mais aussi  la « tension diplomatique » ou le « garde à vous » du soldat – ou encore, « l’anxiété qui accompagne la plupart des travaux techniques ».

Samedi 12 juillet 2014
Après Marilyn Monroe retour à Adolf Hitler pour régler « L’attente ». En relisant Le Témoin oculaire d’Ernst Weiss, je note (page 237) qu’il compare les discours de Hitler à une sorte de forage : « […] il tournait éternellement en rond, creusait jusqu’à ce qu’il eût atteint les profondeurs. » Ce creusement s’oppose à l’image symétrique des discours de Lénine dont les phrases semblaient, selon André Malraux, s’élever toujours plus haut : « […] les discours de Lénine, ces spirales opiniâtres par lesquelles il revenait dix fois sur le même point, un étage plus haut chaque fois. » (La Condition humaine p. 280).
Samedi 21 juin 2014
Tout cela dessine une « archéologie de l’attente ». Dans une petite ville du sud de la Chine, Guigan, on oblige à démonter une statue géante de Marilyn Monroe. J’imagine une thèse intitulée Marilyn Monroe, archéologie d’un culte mondial.

Samedi 14 juin 2014
Reprise du texte. Butinant le Baudelaire de Walter Benjamin aux éditions La Fabrique, je revisite la méthode du montage à partir de matériaux qui est aussi mienne. Benjamin « laisse parler le matériau ». Ce qui faisait dire à Adorno qu’il rêvait d’un livre fait de collage de citations. Or, ce dernier Benjamin ne peut être lu qu’à l’aune des concepts pour une théorie de l’histoire, c’est-à-dire dans une perspective « matérialiste-messianique ». « Benjamin distingue dans son travail la phase de la documentation et celle de la construction. » [page 13 de l’introduction d’Agamben] – « Et de fait, Benjamin possédait parfaitement la distinction proposée par Marx entre “mode de la recherche” (Forschungsweise) et “mode d’exposition” (Darstellungsweise). » Le matériau, déployé avec « art », parle de lui-même. Est investi d’une force telle que son « montage » suffit à en renouveler le sens. Ainsi, sous le deuil du progrès gît peut-être l’espérance. Retournons sur les traces imagières de Marilyn Monroe.

Mardi 13 mai 2014
Dans l’attente de reprendre le texte, lire Les Frères Karamazov avec l’œil de Marilyn Monroe, c’est-à-dire dans l’attente d’incarner Grouchenka.

Jeudi 24 avril 2014
Méthode. Lisant La Mort de Virgile d’Hermann Broch revient le motif du rameau d’or. Voyant que Wittgenstein a critiqué Frazer au nom d’une exposition des phénomènes plutôt que d’une explication des causes, la similitude de sa méthode avec celle d’Aby Warburg mais aussi avec celle de Walter Benjamin m’apparaît : « Le concept de présentation synoptique est pour nous d’une importance fondamentale. Il désigne notre mode de présentation, la manière dont nous voyons les choses. (Une sorte de Weltanschauung, de conception du monde, apparemment caractéristique de notre époque. Spengler) / C’est cette présentation synoptique qui nous permet de comprendre, c’est-à-dire précisément de “voir les corrélations”. De là l’importance de la découverte des termes intermédiaires. » Qu’est-ce que comprendre ? Déplier simplement les phénomènes devant soi, sur une table — un atlas. Atlas ou le gai savoir déplié. Vérification faite, Georges Didi-Huberman a bien consacré un rapprochement entre Wittgenstein et Warburg dans son Atlas ou le gai savoir inquiet (p. 269-273). Retenir aussi que Virgile composait par tableaux. Et que Benjamin insiste sur la nécessité de porter attention, dans ce déploiement des matériaux eux-mêmes, aux espaces intermédiaires (Paris capitale du XIXe siècle).

Dimanche 30 mars 2014
Le style est une planche de salut.

Jeudi 13 février 2014
Il ne faut pas qu’un livre soit fait, il faut qu’un livre soit.

Vendredi 31 janvier 2014
M’apprêtant à reprendre la rédaction de la séquence « D’où venons-nous ? » je lis la courte note de Juan Asensio sur L’attente messianique de David Banon et m’arrête à cette phrase : « Trois sont ceux qui surgissent sans que l’on y prenne garde : le messie, une trouvaille et [la piqûre] d’un scorpion ». Telle est celui qui écrit, devançant le temps face à la phrase qui vient – ou ne vient pas. Saisir la stase entre ce qui précède et ce qui sera accompli, telle est l’expérimentation du troisième volet du triptyque, « L’attente ». Il n’est pas impossible que les trois chemins pris par cette attente relèvent respectivement du surgissement du messie, de l’invention et de la déflagration du mal. Il est vrai que le messie, l’invention et le mal revêtent parfois, dans la stase de l’attente, le même visage.

Mercredi 22 janvier 2014
Lecture de l’année 1961-1962 du Bloc-notes de François Mauriac qui lui aussi s’éloigne dans le temps avec la France d’alors et la langue française d’alors. Dans ces milliers de pages j’effectue une coupe temporelle correspondant à « Cette année-là », du 9 octobre 1961 au vendredi 28 septembre 1962. D’une plainte contre les avions à réaction qui fracassent le silence de sa campagne à l’autre : (p. 58) « Presque chaque jour, et même plusieurs fois par jour, dans le ciel de Malagar, un avion fantôme traverse le mur du son » ; (p. 237) « Les vitres tremblent, toute la maison a tressailli : un fou a passé encore le mur du son […]. » Étranges bornes temporelles que ces avions à réaction traversant le ciel de la Gironde donnent à ce tronçon de lecture. Comment lire Mauriac, le gaulliste et le chrétien ? Curieux aplatissement verbal, d’ailleurs, que la conjonction de ces deux noms, « gaulliste » et « chrétien », comme s’ils avaient la même échelle. Je cherche dans ce Bloc-notes tout ce qui peut faire signe dans le « brouillamini » de l’histoire. Quel dialogue avoir avec Mauriac ? Que faire avec ces écrivains qui ont des honneurs et des maisons d’écrivain ? Les écrivains sans toit fixe ont peut-être davantage à nous dire : Jean Genet, Walter Benjamin, Jack Kerouac, même Proust, tout bourgeois qu’il fût, semble n’avoir vécu qu’à l’hôtel ou dans une chambre. Mauriac, l’homme des journaux. Tout concentré sur la nation, et comme on disait, sur le « drame algérien ». Je guette, évidemment, l’irruption du 17 octobre 1961. Il survient page 73, de manière voilée, par une défense en creux du silence du général de Gaulle. Jamais un mot. Pas même dans ses mémoires. Je m’arrête à un thème qui me tient à cœur, page 142 : « Il reste que l’espérance n’est pas l’espoir. Cet enfantement dans le sang et les larmes, nous croyons qu’il durera autant que l’histoire des hommes. Notre espoir est toujours trompé, mais non notre espérance. L’espoir est toujours trompé parce qu’il porte sur des accomplissements à la mesure de notre durée d’insectes. » L’attente non plus ne peut être trompée. L’attente sans objet s’entend. L’attente, telle que je l’entends, n’est peut-être pas très différente de l’espérance telle que l’entend le chrétien. Au loin, cependant, sur le journal de Mauriac, tout saturé de France et de sa politique, des crimes de l’OAS et des affres algériennes, passe le nom d’Eichmann, à la date du vendredi 1er – dimanche 3 juin 1962, juste après son exécution (p. 193) : « Un voisin de campagne m’assurait que dans des gentilhommières il se trouve de bonnes gens pour porter le deuil d’Eichmann. La croix gammée a reparu sur les murs : l’araignée gorgée du sang de votre race et qui jeûne depuis bientôt vingt ans. » Mais le monde a peu de place dans les jours de Mauriac. Rien sur Berlin. Rien sur les vols spatiaux. Rien sur Khrouchtchev ni sur Kennedy. La France est toute recroquevillée sur sa guerre et sur ses affaires coloniales. Mauriac cite d’ailleurs Lyautey le clairvoyant, déclarant le 14 avril 1925 : (p. 208) « Il y a lieu de prévoir qu’en un temps plus ou moins lointain l’Afrique du Nord, évoluée, vivant de sa vie autonome, se détachera de la métropole. Il faut qu’à ce moment-là, et ce doit être le but suprême de notre politique, cette séparation se fasse sans douleur et que les Africains continuent de se tourner vers la France…» Pourtant, à la date d’août 1962, passe le fantôme de Marilyn Monroe, avec beaucoup de justesse (p. 222) : « La créature est accablée dans la mesure où elle a été comblée, voilà la vérité dont témoignent ces vies triomphantes, jalonnées de divorces et qui à travers l’excitation de l’alcool et l’apaisement des drogues aboutissent au désespoir. Cette jeune femme a-t-elle jamais entendu une voix lui dire : “Revenez sur vos pas, il existe une autre route, et quoi que vous ayez fait vous redeviendrez un enfant.” » Redevenir une enfant, Marilyn Monroe savait exactement ce que cela voulait dire, elle qui rêvait de jouer Grouchenka dans Les Frères Karamazov.

Mercredi 15 janvier 2014
Après le motif « mur de Berlin » les cercles de la mémoire m’amènent à « guerre d’Algérie ». Une avalanche de livres à lire et à consulter. Et, comme chaque fois que ce thème historique reparcourt ma conscience, le sentiment de patauger dans la boue et dans le sang. Il faut atteindre, par la lecture documentaire continue, cette sorte de « seconde vue » ou hallucination qui apparente l’historien à un « chevaucheur d’esprits » tel qu’il s’en trouvait dans les anciennes sociétés.

Mardi 17 décembre 2013
Lisant La Guerre et la paix je m’arrête p. 864 sur la scène du dimanche 12 juillet 1812 dans laquelle Tolstoï joue des deux sens du mot mir, « paix » ou « monde » :
« Le diacre […] entonna d’une voix haute et solennelle la prière :
— Prions en paix le Seigneur.
“ Oui, songea Natacha, prions, tous ensemble, sans distinction de classes, sans inimitié, unis dans un amour fraternel. ”
— Prions le Seigneur pour la paix d’en haut et le salut de nos âmes.
“ Pour le monde des anges et de tous les esprits incorporels qui vivent au-dessus de nous ”, comprenait Natacha. »
Une note avertit que dans le texte liturgique, mir traduit le grec eirênê, « paix » alors que Natacha entend mir en tant que « monde ». Ouvrant le dictionnaire Vocabulaire européen de la philosophie, je parcours le riche article « Mir » signé Charles Malamoud, avec un encadré sur La Guerre et la paix, Vojna i mir. Le mot a une importance capitale car l’œuvre – toute pacifique – de Tolstoï constitue aussi « un monde ». Elle restitue aussi « un monde disparu », celui de la Russie qui n’est plus. La notice apprend qu’avant la réforme de l’orthographe de 1917 les deux homonymes mir avaient deux graphies différentes. Leur homophonie explique la mésinterprétation de Natacha en une expansion heureuse du sens plutôt qu’un contresens. Alors que dans la prière de saint Jean Chrysostome citée le mot grec est eirênê, soit mir-paix, Tolstoï a placé dans sa citation le mot mir-monde, tel qu’on pouvait le distinguer avant la réforme de 1917. Le rayonnement sémantique est donc particulièrement intense puisque Natacha tire l’idée de « paix » de celle de « communauté »-monde comme l’y invite la prière revue par Tolstoï. Du reste le mir-monde signifie à la fois le monde-communauté mais il traduit aussi le grec kosmos. Dans le titre Vojna i mir, Tolstoï ne signifie pas seulement la « paix » mais aussi le « monde », voire le « cosmos » comme l’indique entre autres la vision du ciel d’Austerlitz par le prince André blessé à terre. Ce mir-cosmos résonne avec la séquence des vols spatiaux de Titov, Nikolaïev et Popovitch où se croisent les « cosmonautes », le monde soviétique en tant que communauté politique pourvoyeuse de paix « dans le monde », jusqu’à la lointaine station Mir. La traduction est une malédiction. Un miracle.

Samedi 14 décembre 2013
Commencé la séquence « mur de Berlin ». En lisant La Guerre et la Paix, dans la bouche de Natacha Rostov : « Il me semble qu’à force de tant remuer les cendres du passé, on en arrive à se ressouvenir de choses qui ont eu lieu avant qu’on ne soit au monde. »

Vendredi 6 décembre 2013
Achevé – pour autant que l’on puisse achever – la séquence sur les vols spatiaux. Lecture de La Connaissance de la vie de Georges Canguilhem. Titre étonnant. On attend un lourd traité et c’est un mince recueil d’articles. Retenir cette connaissance comme « fille de la peur » qui résonne avec l’aventure astronautique. Guerman Titov, le cosmonaute soviétique de « Cette année-là » déclare n’avoir aucunement peur de risquer sa vie. Pourquoi ? Parce qu’il est prêt à mourir pour l’idéal politique et il s’en remet à l’ingénierie communiste. Mais la machine communiste reposait sur le mensonge. Glenn, l’astronaute américain, explique la maîtrise de la peur – qu’il ne nie pas – par l’appréciation du risque et la connaissance – le contrôle scientifique et technique du milieu – qui permet de tenter l’expérience du voyage dans l’inconnu.

Dimanche 24 novembre 2013
Achevé – pour autant que l’on puisse achever quoi que ce soit – les vols de Nikolaïev et Popovitch sur Vostok 3 et 4. Par distraction, lecture de La Guerre et la paix de Tolstoï. M’arrête sur les splendides visions du ciel par le prince André, blessé à Austerlitz, tombé au sol sur le plateau de Pratzen (p. 357) : « Mais il ne vit plus rien. Il n’y avait plus au-dessus de lui que le ciel, un ciel voilé, mais très haut, immensément haut, où flottaient doucement des nuages gris. “Quel calme, quelle paix, quelle majesté ! songeait-il. Quelle différence entre notre course folle, parmi les cris et la bataille […] et la marche lente de ces nuages dans ce ciel profond, infini ! Comment ne l’ai-je pas remarqué jusqu’alors ? Et que je suis heureux de l’avoir découvert enfin ! Oui, tout est vanité, tout est mensonge en dehors de ce ciel sans limites.” » Le motif revient p. 360, quand il reprend connaissance, le soir : « ”Où est-il ce ciel sans fond qui m’était jusqu’alors inconnu et dont j’ai fait aujourd’hui la découverte ?” […] Il ouvrit les yeux : au-dessus de sa tête le même ciel profond où les nuages flottaient toujours plus haut, déployait son azur infini. » Et tandis que Napoléon lui-même s’enquiert de lui faire donner des soins, les propos de l’empereur lui parviennent comme un bavardage (p. 370) : « La tête lui brûlait, il sentait qu’il se vidait de son sang, et il contemplait toujours le ciel lointain, profond, éternel. […] Napoléon lui paraissait maintenant fort petit, fort insignifiant, en regard du drame qui se jouait entre son âme et ce ciel infini aux nuages flottants. » Ensuite, le prince André Bolkonski est transporté dans un hôpital de campagne. Alors que l’empereur lui adresse la parole, il se tait (p. 372) : « […] c’est que les intérêts qui occupaient l’Empereur lui semblaient bien insignifiants et le héros lui-même bien petit dans la mesquine allégresse de la victoire, comparés à la majesté de ce ciel, plein de justice et de bonté, dont il venait d’avoir la révélation. » Et encore (p. 373), alors qu’il est transporté sur des brancards : « […] la figure si petite, si mesquine de Napoléon, par-dessus tout la vision du ciel infini, hantaient son imagination fiévreuse. » Et une dernière fois avant la fin du livre premier, avec quelque insistance, Tolstoï rappelle « alors la vue du ciel lui apportait quelque réconfort. »

Dimanche 17 novembre 2013
Après John Glenn, voici le vol de Scott Carpenter le 24 mai 1962. Mais, repensant à la fin de la séquence « procès Eichmann » et à son exécution suivi du rejet de ses cendres au-delà de la limite des eaux territoriales israéliennes comparé à l’expulsion du bouc émissaire, cette image me laisse une gêne car le bouc dont il est question dans le Lévitique emporte au désert les fautes du peuple juif. La mort d’Eichmann n’emporte aucune faute. Pourtant, à la fin de son livre, Hannah Arendt condamne Eichmann  à être expulsé hors du territoire de vie de l’humanité. Dans cette expulsion demandée je vois une résonance avec le geste de jeter les cendres au large de la terre d’Israël, comme si elles avaient un pouvoir de souillure. Eichmann est envoyé à « Azazel », au démon, non en expiation mais tout de même en éloignement du mal hors de la communauté. Le commissaire de police Michael Goldman chargé de jeter les cendres rince ensuite le récipient dans la mer et peut-être ses mains : « Celui qui aura conduit le bouc à Azazel devra nettoyer ses vêtements et se laver le corps avec de l’eau, après quoi il pourra rentrer au camp. » Et la vedette israélienne rentre à Jaffa dans le petit matin.

Vendredi 7 novembre 2013
Toujours avec John Glenn. Sur l’axe des littératures du moi et dans le sillage de saint Augustin, lecture des Confessions et des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau. Pris au pied de la lettre, le texte liminaire des Confessions ne peut être que d’un fou : « Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et probablement existera jamais. » Comment cette unicité individuelle déclarée peut-elle servir d’exemple à un autre ? À tous ? Quand on a dit « paranoïa » on a rien dit. Saint-Augustin concevait ses Confessions comme l’exemple d’un moi soumis à l’ordre divin. La portée universelle du texte tenait à son ampleur théologique. Les confessions augustiniennes comptaient aussi une dimension de défense devant le jugement des hommes, une disculpation contre l’accusation d’arianisme. Les intrigues de Rousseau – toute l’affaire avec Grimm, Diderot et Mme d’Houdetot – n’ont en elles-mêmes aucun intérêt. Les confessions de Rousseau procèdent elles aussi d’une justification contre une accusation qui n’est pas prononcée. Dieu s’est éloigné. Il demeure pourtant. Le geste insensé de vouloir déposer son livre, Rousseau juge de Jean-Jacques sur l’autel de Notre-Dame montre que toute cette écriture du moi reste prise sous l’œil de Dieu. En va-t-il ainsi de toute écriture du moi, jusqu’à l’auto-fiction de ces dernières décennies ? La folie de Rousseau est de n’écrire que pour soi : « […] je n’écris mes rêveries que pour moi » et, anticipant les techniques d’enregistrement actuelles : « […] leur lecture doublera pour ainsi dire mon existence. » Page 50 des Rêveries, Rousseau fait allusion à Augustin « […] qui se fut consolé d’être damné si telle eut été la volonté de Dieu. » Or, saint Augustin n’a rien écrit de tel. Quoiqu’il en soit, comment un tel monstre d’égotisme (p. 110 des Rêveries : « […] je m’aime trop moi-même pour pouvoir haïr qui que ce soit. Ce serait resserrer, comprimer mon existence, et je voudrais plutôt l’étendre sur tout l’univers. ») a-t-il fondé le « contrat social » ? Il ne faut certes pas juger un auteur sur la postérité de ses lecteurs et sur les (mé)usages politiques qui s’ensuivent – Schopenhauer n’est pas comptable de sa lecture par Hitler– mais enfin, il faut se souvenir que dans la forêt cambodgienne le nom de Rousseau résonnait parfois lors des discours délirants des Khmers rouges.

Dimanche 3 novembre 2013
Pour l’homme, quitter la Terre c’est se quitter soi-même.

Samedi 2 novembre 2013
Toujours avec John Glenn. Cendrars, L’Homme foudroyé, p. 58 : « « … Attendre, mais, bon Dieu ! attendre quoi ?… » » Pourrait être phrase d’exergue du troisième volet du triptyque. Entre la pureté d’un texte sans exergue et la beauté d’un étayage subtil.

Samedi 26 octobre 2013
Reprenons la route des étoiles. John Glenn : ce qu’il voit, ce qu’il entend, ce qu’il ressent durant son vol en orbite terrestre. Dans son rapport, Glenn justifie les vols habités. Justifier est bien le terme car c’est comme si l’homme – déjà obsolète – devait lutter pour se survivre un moment encore dans sa compétition avec les machines créées de sa main. Pour Christophe Colomb, il était indispensable d’y aller voir soi-même, mettre son corps en présence de l’inconnu. Pénétrer cette « zone torride » où l’on pensait que l’océan pouvait bouillir. Pour explorer l’espace, selon les tenants de l’exploration robotisée l’homme est superflu.  La tentation d’y aller soi-même est cependant la plus forte. À quoi tient-elle ? Mettre son corps et son âme à l’épreuve. Comme l’expliquait Hannah Arendt, l’homme n’est déjà plus tout à fait lui-même lorsqu’il s’élève dans l’espace, à l’abri de son scaphandre. En s’élevant au-dessus de la terre-mère, l’homme s’éloigne de lui-même – à tout le moins du vieil homme qu’il a été. Il faut écouter les témoignages des astro-cosmonautes sur ce point : Titov disant son sentiment de « nostalgie » vis-à-vis de la terre lors de son premier vol ; les pilotes d’essai américains des années quarante disant qu’ils avaient la sensation de se « détacher » de la terre lorsqu’ils passaient le mur du son. L’homme était devenu pleinement l’homme – au sens de l’humanisme moderne – avec Christophe Colomb, au moment où toutes les parties du monde furent reliées entre elles par les navires dans l’avènement d’une unification juridique de l’espèce, il est possible que l’homme ait déjà cessé d’être lui-même avec les premiers vols au-dessus de l’atmosphère terrestre.

Dimanche 13 octobre 2013
Dans le livre signé de lui, 700 000 kilomètres dans le cosmos, Guerman Titov se récite le vers de Lermontov : « Et l’étoile parle à l’étoile. » C’est un vers que Mandelstam a pris à contrepied dans son poème Je me suis lavé au fond de la cour (1921) : « On ne peut respirer, le firmament grouille de vers / Et toutes les étoiles sont muettes. » Mais je vois aussi que Littell, dans Les Bienveillantes, a mis son narrateur dans les pas de Piétchorine, Un Héros de notre temps, au Caucase. À suivre.

Dimanche 6 octobre 2013
Au moment de me mettre à la rédaction des vols spatiaux de l’année 1961-1962 je suis moi-même en quête d’un « lanceur ». Relecture de « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme » (1963) de Hannah Arendt déjà lue le 31 mars dernier : « Comment peut-on douter qu’une science qui a rendu l’homme capable de conquérir l’espace et d’aller  sur la lune n’ait pas accru sa dimension ? » L’article décrit une boucle puisque cette « augmentation » équivaut à une « destruction ». L’ombre de Günther Anders plane sur une telle phrase à propos « du problème principal qui est que l’homme peut faire, et faire avec succès, ce qu’il n’est pas à même de comprendre et d’exprimer dans le langage humain de tous les jours. » (p. 343)
Quel ciel conquiert la « conquête de l’espace » ? Est-ce le « ciel-livre » dont parle Augustin citant Isaie (p. 1098) : « Oui, le ciel se repliera comme un livre » ou encore : « Aussi as-tu étendu, comme une peau, le firmament, figure de ton Livre ». Ce livre-ciel auquel le chanteur Johnny Cash a donné un écho dans sa chanson The Singer : « I’m a child of this age / Locked into the pages of your book. »

Mardi 17 septembre 2013
La rédaction de la strate « Eichmann » est en voie d’achèvement. Continuation de la lecture de saint Augustin. Livre XI. Une théorie du temps. Ou plutôt une théologie du temps. Extraordinaire chapitre construit de manière circulaire et qui pourrait être lu en boucle, telle une danse de derviche, un mandala ou quoi ? Qu’est-ce que le temps en effet ? Un cercle qui va de la création à la création. À la recherche d’une vérité en-deçà du langage. Or, cette création est de parole. Un passage du Verbe éternel à la parole dans le temps – le souffle. C’est une fois encore la Sagesse qui est au rendez-vous. Page 1037 : « Tu as tout fait dans la Sagesse ! C’est elle le Principe, et dans ce Principe tu as fait le ciel et la terre. » Le temps de saint Augustin s’appréhende à l’aulne de l’éternel : « stable et sans futur et sans passé, l’éternité dispose le futur et le passé. » Pour Augustin, l’étonnant n’est pas de concevoir l’éternité mais plutôt de constater qu’il y a du futur et du passé. D’ailleurs, ce futur et ce passé ne sont que deux modalités des « trois présents », p. 1045 : « C’est donc une impropriété de dire : « Il y a trois temps : le passé, le présent et le futur. » En effet, il y a bien dans l’âme ces trois modalités du temps, et je ne les trouve pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision directe ; le présent du futur c’est l’attente. » C’est dans l’esprit seul que se distinguent ces trois temps, p. 1054 : « Ne serait-ce pas que, dans cette activité de l’esprit, il y a trois modalités : l’attente, l’attention, le souvenir […] ? » Le triptyque est une variation exploratoire de ce souvenir, « D’où venons-nous ? », de cette attention présente, « Cette année-là » et de cette attente, « L’attente ». Et le texte en son entier est une création « dans une coque de noix » (Joyce) en compétition – en consolation – de la Création avec son grand C (Steiner). Car ce chant n’est qu’un faible segment de l’immense chant ininterrompu au cours des générations. D’où la dédicace aux prédécesseurs, aux successeurs.

Lundi 16 septembre 2013
La prière est-elle un genre littéraire ?

Dimanche 1er septembre 2013
Ce mois d’août, lecture d’Anna Karénine en attente, en particulier, de l’accouchement du personnage principal. Ce dernier est éludé au profit de celui de Kitty, la femme de Levine, le double de Tolstoï : « Il presse sa main moite, agitée et plaintive, puis calme, souriante… » Tout le roman paraît pris sous une force centrifuge qui tend à s’écarter d’Anna Karénine vers les personnages secondaires. Ainsi de la huitième partie qui ne traite que de Levine. Magnifique scène de fenaison.

Mercredi 28 août 2013
Revenu au procès Eichmann. Je m’astreins à lire l’intégralité ou presque des sessions entre juillet 1961 et mai 1962. En parallèle, relecture du Procès de Kafka. Il est tout de même extraordinaire que le tournage du Procès d’après Kafka par Orson Welles se soit déroulé dans le temps du procès Eichmann. Avec mon casque sur les oreilles, les yeux sur l’écran des vidéos tournées par Leo Hurwitz, une certaine hallucination se produit. La vertu hallucinatoire de l’archive. Me voici moi aussi assistant au procès. Pénétrer à rebours le passé pour en faire un « présent-passé ». Relecture du livre d’Annette Wieviorka. Relecture de Haim Gouri. La séquence du procès Eichmann a été entièrement filmée, sa représentation double le réel. Avec ces vidéos on passe de la représentation discontinue qui avait été jusqu’alors l’apanage de l’homme à l’annonce d’une représentation continue qui sera la surnature de l’homme – ou de ce qu’il en restera – demain. En note du Procès de Kafka je lis à propos du personnage du « fouetteur » cette remarque de Günther Anders le Perspicace (p. 1023) [Franz Kafka, Pro und Contra, 1951) : « « Je suis employé comme fouetteur donc je fouette », déclare dans Le Procès un homme qui, par la faute involontaire de K., est contraint de frapper deux fonctionnaires. Il y a un quart de siècle, quand Kafka créa ce personnage, on le prit pour un pantin imaginé par un sadique ; la psychanalyse ne tarda pas à se saisir de toutes les figures de ce genre dans l’œuvre de Kafka. Et le lecteur non psychanalyste les éprouvait, lui aussi, comme « construites », parce qu’elles n’étaient que des « fonctions » et parce que, dénuées de la moindre trace de conscience, elles n’agissaient plus vraiment et se contentaient d’obéir. Aujourd’hui la réponse du fouetteur apparaît dans une tout autre lumière : elle est identique aux réponses des employés des camps allemands d’extermination dans leurs interrogatoires. Elle est la réponse de l’homme sans pouvoir et sans responsabilité : sans responsabilité parce qu’on ne lui en laisse aucune ; c’est la réponse de celui qui ne vit pas vraiment, mais qui « est vécu ». » Ne sommes-nous pas tous devenus plus ou moins ces hommes sans pouvoir ni responsabilité ? The Hollow Men. Tous plus ou moins « dévitalisés » et « vécus » plutôt que « vivants ». L’enregistrement vidéo du procès donne une sorte d’horloge imagière à « Cette année-là ». Mais l’image omniprésente – le régime imagier – n’est peut-être pas étranger à cette dépossession de la vie dans l’homme.

Mardi 13 août 2013
Tenu pour le premier autobiographe, Augustin se demande au début du livre X pourquoi écrire des « confessions ». En effet, ne s’adresse-t-il pas à Dieu seul ? Augustin se propose de dire l’intériorité de son être. Il y va du scellement d’une communauté humaine devant ou en Dieu. En va-t-il ainsi de toute autobiographie ? En subsiste-t-il des restes dans les autobiographies extorquées sous la torture en milieu communiste ? Une inversion infernale ? Plus loin, p. 987 : « Le meilleur, c’est l’intérieur » sonne comme une confirmation de l’invitation : « La porte est à l’intérieur ».

Mercredi 7 août 2013
Lecture d’Augustin. Relu plusieurs fois, à des moments différents, le passage du livre IX dit de « l’extase d’Ostie ». La question des Confessions est celle du temps.  En dialogue avec Plotin, Ennéades, voici que revient à cet endroit la Sagesse, « Elle par qui existe / Tout ce qui est présent, qui fut et qui sera. / Elle-même n’est pas faite, mais telle, elle demeure, / Comme elle fut, et comme elle sera toujours ; / Sans qu’il y ait en elle / Ni le temps du Passé, ni le temps du Futur, / Mais seul le temps de l’Être, puisqu’elle est éternelle ; / Ni le temps du Passé, ni le temps du Futur, / Ne sont l’Éternité. » Alors, est-ce le présent ? Approcher cette région conduit à préférer, pour Triptyque le présent intégral. La sortie du temps se tient dans le présent. Si la littérature est un passe-temps, ce passage du temps – toujours en retard – se réalise au présent.

Dimanche 5 août 2013
Toujours dans Augustin je relève l’image de l’être de chair (p. 966) « qui passe comme l’herbe des champs. » Une note renvoie à Isaïe 40,6 : «Tous les êtres de chair sont de l’herbe, et toute leur consistance est comme la fleur des champs […], oui, la multitude humaine, c’est de l’herbe. » Proust s’en est souvenu, par l’intermédiaire de Hugo dans Le Temps retrouvé : « Victor Hugo dit : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent « . Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement sans souci de ceux qui dorment en-dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ».»

Jeudi 25 juillet 2013
Suis passé aux scènes tentant de décrire la procréation. Lecture de Traumatisme de la naissance d’Otto Rank. Sa volonté de fonder l’origine de l’inconscient dans cet événement relève sans doute du fantasme. La naissance serait plutôt « passage » avant d’être « traumatisme ». Avec l’avancée de la biologie c’est d’ailleurs la conception qui gagne en portée métaphysique. Les remarques de Rank sur la création convergent avec celles de Steiner. Cette référence au Livre des morts égyptiens (p. 192) : « Rê, qui a surgi de l’Océan, dit : je suis une âme qui a créé l’Océan… Mon nid est invisible, mon œuf n’est pas cassé… J’ai dressé mon nid aux confins du ciel… » Créer un monde, rivaliser avec la Création, se créer soi-même en une deuxième naissance, « inengendré » : « Wombed in sin darkness I was too, made not begotten » (Joyce, Ulysse).

Vendredi 19 juillet 2013
Cette évidence de George Steiner : « Le poème précède le commentaire. »

Mercredi 10 juillet 2013
Dimanche, trouvé chez le bouquiniste Réelles Présences de George Steiner, en attente de lecture depuis longtemps. Encore un essai. Mon Dieu, délivrez-nous de la tentation de lire des essais. Même d’un essai qui dénonce le caractère secondaire des essais en rappelant cette évidence contre l’outrecuidance de la critique universitaire : « Le poème précède le commentaire ». Notre temps a lâché la proie de la rencontre pour les ombres de l’analyse issue de la linguistique. Ainsi, le mot ne serait pas la chose ? Mais le passage le plus adéquat concerne la rencontre entre ma préoccupation du moment pour la naissance et la théorie de la création (page 240) : « Je considère l’acte esthétique, la conception et la mise au monde de ce qui, très précisément, aurait pu n’être ni conçu ni mis au monde, comme une imitatio, une reduplication à son échelle, du premier et inaccessible fiat […]. Au cœur même de tout « acte d’art » on trouve le rêve d’une échappée absolue du néant, de l’invention d’une forme d’énonciation si nouvelle, si propre à son concepteur, que, à la lettre, il rendrait obsolète le monde qui l’a précédé. » Mais évidemment, ce geste créateur vient toujours après le premier, la Création avec un grand C. En quoi la création, avec un petit c, est toujours « imitation » de la Création. À la conception hébraïque correspond la conception aristotélicienne de la mimesis. Mais l’idée de re-présentation atteint vite sa limite. C’est celle de « contre-création » que Steiner avance. Voici venir la proximité de « naissance et d’abîme fertile ». Page 244 : « Dans tous les actes d’art de valeur, bat le pouls d’une gaieté en colère ». Rage de venir après ? Page 245 : « Pourquoi ai-je été nommé avant de pouvoir nommer ? » Voici venir une proximité qui résonne avec « Cette année-là » qui est en quelque sorte une tentative d’autoportrait. « « Se peignant », formule lourde de sens, l’écrivain ou l’artiste recrée son propre personnage. […] il renaît à une liberté inviolée, à une possession de la venue en ce monde […]. […] l’autoportrait est le mode le plus antagoniste de la création. La mimesis est une réappropriation. » C’est bien expliqué mais moi j’essaie de le faire. Délivrez-nous des essais.

Samedi 6 juillet 2013
J’arrive doucement au bout des scènes de la vie de famille. Lecture de Tristram Shandy. Longue périphrase autour de la naissance. Passages sur le double sens des mots (à rapprocher de Freud, « Sur le sens opposé des mots originaires » et de Proust suivant ma note du 21 avril) : page 158 de l’édition Jouvet « […] tout en ce bas monde, mon très cher frère Tobie, possède deux anses, ou, si tu préfères, deux pendants ou battants par où le prendre. » Tout cela au terme d’une discussion à propos des « deux bouts » d’une femme, le bon et le mauvais. Et alors, l’oncle Tobie fixe une fente dans le mur. Cette fente revient page 328 justement à propos du sens double : « Ce mot-ci est à double sens, s’écria Eugenius, […] en posant l’index de sa dextre sur le mot Fente, à la page […].»
Et encore ceci, page 491 : « Devrons-nous éternellement produire de nouveaux livres comme les apothicaires produisent de nouvelles mixtions en ne faisant que les transvaser d’un flacon dans un autre ? »

Vendredi 5 juillet 2013
Ou alors, tout écrire au présent. Dans l’attente de la relecture des livres X et XI des Confessions. Quel présent employer ?

Jeudi 4 juillet 2013
La religion de saint Augustin est bien la religion du livre. L’itinéraire qui dans Les Confessions le conduit à Dieu est pavé de textes. Au-delà des références bibliques dont est gorgée chaque ligne, Les Confessions est un parcours de lecture. C’est des livres qu’Augustin tire la vérité à laquelle il aspire. Lecture de Cicéron et des classiques pour un premier accès à la « philosophie » en quête de la « Sagesse » en annonce de la Sagesse-Christ. Ensuite vient le buisson vénéneux des lectures manichéennes. Enfin, la lecture joue un rôle opératoire au moment de la conversion. Page 938, le haut fonctionnaire en visite Ponticianus tombe sur le livre de Paul posé sur la table, ce qui l’incite au récit des miracles d’Antoine. Puis, au moment de l’ultime décision pages 950 et 951 vient l’admonition divine par l’intermédiaire d’une voix d’enfant. Or, qu’ordonne cette voix ? « Prends et lis ! » Alors Augustin se saisit des évangiles qu’il ouvre au hasard sur l’épître aux Romains, 13-13 : « Plus de ripailles ni de beuveries ; plus de luxures ni d’impudicités ; plus de disputes ni de jalousies. Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ et ne vous faites pas les pourvoyeurs de la chair dans les convoitises. » Mais c’est l’ami Alypius qui donne la clé du passage en pointant la suite : « Celui qui est faible dans la foi, accueillez-le. » Ainsi le livre joue une fonction d’oracle qu’il faudrait comparer avec la lecture des entrailles par l’haruspice (on ouvre un livre comme le corps d’un animal mort pour y lire ce qui est – ou n’est pas – écrit) : non pas un ordre préétabli dans le ciel auquel se conformer mais plutôt un ordre à faire surgir de l’intérieur pour inventer une forme individuelle. Telle est l’intériorité qui guide la confession. Je me souviens de l’injonction trouvée par jeu, alors que j’avais une vingtaine d’années, dans Illusions perdues : « Sois à la bibliothèque. » C’est que la religion du Livre s’épanche en religion des livres.

Samedi 29 juin 2013
Poursuite de lecture de Tristram et de saint Augustin. Retour aussi à la matière de Bretagne : l’« aventure » est originellement « ce qui advient ». Le dictionnaire historique indique que le mot vient du participe futur de advenire. Le participe est le mode grammatical d’exploration du temps. Dommage que le français ne possède pas de participe futur. Il est à inventer. À verser à l’élaboration d’une philosophie de l’attente. Relire le passage de Mimésis d’Auerbach sur le roman de chevalerie. Toutes ces lectures autour de l’écriture de « Cette année-là ». Nourriture ou empêchement ? Toucher ce qui est original dans l’aventure commune.

Dimanche 9 juin 2013
Un échange avec les éditions Tristram me ramène à Tristram Shandy, une lecture provisoirement abandonnée depuis vingt-cinq ans, que je reprends de manière impromptue. C’est sans doute la meilleure manière d’entrer dans ce monument de fantaisie. Lequel est une longue digression autour de la naissance. Je m’arrête à la recherche du nom : p. 67 de l’édition Garnier-Flammarion : « Il tenait que, par une étrange vertu magique, les bons ou les mauvais noms, comme il les appelait, influaient irrésistiblement sur notre caractère et notre conduite. » – ou : « Il pensait en effet que par un étrange et magique pouvoir de prédestination les bons et les mauvais noms, ainsi les désignait-il, imprimaient irrésistiblement leur marque à notre caractère et notre conduite.» (p. 87 de la traduction Jouvet chez Tristram) – car je lis le texte dans le tremblé entre les deux traductions de manière à percevoir comme en transparence le texte original (pour reprendre l’image de Benjamin sur la traduction).

Samedi 18 mai 2013
Heinz Wisman note p. 174 : « Dès le début de la Théogonie, les Muses sont dites savoir ce qui fut, ce qui est et ce qui sera (vers 38), mais Hésiode, juste avant, caractérise le chant qu’elles lui ont inspiré en indiquant que sa fonction est de célébrer « ce qui fut jadis et ce qui sera » (vers 32) : le présent est donc désormais ouvert, et c’est de l’art du poète que son sens dépend. » Me voilà renvoyé à mon interrogation de samedi dernier sur les temps.

Samedi 11 mai 2013
Possibilité d’écrire « D’où venons-nous ? » au passé, « Cette année-là » au présent et « L’attente » au futur. Risque d’artifice. Le temps est bien la question.

Jeudi 9 mai 2013
Les jours d’écriture sont comme s’ils n’étaient pas vécus. Toujours ça de pris.

Dimanche 5 mai 2013
Voilà un an que je tourne autour de « Cette année-là ». Au moment de commencer à « écrire », l’effroi me prend. Dans l’attente – figure de l’Espérance peinte par Giotto ou de L’Objet invisible par Giacometti – le mouvement vers de la saisie annoncée – la douce tension du désir et la promesse qu’il formule – gît l’angoisse de voir s’effondrer, dans le geste de saisie même, l’objet convoité. La pièce d’or changée en sable. Telle est la promesse portée par l’écriture. L’objet désiré – mais quel est-il ? – peut s’écrouler à tout instant. L’encre et le papier sont tristes comme la chair. L’écran et les touches de l’ordinateur plus encore. L’art : donner au texte la saveur – la Sagesse – du mouvement qui va vers. Quoi ? Sans savoir. Orphée trace son sillon et ne doit pas se retourner. Alors, prenons un petit détour théorique. Un réconfortant pour la route. Par exemple Heinz Wisman rapportant p. 93 une anecdote à propos de Heinrich Heine : « On raconte que, lorsqu’il apprit que la censure imposée par le régime de Metternich était supprimée, Heine éclata en sanglots en disant :  » Je ne pourrai plus faire de poésie  » . » Même si cela sonne trop beau pour être vrai et si notre temps exerce non plus la censure à l’ancienne mais une censure à la source cérébrale même de nos contemporains par les artifices de la propagande auto-administrée sous forme de publicité, de communication de masse et de soi-disant information, c’est-à-dire un envoûtement généralisé, planétaire et consenti, alors le poète trouve une raison d’être bien plus forte qu’au temps de Heine, celle d’aller chercher dans la langue les vérités qui s’y trouvent encore.

Samedi 4 mai 2013
Poursuivons la route des étoiles, Les Confessions d’Augustin d’une main, L’Étoffe des héros de Tom Wolfe de l’autre. Mais aussi, par curiosité et faiblesse à tendre la main vers des essais, Penser entre les langues de Heinz Wisman. J’y trouve des éléments de compréhension du mouvement poussant un individu – Augustin – à raconter sa vie. Page 106 : « Pour Luther, l’individu se découvre à travers la prise de conscience de sa faute. Reprenant les méditations augustiniennes sur le péché originel, le théologien allemand interprète la séparation d’avec Dieu comme séparation de soi, comme aliénation. Par conséquent, même si la rédemption suppose l’intervention salvatrice de l’amour divin, la juste foi, faite de contrition sincère et de confiance absolue, amorce le processus de réappropriation, qui fonde l’identité du moi. La quête du salut et l’affirmation de soi ne font plus qu’un. En ce sens, la grâce ne devient l’instrument d’une reconnaissance que de ce qui a déjà été accompli par l’homme ; les hommes devant d’abord parvenir à construire ou à réaliser leur moi de manière à ce qu’il ne soit pas « ébréché », tributaire d’autre chose qu’eux-mêmes. » Wisman y voit une source du sujet moderne : « Une telle valorisation de l’immédiateté existentielle ne va pas sans laisser de traces profondes et il faut admettre que cette tradition trouve sa véritable expression philosophique dans la morale kantienne. » Dans sa propension à se passer de toute médiation, à commencer par les saints, la réforme a sans doute évacué la Sagesse et finalement… le Christ lui-même. Du récit de soi comme confession, d’Augustin à la souveraineté du sujet kantien : il faudra en repasser par Rousseau.

Vendredi 3 mai 2013
Lecture d’Augustin. Quelle relation avec « Cette année-là » ? Lecture, réflexion, documentation sur les vols spatiaux forment de grands cercles préparatoires. L’écriture est aussi affaire de rétention. Une tension vers. Une attente. Un long et raisonné dérèglement de tout le sens. Page 822, je m’arrête, et même je bute sur le mot « Sagesse ». Augustin avance cette « catégorie » à partir de Cicéron et de la « philo-sophie ». « Sagesse » est un terme particulièrement édulcoré par l’usage. Il faut mesurer combien il a été détourné par les mille six-cents ans qui nous séparent d’Augustin. Jusqu’à devenir suspect aujourd’hui. Les différents « comités des sages » ont davantage pour fonction de dire l’« éthique » que la « sagesse » et encore moins la « Sagesse ». À partir de Cicéron, Augustin laisse s’épancher le sens du terme, particulièrement difficile à éprouver. « Sagesse » est un mot qui se comprend par le goût. Il vient du latin « sapidus », « qui a du goût, de la saveur », mais aussi de « sapere », « savoir » : un savoir qui a du goût ? Miel ? Sel ? Amertume ? Mais « Sagesse » est d’abord un terme théologique (vers 1170, en français saivesce). Il désigne le Fils dans la figure trinitaire. C’est ainsi qu’Augustin discerne dans la « philosophie », celle de Cicéron en l’occurrence, un avant-goût de la « Sagesse », celle du Christ : « […] ce n’était pas telle ou telle école, mais la Sagesse elle-même, quelle qu’elle fût, que je devais aimer […] » – Cette Sagesse est celle qui parle dans les Proverbes. Qui est-elle qui crie par les rues et exhorte au bien vivre des braves gens avec sa morale de fourmi ? C’est pourtant par elle que Dieu « a fondé la terre » (3, 19). Et en 8, 22 il est même indiqué que Dieu l’a créée, « avant ses œuvres les plus anciennes ». Je me souviens des explications données par Dominique Cerbelaud dans la série vidéo L’Apocalypse : pour les chrétiens, cette Sagesse s’identifie au Christ. Or, dans le débat qui agite les chrétiens autour du concile de Nicée, le dogme qui l’emporte – contre Arius – est que le Christ est « engendré » et « non créé ». Le Père ne cesse d’engendrer son Fils : c’est ce que montre la figure de la Trinité, le Père projetant sans fin le Fils. « En affirmant le caractère incréé de la figure sapientielle, le christianisme rompt du point de vue dogmatique avec le judaïsme pour qui la Torah – support de la Sagesse – restera toujours une entité créée. » Pour Augustin, il s’agit pour l’instant de « confesser » son égarement manichéen. Je pense aussi à Verlaine (Sagesse) et Rimbaud (Vierge folle). Mais il est temps de reprendre la route des étoiles.

Jeudi 25 avril 2013
Séquence vols spatiaux. Guerman Titov, troisième homme dans l’espace – mais premier à y dormir – note : « Je savais qu’il existait un sentiment de nostalgie pour l’homme qui quitte sa patrie. Je sais maintenant qu’il existe un sentiment semblable vis-à-vis de la Terre elle-même. Mais je ne sais quel nom lui donner. »

Lundi 22 avril 2013
Augustin, p. 789 : « Cet âge donc, Seigneur, je ne me souviens pas de l’avoir vécu ; d’autres m’y ont fait croire, et c’est d’après d’autres enfants que j’en ai conjecturé le déroulement ; mais, malgré la sûreté de mes conjectures, j’ai peine à le faire entrer dans le décompte de ma vie, celle que je vis aujourd’hui ici-bas. Appartenant aux ténèbres de mon oubli, il va rejoindre celui que j’ai vécu dans le sein de ma mère. Et si dans l’iniquité j’ai été conçu, dans le péché ma mère m’a nourri en son sein, où donc, mon Dieu, je te le demande, où donc, Seigneur, moi, ton serviteur, où et quand ai-je été dans l’innocence ?
Mais voici que j’abandonne cette époque-là : qu’ai-je encore à faire avec elle, elle dont ma mémoire ne garde aucune trace. » Le mouvement d’Augustin est d’abord de reconnaître la continuité d’identité de l’embryon au nourrisson mais il coupe court en passant à autre chose : la grande affaire de l’apprentissage du langage. Ce qui l’intéresse n’est pas tant la mémoire de cet « avant » que sa condition sous l’espèce du péché. Le retournement prend la forme d’un déni de reconnaissance de la part de celui qu’il est au moment de la rédaction, un penseur dans l’âge mûr, à l’égard de celui qu’il a été dans le ventre de sa mère et dans ses premiers jours. Mon projet : faire parler ces jours-là.

Dimanche 21 avril 2013
Entrons dans Les Confessions d’Augustin, parangon de la littérature du « je ». Après la relecture du passage d’Arendt sur la conquête de l’espace, je me souviens que sa thèse portait sur le concept d’amour chez Augustin. En quoi Les Confessions vont-elles, à leur tour, irriguer « Cette année-là » ? Un texte saturé d’écriture. Des Écritures. Un texte à la recherche de la voix. Lisible comme un psaume. Je cherche ce point où « croire » et « ne pas croire » sont tout un. Telle est la condition de lecture d’Augustin. Quel est ce dieu qu’il tutoie ? Celui de Martin Buber?
Prégnance du triple – de la trinité – « Passage du monologue de la triple concupiscence au dialogue à une voix de la triple confession. » Ne pas aller trop vite. Au commencement est bien la question du pain, ou plutôt de la faim (Schopenhauer et Augustin se rejoignent sur ce point) – c’est devant la faim que « croire » et « ne pas croire » se rejoignent : tous « prient » chaque jour, que leur soit donné le « pain ». Que la manne vienne. Quelle est cette parole qui fait irruption dans une vie comme un « tu » venant briser la clôture d’un « moi » ? Un récit de vie. Sous-jacentes aux Confessions d’Augustin sont celles qui étaient extorquées dans les régimes communistes : aveux à travers des récits de vie en lambeaux. Patrice Cambronne, auteur de la notice de présentation dans l’édition de la Pléiade, signale à juste titre la proximité du temps des persécutions. La confessio fidei pouvait conduire au martyre. Il signale aussi que le mot confessio traduit le grec exomologeistai et désigne un sacrifice d’actions de grâces pour une faute pardonnée. L’aveu en milieu communiste garderait-elle trace de cette dimension sacrificielle ? La rédaction des cahiers soigneusement travaillée à Tuol Sleng par Douch et ses aides tortionnaires m’a toujours semblé « absurde » puisque l’issue était « écrite d’avance ». Néanmoins, cette étape semblait indispensable à l’établissement de la « vérité » fondatrice de la culpabilité. Question pour une autre fois. Il se peut qu’Augustin aussi ait écrit ses « confessions » en réponse à une accusation – à tout le moins à un soupçon – de manichéisme persistant.
Sous l’angle de la temporalité des Confessions, Cambronne distingue la « memoria du monde », la « memoria de soi » et la « memoria de Dieu ». Quelle résonance avec le temps biologique, le temps familial et le temps historique qui forment les trois brins temporels de la tresse « Cette année-là »?
Évidemment, c’est le livre I qui m’intéresse d’abord, celui des « commencements », où la mémoire de soi précède la conscience de soi – le logos. Mais il se pourrait que ces « commencements » reflètent « le » commencement, l’origine – comme dans la théorie de la récapitulation de Haeckel suivant laquelle l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.
Alliance des contraires sous la souveraineté de la parole poétique. Ici se dissout le principe philosophique de non contradiction. Il faut convoquer la remarque de Proust : « Il n’y a pas une idée qui ne porte en elle sa réfutation possible, un mot, le mot contraire » ; le Freud de Des sens opposés dans les mots primitifs ; la tradition hermétique (« l’association d’attributs contraires est une des caractéristiques principales des hymnes hermétiques » – p. 1374) ; le bouddhisme zen ou le Tao.
Je ne sais d’où je viens. Le lait. « Car en ce temps-là, je ne savais que téter, m’apaiser ou pleurer, selon que ma chair se trouvait charmée ou blessée. Rien de plus. » Pourtant, de ce temps d’inconscience, Augustin dit « je ». Le rire. Cette inconscience – innocence des premiers jours n’est accessible qu’à travers l’écho « documentaire » : ce que racontent les parents, des objets et des lieux du passé, des images, aujourd’hui des photographies et des films et même des vues intra-utérines. Le paradoxe est d’avoir vécu ce temps sans conscience. Pourtant, nous avons la certitude de l’avoir vécu : page 786 : « Ce qu’il en était alors de moi, je ne m’en souviens pas. »

Samedi 20 avril 2013
« Suite métaphysique » pourrait être un sous-titre à Triptyque de la consolation.
Des statues : hier, lisant sa chronologie par Thibaudet, je constate comment Flaubert s’est démené pour donner une statue à Louis Bouilhet, son ami mort ; ce matin, ouvrant Gilgameš, je lis que le héros fait façonner une statue à Enkidu, son ami mort. Curieux collage.

Dimanche 31 mars 2013
Au moment d’étudier les vols spatiaux de 1961-1962, lecture de l’article « La conquête de l’espace et la dimension de l’homme » de Hannah Arendt dans La Crise de la culture. Le titre original en anglais est bien plus significatif. Between Past and Future. Entre passé et futur, telle est bien la situation de toute aventure humaine ainsi que l’explore en sa particularité « Cette année-là ». Ce texte de 1963 a l’avantage d’être strictement contemporain des vols en question. Il est de fait que l’homme n’a pas toujours été « humain ». Dès lors, aucune certitude qu’il demeure à jamais « humain ». Arendt fait remonter cette humanitas à la civilisation romaine. La question est donc de savoir si la « conquête de l’espace » « augmente » ou « diminue » la dimension de l’homme. Le sujet est toujours d’actualité avec le fantasme de la singularité technologique. La dissertation d’Arendt est empreinte des thèses de Heidegger et davantage encore de celles de Günther Anders. Elle avait déjà, de manière emblématique, placé le Spoutnik au seuil de Condition de l’homme moderne. Or, la science moderne a cessé de considérer les « phénomènes », ce qui apparaît, au profit de l’intérieur de la matière au-delà de ce que les cinq sens en perçoivent. Le langage mathématique de la science moderne renonce aux questions métaphysiques. Par exemple : qu’est-ce que la vie ? Ce renoncement a bien, par ailleurs, le sens d’une perte, d’un abandon de soi-même. Peut-être pour renaître plus grand, augmenté. Cette perte sera l’objet de La Légende.
La physique moderne, avec Einstein, introduit un « observateur qui se tient librement en équilibre dans l’espace ». Chaque avancée se traduit par une « diminution », un éloignement de l’homme par rapport à lui-même : abandon de l’anthropocentrisme et du géocentrisme. À chaque nouvel énoncé de la science, l’homme augmente sa puissance d’agir et se trouve en même temps plus minuscule au sein de l’univers. « L’astronaute, lancé dans l’espace extra-terrestre et emprisonné dans une capsule remplie d’instruments où chaque rencontre réelle avec l’environnement signifierait une mort immédiate, peut fort bien être considéré comme la symbolique incarnation de l’homme d’Heisenberg [l’homme ayant perdu jusqu’à l’objectivité du monde naturel et ayant découvert qu’il est toujours « confronté à lui-même et à lui seul »] – un homme pour lequel il sera d’autant moins possible de rencontrer jamais autre que lui-même et les choses faites par l’homme qu’il aura mis plus d’ardeur à éliminer toutes considérations anthropocentriques dans ses rencontres avec le monde non humain qui l’environne. » Dans ce voyage extra-terrestre c’est à la rencontre de lui-même qu’il ne cesse d’aller (de fuir ? ) – Dans ce voyage il n’est toujours qu’un animal qui cherche à agrandir son territoire. Or, cette conquête est infinie et vide de sens car l’homme n’en rapporte qu’un peu d’eau ou de sable – ou pas même – qui lui coule entre les doigts. Le château du Graal est toujours derrière la prochaine colline. Que vit Virgil Grissom par le hublot de sa capsule ? De ses propres yeux ? Arendt explique que si l’homme pouvait s’objectiver – sortir enfin de lui-même – ce qu’il a commencé de faire avec la science moderne, alors il se trouverait non seulement « diminué » mais tout simplement « détruit ». L’homme augmenté est en réalité un homme réduit jusqu’à disparaître. Non dans un « bang » mais dans un murmure.

Samedi 30 mars 2013
À la lecture de Pound, ABC de la lecture. Si le poète ne poursuit sûrement pas un objectif, peut-être poursuit-il un « dessein ». Les trois catégories de la poésie selon Pound : phanopoeia (faire apparaître dans l’espace) ; melopoeia (faire résonner dans le temps) ; logopoeia (faire raisonner dans l’intériorité de la conscience). Ou bien selon Denis Roche : « Les « trois sortes de poésie » selon Pound : logopoeia : sens et contexte joints au système sémantique des références ; phanopoeia : le règne de l’image et de la métaphore ; melopoeia : rythme et musique. » Voir aussi How to read.

Mercredi 27 mars 2013
Relecture de la dissertation de Schopenhauer sur la métaphysique de l’amour sexuel : « Car c’est bien la génération future, dans toute sa déterminité individuelle, qui, poussée par toute cette agitation et toutes ces peines, accède à l’existence. Oui, c’est déjà elle qui se manifeste dans la sélection si circonspecte, si déterminée, si obstinée pour satisfaire la pulsion sexuelle, et qu’on appelle aussi amour. En vérité, l’inclination grandissante de deux amants est déjà la volonté de vivre du nouvel individu qu’ils sont capables et désireux d’engendrer ; la rencontre même de leurs regards languissants fait déjà s’allumer une vie nouvelle qui s’annonce comme une future individualité harmonieuse et bien composée. » Ce passage n’est pas contradictoire avec celui-ci de Bataille (L’Expérience intérieure) : « Si j’envisage ma venue au monde – liée à la naissance puis à la conjonction d’un homme et d’une femme, et même à l’instant de la conjonction – une chance unique décida de la possibilité de ce moi que je suis : en dernier ressort l’improbabilité folle du seul être sans lequel, pour moi, rien ne serait. » Non. L’improbabilité se change chez Schopenhauer en nécessité absolue. Mais la chance évoquée par Bataille indique aussi l’absolue nécessité que ce numéro fût tiré et non un autre. Dans la métaphysique de l’amour l’individu se trouve appelé à la vie, lui et non un autre. La volonté de vivre sive natura est douée d’intentionalité.

Mardi 19 mars 2013
Relecture de la dissertation de Schopenhauer sur la mort (p. 1875). Avant de nous emmener en conclusion jusqu’au nirvana, Schopenhauer ouvre son texte circulaire sur la philosophie indienne en invitant à concevoir l’homme comme brahman (disparition de la dualité du « moi » et du « ceci », du « sujet » et de l’« objet ») plutôt qu’en tant que créature tirée du néant et ne commençant son existence tirée d’un autre qu’à partir de la naissance. Cette conception étendue, métaphysique, pourrait donner une dimension plus ample à « Cette année-là ». Que dit le naturaliste de la mort ? Jean-Pierre Changeux par exemple. Il est intéressant de noter que, traitant de la mort, le philosophe et le neurologue commencent d’abord par évoquer la naissance et la vie. Changeux emprunte à August Weismann l’ « l’immortalité de la lignée germinale » pour donner une image de la profusion des cellules sexuelles sans cesse émises. Mais à l’autre extrême, le naturaliste n’a rien à offrir : « Toute fonction cérébrale s’arrête lorsque l’encéphalogramme devient plat. Les oscillateurs neuronaux, engagés dans l’alternance des états de veille et de sommeil, se désactivent. Les circuits thalamocorticaux se désorganisent. La perte de conscience devient irréversible. Les tissus cérébraux finissent par se décomposer, et les réseaux de protéine régulatrices se désintègrent. » Pourtant, en abandonnant la position individuelle, l’accès à l’immortalité est possible. C’est ce que proclame Spinoza : nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels. Il faudrait revoir ici ce que dit Husserl de l’enchaînement des consciences : « […] il n’y a qu’un seul enchaînement psychique qui forme l’uni-totalité où sont enchaînées toutes les âmes. » Ce n’est pas dans l’au-delà que les âmes se perpétuent les unes dans les autres mais ici-bas. Quant à Jacques Ruffié, il justifie la mort du point de vue des avantages qu’en tire l’évolution : « Notre destinée biologique est de dissocier les combinaisons de chromosomes reçues de nos parents et d’en diffuser de nouvelles. Une fois ce travail accompli, il ne nous faut disparaître. » C’est la tournure langagière qui étonne : qui est ce « nous » appelé ici ? Y-a-t-il un « je », un « moi » au plan où les gamètes brassent leurs patrimoines ? Ce pronom personnel tirera-t-il quelque consolation devant sa perte à venir ou bien devant celle de ceux qui lui sont chers en sachant qu’il vient d’une longue lignée multimillénaire et se perpétuera dans le code qu’il aura transmis ? Schopenhauer pose différemment la question. Pourquoi s’inquiète-t-on tellement de ce qui pourrait nous advenir après notre mort alors que nous sommes indifférents à ce que nous étions avant notre naissance, demande-t-il : « Moi j’étais toujours moi-même : tous ceux en effet qui durant ce temps disaient moi étaient moi. » La mort est souvent comparée au sommeil (Homère, Iliade, XI, v. 241 ; XIV, v. 231) ; Hésiode, Théogonie, 211) et si la vie est un songe, alors la mort pourrait bien être un réveil, si la vie est un passage à travers les filets de l’illusion phénoménale alors la mort marque le retour là d’où nous sommes venus. Schopenhauer dit « dans le sein de la nature ». La vie (la volonté) est éternelle et se perpétue au-delà de l’existence individuelle. Dans la mesure où nous participons à cette vie nous sommes nous-mêmes éternels. Seule meurt l’apparence et non l’essence de notre être (les Idées de Platon) – la perdurance de la matière est déjà une consolation. Ne sommes-nous pas, depuis toujours et pour toujours, même à travers notre pourriture, des poussières d’étoiles ? Pour ma part, je me préfère en poussière d’étoiles plutôt qu’en animal humain cherchant sa nourriture – page 1891 : « […] l’être vivant ne pâtit d’aucune destruction absolue par la mort, mais perdure dans et avec le tout de la nature. » Mais il faut remarquer que Schopenhauer ne croyait pas à l’évolution : « […] chaque espèce d’êtres vivants, reste inaltérée par le changement continu de ses individus. » Or, nous autres, espèces, savons maintenant que nous sommes mortelles. Sans compter les dangers de destruction apportés par notre propre espèce. Ce serait le cas de convoquer ici la pensée de Günther Anders. La mort a peut-être changé de visage. Reste la poussière d’étoiles.
Page 1912, Schopenhauer parvient à faire toucher du doigt – ou plutôt de l’œil – en quoi subjectivité et objectivité se conjoignent, pulvérisant l’opposition entre « vie » et « mort ». Essayez de vous représenter le monde après vous, propose-t-il : il vous faudra bien le faire en étant « là ». Impossible de se représenter le monde sans « moi-même » : « […] le monde n’est pas moins en nous que nous en lui. » Se penser comme éternel conduit donc à se penser comme « non-né ». Cet approfondissement pourrait-il infléchir l’écriture de « Cette année-là » ? Sans doute non car en-deçà et au-delà de la ligne de flottaison de la naissance, l’expérience poétique emporte justement cette contradiction. Être non né, être là de toute éternité et pour toute éternité donne à notre être sa nécessité. Il est vrai que « je » est un point dans un angle mort : page 1919 « Mais le moi est le point noir de la conscience, de même que, sur la rétine, c’est le point d’insertion du nerf optique qui est précisément aveugle, de même le cerveau lui-même est totalement insensible, de même que le globe solaire est sombre, et de même que l’œil voit tout sauf lui-même. Notre faculté de connaître est toute dirigée vers l’extérieur, conformément au fait qu’elle est le produit d’une fonction cérébrale engendrée pour la seule conservation de soi, c’est-à-dire pour la recherche de nourriture et la capture de la proie. » Et la mort demeure un mystère.
Schopenhauer en vient à la palingénésie. Que les nouveaux venus remplacent ceux qui partent tombe sous le sens. Tel me racontant assister une vieille dame en train de mourir à l’hôpital, s’approchant de la fenêtre et voyant dans le parc une petite fille en train de jouer comme jouent les petites filles, sautillant et gambadant.

Jeudi 14 mars 2013
Oserai-je ce jeu de mots : Eichmann est entré dans l’histoire avec le grade d’Obersturmbannführer mais à Jérusalem il ne revendiquait tout au plus que le rôle d’Obersturmbahnführer.

Mercredi 13 mars 2013
Dans les compléments à La Volonté, curieux retournement à propos de l’histoire (page 1842 et suivantes). Tout d’abord, déconsidération de l’histoire : « […] la matière de l’histoire ne nous semble plus guère un objet digne d’une considération sérieuse, coûteuse en efforts, de l’esprit humain, lequel, justement parce qu’il est éphémère, devrait choisir l’éternel comme objet de sa contemplation. […] La vraie philosophie de l’histoire consiste, en effet, à comprendre que malgré tous ces changements incessants et leur chaos, on n’a toujours devant soi que la même et identique essence inaltérable qui se déploie de la même façon aujourd’hui qu’hier et qu’en toute éternité […]. » Où l’on voit se profiler le texte de Nietzsche sur l’inutilité des études historiques pour la vie et presque l’éternel retour. Mais, Schopenhauer adopte pour finir sa dissertation un autre point de vue en assimilant l’histoire à l’échelle collective à la raison à l’échelle individuelle : « Ce que la raison est à l’individu, l’histoire l’est à l’espèce humaine. […] Car c’est par l’histoire seule qu’un peuple devient pleinement conscient de lui-même. Il faut donc considérer l’histoire comme la conscience rationnelle que l’espèce humaine a d’elle-même. » Mais quel sera ce peuple ? Déjà plus qu’un peuple particulier : « C’est dans ce sens qu’il faut considérer l’histoire comme la raison, ou la conscience réfléchie, de l’espèce humaine ; elle tient lieu de conscience de soi que toute l’espèce partage immédiatement, en sorte que ce n’est que par elle que cette espèce devient réellement un tout, l’humanité. » De plus, Schopenhauer lie l’histoire à l’écriture (avant de Certeau ! ) – « […] l’écriture sert à restituer l’unité de conscience de l’espèce humaine sans cesse interrompue par la mort […]. » Dans L’Histoire, la mémoire, l’oubli Paul Ricœur n’évoque nullement ces réflexions de Schopenhauer.

Samedi 9 mars 2013
Avant de retourner aux archives Eichmann, un peu de philosophie. Schopenhauer conçoit une téléologie non théologique fondée sur la notion de « plan ». Les naturalistes parlent aujourd’hui de « programme ». Page 1679 : « Ainsi, par exemple, tous les mammifères ont sept vertèbres cervicales et chaque os de la main et du bras de l’homme a son analogon dans la nageoire de la baleine, ou encore, l’os du crâne de l’oiseau dans l’œuf contient autant d’os que celui du fœtus humain, etc. Or, tout cela indique un principe indépendant de la téléologie, mains qui n’en représente pas moins un fondement sur lequel la nature construit, ou encore le matériau donné par avance qu’elle utilise pour ses œuvres ; c’est précisément ce que Geoffroy Saint-Hilaire a présenté sous le nom d' »élément anatomique ». C’est l’unité de plan [en français dans le texte], le type premier fondamental (Ur-Grund-Typus) du règne animal supérieur, pour ainsi dire le ton que la nature choisit arbitrairement pour jouer sa partie. »
Note p. 2230 : dans Dialogue sur la religion naturelle, « Hume nie que la religion provienne de la contemplation de la nature. Il soutient que son origine provient de l’oscillation de l’esprit entre l’espoir et la crainte. » Une polarité psychique qui a peut-être intéressé Aby Warburg.

Mercredi 6 mars 2013
Arendt à propos de Eichmann se met, dans son épilogue au « rapport sur la banalité du mal » (p. 1286) dans la position du juge s’adressant à l’accusé : « Supposons, pour les besoins de la cause, que seule la malchance a fait de vous un instrument consentant dans l’organisation du meurtre de masse ; il reste encore le fait que vous avez exécuté, et donc soutenu activement, une politique de meurtre de masse. » L’expression d’« instrument consentant » me paraît très juste. La faute réside dans le consentement qui dans l’action quotidienne participe du crime.

Lundi 4 mars 2013
Le jeudi 27 juillet 1961, alors que le jugement d’Eichmann se poursuit par la lecture des témoignages produits par la défense, que mes parents jouissent de leur amour sur le lac de Guerlédan, qu’Ulbricht prépare en secret la partition de Berlin, à la pointe de Kermorvan Paul Celan écrit Anabase. Xénophon. Saint-John-Perse. Quelles concomitances résonnent-elles ici ? Le vendredi 4 août il achève un autre poème, Le Menhir. Pour ma part j’en suis à peu près au stade du zygote. Ce jour-là, à Moscou, devant le comité politique consultatif du pacte de Varsovie, Ulbricht expose les arguments en faveur de la fermeture de la frontière.

Dimanche 3 mars 2013
Relisant le livre de Hanah Arendt sur Eichmann, à propos de la souffrance je m’arrête à cette remarque des juges sur le départ entre la tâche de la justice et celle de la littérature : « […] ils dirent explicitement que des souffrances à ce point incommensurables étaient « au-delà de la compréhension humaine », qu’elles étaient l’affaire « de grands écrivains et de grands poètes » et ne relevaient pas d’un tribunal, alors que les actes et mobiles qui en étaient la cause n’étaient au-delà ni de la compréhension ni du jugement. »

Vendredi 1er mars 2013
Intéressante image tirée de la lecture de Warburg – ou plutôt du texte de Roland Recht sur Warburg – : son concept de Denkraum, « espace de pensée » « dont il situe le lieu de naissance entre les organes de préhension » : « Dans l’écart entre la main qui saisit, l’œil et la bouche – l’espace de pensée in statu nascendi » (Journal, 12 octobre 1929) – Ainsi se forme l’écart qui fonde la pensée (représentation ?). L’intuition de Warburg sur « l’état naissant » me renvoie exactement à l’expérience du nourrisson : c’est dans le triangle main-œil-bouche que le monde prend forme. Alors il apparaît une correspondance entre l’ontogenèse et les récits mythiques : le bébé rejoue dans son expérience sensori-motrice les grandes séparations (Gaïa/Ouranos) : « La création consciente d’une distance entre soi et le monde extérieur, tel est sans doute ce qui constitue l’acte fondamental de la civilisation humaine. »

Dimanche 24 février 2013
Grâce à L’Atlas Mnemosyne offert par Samuel Delerue, son éditeur, – ou plutôt échangé contre Les Larmes et l’extase qui est aussi une sorte d’atlas – retour à Aby Warburg. Ma primitive passion : les images. Comme l’explique Roland Recht dans sa longue introduction, L’Atlas ne se comprend qu’associé à la bibliothèque Warburg : au sens le plus organique-mental, il est lié à un tout organique-cosmologique qui comprend l’architecture de la salle de cette bibliothèque en forme d’ellipse à l’éclairage zénithal – ouverte sur le ciel –, les ouvrages eux-mêmes comme conservatoire de la mémoire des hommes – « institut d’orientation énergétique universelle » – et L’Atlas lui-même en tant que « table d’orientation ». Fritz Saxl aurait volontiers confié la réalisation de la bibliothèque à Walter Gropius ou à Le Corbusier. On peut rêver à l’espace sans pareil qui aurait été ainsi créé. Selon Recht la forme de la salle de la bibliothèque épouse celle des orbites planétaires mise en évidence par Kepler. Journal, 12 août 1928 : « Je sais depuis longtemps que la perspective du plafond doit être intégrée. La conquête de l’infini dans la verticale. »

Samedi 23 février 2013
Relevée dans la notice autobiographique d’Aby Warburg offerte par Samuel Delerue cette curieuse phrase : « […] je fus amené à considérer l’œuvre figurative non seulement comme le miroir de la vie temporelle, mais également comme un instrument pour s’orienter dans le ciel. » En percer le mystère serait accéder à la vérité des images. Retour à Atlas de Didi-Huberman. La surface polie de mon foie reflète le ciel. Étude du mur de Berlin.

Mercredi 20 février 2013
Toujours en quête de l’expérience de la vie embryonnaire et fœtale, à la lecture de Jean-Pierre Changeux, Du Vrai, du beau, du bien (p. 119) : « L’œil des vertébrés est un remarquable instrument d’optique dont le cristallin sert de lentille focalisant l’image visuelle sur la rétine. La couche sensible de la rétine est constituée par des cellules réceptrices cônes et bâtonnets qui, elles-mêmes, participent à un réseau neuronal fort complexe dont les cellules de sorties sont les cellules ganglionnaires et leur 1,5 million d’axones qui composent le nerf optique. » En antidote à la tentation naturaliste, de l’autre main, je tiens Schopenhauer, « Sur le besoin métaphysique de l’homme » (p. 1419) : « Je dirais donc : si, à l’évidence, tout est explicable par la physique, rien n’en est pourtant explicable. Il doit bien, en dernière instance, y avoir aussi pour la pensée du cerveau une explication physique qui la rende intelligible, tout comme il y en a une pour le mouvement d’une bille qu’on a heurtée. Or, précisément, cette dernière, que nous avons l’illusion de comprendre si parfaitement, est au fond aussi obscure que la première. Car ce qu’est l’essence intime de l’expansion dans l’espace […] demeure, même après toutes les explications physiques, un mystère au même titre que la pensée. » Et voici justement la naissance d’un nouvel être au cœur du mystère métaphysique (p. 1423) : « Cet inexplicable traverse tous les phénomènes et apparaît dans toute son évidence […] dans la procréation. »

Dimanche 17 février 2013
Lisant Le Mur de Berlin 1961-1989 de Frederick Taylor, je réalise que les historiens du monde contemporain en appellent à l’image photographique afin de faire naître chez le lecteur, la perception du temps enfui. Je me souviens d’un passage d’Après-guerre de Tony Judt, où l’auteur en appelle aussi au souvenir photographique afin de faire revenir le Berlin dévasté d’avril 1945. Finalement, dans le motif sur Lyautey de Confettis d’empire, j’avais tenté de reconstituer la découverte aux archives par l’historien d’un reportage photographique sur l’inauguration de la statue de Lyautey à Casablanca en 1938. Par sa vertu d’obsession stylistique, rythmique, la littérature permet d’aller plus loin dans l’image et d’accéder au « temps scellé » dans l’image. En mixant plusieurs images, elle permet même de « réanimer » le passé.

Samedi 16 février 2013
Croiser la courte phrase de Joyce « L’histoire est un cauchemar dont je n’arrive pas à m’éveiller » avec celle de Schopenhauer (p. 711) : « […] le phénomène le plus grand, le plus considérable, le plus signifiant que le monde puisse proposer, n’est pas le conquérant du monde, mais le vainqueur du monde […]. » Vaincre le monde est nier la volonté en soi-même, c’est le résultat d’un travail sur soi. Le point décisif en est l’« éveil ». Le monde comme volonté et représentation (p. 719) : « La vie et ses formes flottent désormais devant lui comme autant d’apparitions évanescentes, comme pour le dormeur sur le point de se réveiller un rêve matinal vaporeux qui laisse déjà transparaître la réalité et ne saurait donc plus l’abuser […]. » Sur cette question de l’éveil, revenir aussi à Benjamin.

Lundi 11 février 2013
Comme je l’écrivais le 16 juin 2012 à la lecture de Didi-Huberman, toute naissance est aussi une chute, la plus banale qui soit : on tombe sur la terre, ce que rendrait étymologiquement le verbe « chier » ou « choir ». § 57 de Schopenhauer : « Son existence […] est ainsi une chute incessante du présent dans le passé mort, un mourir incessant. Si maintenant nous la regardons également sous l’aspect physique, il est évident que, de même que nos pas, comme on sait, ne sont qu’une chute retardée, la vie de notre corps n’est qu’une mort constamment retardée, toujours ajournée ; […]. » À propos de la marche et de la chute, revenir sur l’ouverture de « D’où venons-nous ? ». repenser cette articulation entre la marche et la résistance à la chute.

Dimanche 10 février 2013
À la lecture de la notice « Astrologie » de l’Encyclopaedia Universalis, de l’article d’Aby Warburg sur le palais Schifanoia de Ferrare, les planches I et 27 de son Atlas Mnemosyne, dans le souvenir d’Atlas de Georges Didi-Huberman, je lis l’article de Heidegger sur la notion ou déesse Μοιρα (Moîra) [voir aussi les Moires]. Le poème de Parménide raconte une course en char initiatique vers la connaissance. Au terme du voyage, la déesse Aletheia (ou Mnemosyne) accueille l’initié. Le texte est scandé par l’appel aux trois déesses Diké, Ananké, Moîra. Il me plaît de remarquer que dans son commentaire Heidegger remarque que l’εον, l’étant, s’exprime comme participe, forme qui tient à la fois du verbe (vecteur de l’action) et du nom (vecteur de l’état). Le participe présent est en effet une forme grammaticale à même de laisser couler le temps sur les choses à dire.
À croiser l’embryogenèse et l’étude de Moîra par Heidegger, tentation de rabattre la notion de « Pli » sur tous ces phénomènes d’invagination tissulaire comme si la chair était ainsi « appelée dans son devenir ». Ici, mon propre corps se fait table de divination. Délire scientifique et philosophique peut-être, vérité poétique possible. Mais encore, à relier la lecture de Piaget à celle de Heidegger : le νοειν, « prendre dans son attention » n’est-il pas le propre du tout petit enfant qui saisit ce qui passe à portée de ses sens ? Entre l’œil et la main. Ainsi la pensée n’est pas une « chose » parmi les étants, elle est l’être dans son déploiement (ou dépliement) et le fait apparaître dans son dévoilement (Aletheia). Mais, explique Heidegger, l’essentiel de ce que Parménide dit de l’être se trouve placé incidemment dans une proposition subordonnée. Cet essentiel est justement la Moîra. La Moîra est la « Dispensation » ou l’« envoi de l’être » (Geschick des Seins) [projection ? jet ? message ?]. Or, « déplier » suppose une temporalité. Moîra est ce qui octroie la présence éclairée. Rapportée à « Cette année-là », cette méditation confirme que ce n’est pas l’histoire comme telle (la représentation des choses dans le temps) que tente de saisir le texte en gestation, mais le jet de la pensée dans les mots sous l’espèce du vocatif.

Jeudi 7 février 2013
Sur la piste de la prime enfance à la lecture de Jean Piaget. Comment traquer les sensations oubliées à la lecture de la théorie ? La sensation magique éprouvée par l’enfant de voir apparaître ceci ou cela hors de toute attente, ou au contraire comme une émanation de son activité, voire de son désir, se perpétue dans l’âge adulte. Soudain, à l’autre bout de la ville, je vois surgir une camionnette à l’enseigne « Amibois ». C’est la voiture de l’ébéniste à qui je me suis adressé l’autre jour par messagerie. Mais l’objet me vient là sous les yeux, avec son nom familier et inattendu, comme sans doute passe devant les yeux du tout jeune enfant tel ou tel objet mouvant qui lui rappelle quelque chose, dans une sorte de collision mentale entre deux sensations formant image. Le réel emprunte décidément son vêtement au rêve. Dans sa chasse aux correspondances, aux analogies, aux ressemblances, le poète traque exactement – ou laisse venir – dans le langage de telles rencontres. C’est en cela que se fonde le cliché du « regard enfantin ». Il y a pourtant là une vérité : un état du langage ou du réel décapé de lui-même. Celui qu’expérimente Biély dans son Kotik Létaiev.

Dimanche 3 février 2013
Lecture de Jean Piaget, La Construction du réel. Piaget est tout à fait kantien : la notion d’objet ressortit à l’espace, à la causalité et au temps du point de vue de la conscience. Le moment de fusion entre l’enfant et le monde, Piaget l’appelle « égotisme » : « […] c’est au moment où le sujet est le plus centré sur lui-même qu’il se connaît le moins, et c’est dans la mesure où il se découvre qu’il se situe dans un univers et constitue celui-ci par le fait même. En d’autres termes, égocentrisme signifie à la fois absence de conscience de soi et absence d’objectivité, tandis que la prise de possession de l’objet comme tel va de pair avec la prise de conscience de soi. » Il s’agit bien de « prendre ». La théorie de Piaget vise à constituer la partition sujet/objet telle que la philosophie l’institue.
Je suis toujours surpris que l’on décrive les premiers moments de l’enfance de manière privative. Il est vrai que le mot infans lui-même pointe l’incapacité à parler : « […] l’univers ne présente ni objets permanents, ni espace objectif, ni temps […], ni causalité extérieure […]. » Piaget assimile l’assomption du sujet dans la « construction du réel » au « passage du chaos au cosmos ».
Il parle en outre d’un monde de « tableaux ». Qu’est-ce qu’un tableau ? Une représentation plate. Une image en deux dimensions. En termes schopenhaueriens, l’enfant s’extrait de la pure volonté pour pénétrer (ou s’extraire) dans le monde de la représentation, un miroir dans lequel les objets se construisent comme reflets.

Samedi 2 février 2013
Suite de la lecture de Schopenhauer. § 54 p. 535 : « […] dès que nous voulons méditer complètement sur nous en dirigeant la connaissance vers l’intérieur, nous nous perdons dans une vacuité sans fond : nous constatons que nous sommes comme une boule de verre creuse dans le vide de laquelle résonne une voix, dont l’origine est néanmoins introuvable, et en tentant ainsi de nous saisir nous-même, nous voyons avec effroi que nous n’avons attrapé qu’un fantôme inconsistant. » Ce fantôme émettant un son à travers une boule de verre est ce que nous appelons « personnalité ». Est-ce lui que je traque dans « Cette année-là » ? Mais il y a bien une voix à entendre. Et qui appelle. Mais aussi, à la page suivante, sur la concordance du « moi » et du temps de l’« époque » : « […] il considère que son existence et son époque sont indépendantes l’une de l’autre, que la première est jetée dans la seconde : il présuppose alors deux maintenant, un maintenant qui appartient à l’objet, un autre qui appartient au sujet, et s’étonne du heureux hasard de leur coïncidence. » C’est bien cela : je m’étonne – et m’émerveille avec horreur – de leur coïncidence.

Vendredi 1er février 2013
D’après son biographe François Delpla, Hitler a été influencé par Schopenhauer. Le nazisme peut être compris comme une expression politique de la « volonté ». La volonté est un leitmotiv du discours hitlérien. Mais aussi la prééminence de l’intuition (voire du génie) sur le principe de raison.

Mercredi 30 janvier 2013
En longs cercles concentriques j’approche mon sujet qui consiste à pulvériser son objet : moi.

Mardi 22 janvier 2013
Toujours dans Schopenhauer, j’en arrive à ceci (page 375) : « Lorsque, élevé par la puissance de l’esprit, on délaisse la manière ordinaire de considérer les choses, qu’on cesse de s’enquérir, en suivant les figures du principe de raison, de leurs relations réciproques dont le but ultime n’est toujours que la relation avec sa propre volonté, autrement dit, lorsqu’on ne considère plus le « où », ou le « quand », le « pourquoi » et le but des choses, mais uniquement leur « quoi » <Was> ; lorsqu’on ne se laisse pas non plus accaparer par la pensée abstraite, par les concepts de la raison, par la conscience, mais qu’au lieu de tout donner à ces derniers, on s’adonne avec toute la puissance de son esprit à l’intuition, qu’on s’immerge entièrement en elle et qu’on laisse toute la conscience se remplir par la calme contemplation de l’objet naturel présent sur le moment, que ce soit un paysage, un arbre, un rocher, un édifice ou n’importe quoi d’autre ; lorsque, selon une profonde expression allemande, on se perd <sich verliert> totalement dans cet objet, c’est-à-dire qu’on oublie son individualité et sa volonté, et qu’on ne subsiste plus que comme un pur sujet, clair miroir de l’objet, en sorte qu’il semble que l’objet soit là tout seul, sans personne pour le percevoir, et qu’on ne peut donc plus séparer celui qui intuitionne de ce qui est intuitionné, les deux étant devenus un, toute la conscience étant complètement remplie et fascinée par une seule image intuitive ; bref, lorsque, de cette manière, l’objet se soustrait à toute relation avec une chose qui lui est extérieure, le sujet à toute relation avec la volonté, alors ce qui est ainsi conçu n’est plus la chose singulière comme telle, mais c’est l’Idée, la forme éternelle, l’objectité immédiate de la volonté à ce degré déterminé ; c’est pour cette raison même que celui-là qui se trouve pris dans cette intuition n’est plus individu, l’individu s’étant précisément perdu dans cette intuition : celui-là est le pur sujet de la connaissance, sans volonté, sans douleur, intemporel. » Cette longue phrase ne manque pas de panache. Et de justesse. D’une vérité que connaissent les poètes de toute éternité. Aussi n’est-il pas étonnant que pour conclure ce § 34 Schopenhauer cite Byron :

Are not the mountains, waves and skies, a part
Of me and of my soul, as I of them ?

Dimanche 20 janvier 2013
Avançons dans les « qualités occultes » de la biologie. À la lecture de Schopenhauer suite. Quelle est cette idée de « plan » contenu dans les êtres ? Un plan sans finalité ? Est-elle conçue et projetée à partir de l’industrie des hommes ? La note 81 enseigne que Schopenhauer retient de l’école de Schelling deux idées : « d’une part, l’idée d’une analogie de tous les phénomènes, qu’il fonde sur le monisme de la volonté, d’autre part l’idée d’une dualité primitive, qui structure les phénomènes selon le principe d’une polarité universelle. » Ainsi les savants constatent que l’embryon manifeste une polarisation dès le cinquième jour : « La polarité de l’embryon se manifeste par la formation d’un pôle embryonnaire et d’un pôle anti-embryonnaire. Cette polarité devient tout à fait évidente si l’on observe un blastocyste lors de la formation de la masse cellulaire interne. »

Mardi 15 janvier 2013
Critique de la raison maléfique. Lecture de Schopenhauer suite. La faculté de « représentation » propre à la raison – la capacité à se dédoubler comme dans un théâtre – engendre des monstres:« C’est de cette double vie que naît cette absence de sensibilité tellement distincte de l’absence de pensée chez l’animal ; c’est avec elle que tout un chacun, après avoir mené au préalable une réflexion, après avoir pris une décision ou après avoir reconnu une nécessité, de sang froid, laisse se faire en les subissant ou les accomplit les actes les plus fondamentaux et souvent les plus terrifiants pour lui : suicide, exécution capitale, duel […]. » Telle est la raison pratique qu’elle décide des actes les plus contraires au bien. C’est bien la raison entendue comme capacité de représentation en quête de « solution » qui gouverne le meurtre de masse.

Dimanche 13 janvier 2013
Achevé Kotik Letaiev de Biély, si tant est que l’on puisse en finir avec un tel livre. Envie de le relire. Recommencer. Mais tant de livres « attendent ». C’est le propre des livres que d’attendre. Ils ne font que cela. Rencontres ? Avec Biély, l’écart de la langue perturbe cette rencontre. Néanmoins, éclats poétiques, explosion de la conscience, pensée au plus près de la biologie. Tentative de revenir en-deçà même de la mémoire.
J’avance prudemment dans Schopenhauer. Fin du livre I du Monde. Page 214 : « […] le point où les sciences de la nature, voire toute science, laissent les choses, ce point au-delà duquel ne peuvent aller non seulement l’explication de celles-ci mais aussi le principe de cette explication, c’est en ce point-là, donc, que la philosophie reprend à proprement parler les choses et les considère à sa manière complètement différente. » La poésie aussi, comme le fait Biély.Ensuite, reprise des études biologiques, m’arrêtant sur telles phrases d’un cours d’embryologie : « Lorsqu’un spermatozoïde ayant subi la réaction acrosomique atteint la membrane de l’ovule après la pénétration de la zone pellucide et qu’il l’effleure, les récepteurs membranaires se lient mutuellement. » C’est le mot « effleurer » qui me charme dans ce contexte. Désintégration du spermatozoïde une fois qu’il a pénétré l’ovule. Son éparpillement osirien.

Samedi 5 janvier 2013
Un brin Kotik Letaiev. Un brin embryologie. Un brin Schopenhauer. Une tresse de mémoire. Chez Biély, voici la « mémoire d’une mémoire ». Mais qu’est-ce que cela peut bien être que cette mémoire au carré ? Le rythme répond Biély : « Mes impressions d’enfant sont le souvenir de mes mimes au pays des rythmes vivants, où je vivais avant d’être né… ». Il est tout à fait exact que les pronuclei paternel et maternel se livrent à une sorte de danse au sein de l’ovocyte (telle une danse nuptiale [?] Jupien et Charlus dans la cour de l’hôtel de Guermantes [?] qui ne parviendront pourtant jamais à aucun enjambement).  Tous ces travaux d’approche et de rencontre évoquent aussi l’astronautique. Un emboîtement d’entrées et de sorties. Fusées. Module lunaire. Cordon reliant l’astronaute au vaisseau. Ainsi de la phase dite « hatching ». Une sorte de répétition miniature de la naissance. Il y aurait une analogie entre les processus techniques et les processus biologiques. Georges Nivat, dans son étude sur Kotik Letaiev revient sur cette « mémoire de la mémoire » et cite Bachelard : « Il semble que nos rêveries vers les rêveries de notre enfance nous font connaître un être préalable à notre être, toute une perspective d’antécédence d’être. » Certes. Au moins à titre de fantasme. Au moins à titre de poème. Et, au regard de l’embryologie voici Schopenhauer (qu’avait bien lu Biély) : « En effet, elle [la science] ne touche jamais l’essence la plus intime du monde, elle ne va jamais au-delà de la représentation, bien plus, elle ne nous donne à connaître rien de plus, au fond, que le rapport d’une représentation aux autres. » Mais qu’y a-t-il de plus ? À tout le moins le désir de ce « plus ». Allons y voir.

Possible construction : 12 blocs de temps (4 x 3) avec un seul embrayeur générique, « puis » : « Puis il advint que xxx » : « Puis, il xxx » et un seul embrayeur interne, « pendant ce temps-là ». Comme dans les contes. « Cette année-là » comme conte. Également, jeu de temporalité : au premier jour, au deuxième jour, au troisième jour…

Jeudi 3 janvier 2013
Tourne autour de « Cette année-là ». J’avais noté pour Les larmes et l’extase : « Si l’homme est l’image de Dieu et qu’il lui est interdit de voir la face de ce dernier, alors il lui est par voie de conséquence impossible de se voir lui-même. » N’est-ce pas cette difficulté posée en termes philosophiques que poursuit Schopenhauer dans sa réflexion sur la césure entre « objet » et « sujet » et la possibilité d’en sortir. En sortir : c’est ce que j’appelle la « gloire ». Il faudrait revenir ici à Spinoza. Tel serait le but de « Cette année-là » : la gloire. Mais continuons avec Schopenhauer. La note 9 page 970 précise : « Le sujet ne se connaît que comme sujet voulant, mais pas comme sujet connaissant. Car le moi qui se représente, le sujet de la connaissance ne peut jamais devenir lui-même représentation ou objet, parce que, comme corrélat nécessaire de toutes les représentations, il est leur condition même. » La division en sujet et objet est la « forme fondamentale de la représentation ». Dès lors, y a-t-il une connaissance qui échappe à la représentation ? Une connaissance supérieure ? Ce vers quoi nous tendons ? La gloire. Ici je m’arrête à la note 63 sur la philosophie de l’Identité de Schelling qui « place l’opposition entre Nature et Moi sous la dépendance d’un sujet absolu, pensé comme Identité de l’objet et du sujet. » Voici comment les choses se passent : pour Schopenhauer, le sujet et l’objet sont des phénomènes d’une même volonté. « Puisque sujet et objet sont identiques, on peut alors dire que la connaissance de l’objet par  le sujet est autoconnaissance de la volonté. » Dans ces termes, autoconnaissance de la volonté, c’est ce qu’exprime la poésie : sensation « organique » ressentie à la lecture de Mandelstam. Ensuite, je recopie la note : « En ce sens, le principe d’identité du sujet et de l’objet constitue effectivement un des fondements de la métaphysique spéculative de Schopenhauer. » Il reconnaît alors l’ « intuition intellectuelle » de Schelling telle que ce dernier l’explique dans ses Lettres sur le dogmatisme et le criticisme : « En nous tous est en effet présente une faculté merveilleuse, celle de nous retirer dans la partie la plus intime de nous-mêmes, hors de l’altération qu’implique le temps, et de recouvrer notre ipséité après l’avoir dépouillée de tout ce qui est venu s’y ajouter de l’extérieur afin d’intuitionner l’éternel en nous sous la figure de l’immutabilité. Cette intuition est l’expérience la plus intime, la plus proche, celle dont dépend tout ce que nous savons et croyons quant au monde suprasensible. C’est cette intuition qui tout d’abord nous persuade que quelque chose est au sens propre du terme, tandis que tout le reste se borne à apparaître […]. Cette intuition intellectuelle survient à chaque fois que nous cessons d’être objet pour nous-mêmes, à chaque fois que, rentrée en soi-même, l’ipséité qui intuitionne est identique à l’intuitionné. Dans ce moment de l’intuition, le temps et la durée tendent à disparaître pour nous : ce n’est plus nous qui sommes dans le temps – ou plutôt nous au lieu du temps, la pure éternité absolue qui est en nous. Ce n’est pas nous qui nous perdons dans l’intuition du monde objectif, mais c’est ce monde qui est perdu dans notre intuition ». Le commentaire se poursuit : « On voit que cette description de l’intuition intellectuelle n’est pas très éloignée de celle de la contemplation esthétique dans le livre III, que caractérise l’indistinction du sujet et de l’objet, et l’élévation du sujet individuel temporel au stade de sujet pur, corrélat de l’Idée, et éternel. » Or, il faut pousser plus loin le raisonnement : « […] en effet, selon Schelling, l’intuition intellectuelle […] risque de sombrer dans le pur et simple néant. Car si l’intuition intellectuelle abolissait vraiment la dualité du sujet et  de l’objet, alors il ne resterait plus que « l’extension infinie, sans retour sur soi-même. » Or, la réflexion est une caractéristique essentielle de la vie humaine […]. L’homme est un vivant qui réfléchit, et dans cette mesure, l’élargissement de la conscience que propose l’intuition intellectuelle […] est une promesse de mort : « […] si je poursuivais l’intuition intellectuelle, je cesserais de vivre. » […] De ce point de vue, le désaccord entre Schelling et Schopenhauer semble total. En effet, ce dernier ne semble pas du tout sensible au risque existentiel que comporte l’intuition intellectuel. C’est avec joie même que la conscience semble accueillir la perspective de son anéantissement comme promesse de salut, de rédemption du monde. »

Mercredi 2 janvier 2013
Lectures croisées du Monde comme volonté et comme représentation de Schopenhauer et de Kotik Letaiev de Biély. En quoi ces lectures peuvent-elles « servir » la réalisation de « Cette année-là » ? Schopenhauer, lecture de fond. Biély, lecture circonstancielle. Lorsqu’un artiste est habité par un « projet », tout s’y rapporte. Et tout ce qui ne peut s’y rapporter est écarté. Ainsi de la conception de la de la philosophie selon Schopenhauer comme « réveil » que l’on peut entendre comme « seconde naissance ». En un sens, le projet poétique serait de plonger de l’aire des représentations au plan de la « volonté » [et retour ?] – c’est ce que réalise Biély dans Kotik Letaiek. Le « projet » tient dans la phrase de Guerre et Paix de Tolstoï donnée en exergue de sa préface : « Tu sais, murmura Natacha, je crois que lorsqu’on essaye très fort, très très fort de se rappeler, on peut se rappeler si loin qu’on se souvient même de ce qu’il y avait avant qu’on fût né. » La question est celle – récurrente – de la partition entre sujet et objet. Biély se dédouble pour aller à la rencontre de l’enfant qu’il a été :«[…] à la frontière de ma troisième année, me voici devant moi-même. L’un avec l’autre nous conversons;nous nous comprenons l’un l’autre». Ici c’est plutôt la rencontre de deux sujets. C’est peut-être ce qui donne sa vigueur poétique au texte de Biély. « […] au bout de défilés ténébreux, Tu m’apparais, ô nouveau-né ! » En poète Biély entend faire sonner le rythme d’avant le langage. Le paradoxe est de créer dans le langage. Le langage est plus long que le langage. Faire éclater la danse dans les mots. Cette « clairvoyance » dont Biély parle dans sa préface n’est-elle pas ce « réveil » que promet la philosophie ?
C’est au temps d’avant les images que remonte Biély. Mais comment exprimer les sensations d’avant les images sans recourir aux rets de la représentation ? « une enflure de néant dirigée vers nulle part ». Et voilà rôder la Parque empruntée à Pouchkine (p. 21) :
Susurrement sénile de la Parque
Fuite furtive de la vie…
La première image : un point. « Mon premier instant conscient est un point ; il perce au travers du non-sens ; […] »
Et pour finir le premier chapitre :
« Ma vie a commencé comme un mystère. Ce mystère c’est la croissance ; les cercles de la croissance – les excroissances – sont ma vie. La première excroissance – c’est l’image.
Ma vie débuta dans un vide-d’images. Et se poursuivit – vers les images. »
Oui, c’est bien cela. Comme j’aimerais pouvoir lire cela dans sa langue.

Mardi 25 décembre 2012
Lisant Alexis Gloaguen, La Chambre de veille, page 187, passage sur l’origine marine : « Sans doute sont-ils traversés par la mer d’origine, celle qui commande encore notre nature aquatique : de poissons pélagiens nous fit devenir amphibiens aux horizons saumâtres et aux respirations doubles ; puis risquer le premier pied sur la terre, avec des retours d’éclaireurs, nous qui gardons dans la miniature de notre corps la filtration d’un océan de plancton. Le fœtus, on le sait bien, gravit ces stades en accéléré et renaît de la mer, enfermé en la mère comme dans un enchâssement des beautés de la vie. Il passe brièvement par le stade du reptile et n’est pas adversaire des respirations de l’eau ». Dans les parages de ce passage, Alexis Gloaguen construit l’image de la « roulette russe de la révolution ». À propos de cette révolution croisée avec l’origine marine, voici chez Andréi Biély, Kotik Letaiev, p. 18 : « De sinistres déluges se déchaînent en nous (le seuil de la conscience est branlant) : prends garde qu’ils ne te submergent.

NOUS AVONS SURGI DES MERS

En nous sont les mondes marins des « Mères » et ils se déchaînent, rouges meutes furieuses des délires… »

Dimanche 16 décembre 2012
Revu deux fois Le Procès d’Orson Welles d’après Kafka. Magnifique film tourné en 1962 en partie à la gare d’Orsay. La musique de l’adagio d’Albinoni constitue un lien vers l’intimité familiale, le thème même du procès retentit avec celui d’Eichmann.

Mardi 11 décembre 2012
À la lecture des notes autour des Confessions, voici que je m’arrête aux trois « mémoires » selon Augustin : « la memoria mundi comme lieu-réceptacle des sensations, comme aussi le lieu de l’activité de l’Esprit, activité de re-présentation, de re-création d’images mentales ; la memoria sui comme lieu de la permanence du moi, puis comme lieu d’émergence du sujet singulier […] ; la memoria Dei, comme lieu de la théophanie. » Sur ces trois « mémoires » je projette les trois volets du triptyque : « D’où venons-nous ? » est bien la chambre où se recréent les images mentales en une tresse de sensations visuelles ; « Cette année-là » est le lieu où surgit le sujet ; « L’attente » est le lieu de la rencontre. Coïncidence ?

Dimanche 9 décembre 2012
Au seuil même des Confessions surgit le mot « sagesse » : « […] sapientiae tuae non est numerus », « sans nombre est la sagesse » – c’est-à-dire échappant aux critères du comptage. Mais que veut dire « confession » ? ou confessio ? Tout d’abord « profession de foi » ou confessio fidei dans le contexte des persécutions. La notice explique que le mot confessio servait à traduire le mot de la Bible en grec « exhomologèse » : « sacrifice d’action de grâces pour une faute pardonnée » – «[…] confessio va donc signifier conjointement « confession de louange », confessio laudis, et « aveu » / « récit de vie », confessio vitae. » Le « je » augustinien n’est pas le « moi » du sujet. Il est le « je » qui s’entend dans les Psaumes, un « je » qui s’entend dans tous les poèmes qui chantent « nous » les hommes.

Samedi 8 décembre 2012
Peut-il arriver qu’un poète produise l’exégèse de son propre texte avant même de l’avoir écrit ? L’explication du texte en intention ? Non pas un projet (car le poème ne relève aucunement du projet) mais bien l’exégèse anticipée du texte informulé. Sa place dessinée en creux par le commentaire le précédant.
À la lecture de saint Augustin, Les Confessions, poursuivre la réflexion sur l’« écriture de soi » – toujours la question lancinante : quelle ligne de continuité depuis la « confession » augustinienne en premier apogée du sujet chrétien dans son introspection jusqu’à l’auto-fiction proustienne en passant par l’aveu en régime communiste, la confession auriculaire chrétienne, l’extorsion de la « vérité » dans l’enquête inquisitoriale, la visite missionnaire en vue d’extirper l’idolâtrie, l’enquête ethnographique et la cure psychanalytique ?
Ainsi, chez saint Augustin, l’introspection du discours du « moi » cherche un « Tu [Martin Buber] qui vient briser la clôture du Moi ». « Les Confessions sont aussi, et surtout, un entrelacs subtil entre l’écriture et la voix, écriture linéaire au service d’un « mixage » de différentes voix, par effets d’écho et superposition de temporalités. » (notice de l’édition de La Pléiade p. 1365) – voici une belle promesse – Lire : ricocher de promesse en promesse presque toujours déçues. Combien de pages à parcourir pour un fragment de temps où une esquisse de sens se dévoile ?

Dimanche 2 décembre 2012
Nouveau passage intéressant chez Sloterdijk : sa critique de la raison dialectique p. 456 et suivantes. « On ne peut pas penser l’être réel, précisément quand on le regarde dans ses mouvements, ses développements et ses combats, d’après le modèle d’une controverse gigantesque qui avance vers la vérité à travers les extrêmes. » Par ses remarques je discerne de nouveau ce qui me met mal à l’aise avec la « dialectique » : « La question est donc : qu’est-ce qui ne va pas avec la dialectique ? » (p. 458) – et non : qu’est-ce que la dialectique ? Celle qui peut casser des briques mais aussi des crânes avec ces mêmes briques : « L’esprit universel de Hegel procède comme un cannibale qui dévore les consciences adverses pour en tirer, en les digérant, sa souveraineté. […] Le combat n’est pas du tout le père de toute chose mais leur empêcheur et leur destructeur. » Il faudrait ici aller voir la Dialectique négative d’Adorno comme y invite Sloterdijk. Ce sera pour une autre vie. À moins que. Sloterdijk relance sa critique de la dialectique par la question du « rythme » : le mouvement de « conservation-dépassement » s’entend non plus comme l’opposition binaire de l’objet et du sujet dépassés dans la « synthèse » mais comme (le mot n’apparaît pas chez Sloterdijk) « métamorphose ». C’est cependant la notion de « rythme » qui prévaut et éclaire le « devenir ». La grande loi de la réalité est d’une naïveté touchante : « de graine, la plante devient germe, processus dans lequel la graine disparaît et se transforme en la plante née d’elle ; celle-ci produit à son tour la graine qui la quitte, qui est emportée et mène à une nouvelle germination, tandis que meurt la plante vieillie, comme en général, la disparition est l’envers du devenir. » C’est quelque chose de cette « grande loi de la réalité d’une naïveté touchante » que tente d’approcher « Cette année-là ». Ainsi de la dédicace envisagée. Mais, est-il possible de rabattre ainsi les mouvements polémiques de l’histoire sur un phénomène biologique ? Ici me revient en tête la perception de la poésie de Mandelstam comme émanation directe de son « corps ». Ce qui me fait dire qu’un poète n’est pas plus « responsable » de ses vers que de la couleur de ses yeux. S’il est « auteur » ce n’est pas au sens ou il exerce l’« autorité » de celui qui sait mais l’« augmentation » de celui qui féconde. De même que « cynisme » s’entend de deux façons, « dialectique » peut s’entendre ainsi : p. 467 « Car cet exemple [celui de la graine] ouvre une perspective sur le cycle vital, le grand et universel renversement des phénomènes entre le devenir, l’être-là et la disparition. L’ancienne tradition de sagesse – la tradition pré-scientifique – a constamment devant les yeux ces phénomènes : elle voit le changement des saisons, le rythme du jour et de la nuit, le contraste de la veille et du sommeil, l’inspiration et l’expiration, l’alternance de la lumière et de l’ombre. Au centre de ces phénomènes opposés, elle trouve le jeu des sexes – qui présente en même temps le modèle de l’extension des dyades polaires en triade dialectique. Car dans la rencontre du masculin et du féminin naît l’enfant, la « synthèse » du père et de la mère, de l’ovule et du sperme, de l’amour et de la loi, etc. » Exprimer cela : tel est le programme. « Ce qui s’appelle dialectique, c’est en vérité une rythmique ou une philosophie de la polarité. Par une pure contemplation, cette philosophie essaie de comprendre la vie et le cosmos comme une alternance inlassable de phases et d’états de l’Être qui viennent et s’en vont – comme le flux et le reflux, les cycles des astres, la joie et le deuil, la vie et la mort. Cette grande rythmique comprend tous les phénomènes sans exception comme des pulsations, des phases, des mesures. Elle ne reconnaît en eux rien d’autre que le va-et-vient de l’Un, du principe cosmique dans ses conversions naturelles et inévitables. Que tout dans le monde ait son contraire, que les états se meuvent dans un flux et un cycle éternels et que les extrêmes passent de l’un à l’autre, voilà les grandes et inébranlables visions auxquelles parvient cette rythmique. La « dialectique » d’Héraclite – la première et sans doute aussi la seule dialectique européenne qui soit une philosophie de la polarité pure sans pour autant devenir polémique et qui soit aussi contemplative et sombre, sans vouloir convaincre et sans être conçue en vue de la controverse – cette « dialectique » correspond parfaitement à ce type de doctrine de sagesse. […] Cette vision sur le tout du monde possède encore la fraîcheur et la grandeur d’une prima philosophia ; elle a un sens contemplatif et non pas argumentatif. Elle est enseignée pour tous et pour personne, elle ne veut pas convaincre, tout au plus indiquer ; elle pourrait aussi tout à fait rester non dite, mais en aucun cas elle ne veut être « défendue » comme une opinion, une position. Son discours est comme un accord avec un cosmos rythmique et vivant. Car le monde possède son propre rythme et sa propre respiration et cette première philosophie de la polarité n’était qu’une participation sans combat à la respiration du monde. Il n’y a pas de lacune entre le la « loi universelle » des polarités et sa compréhension par le philosophe. Le penseur, ou plutôt le « visionnaire » ne prend pas une position qui lui soit « propre » et ne se détache pas en tant que sujet connaissant des phénomènes connus. Dans le grand univers de ces pulsations et de ces renversements d’un pôle dans l’autre il n’est pas ce moi qui pourrait se détacher de ce monde et dans ce détachement tomber dans l’erreur. Tout ce qu’il dit le traverse aussi, et ce serait en tout cas ainsi, qu’il le dise ou non. En dernière conséquence, on devrait appeler une telle doctrine de la polarité une philosophie sans sujet. Là où cette vision domine, il y a au fond seulement les rythmes, seulement le va-et-vient des énergies et des pôles opposés ; pour le moi séparé de l’homme, il ne reste pas de sphère propre. En rapport avec ces rythmes, il y a une seule attitude valable pour l’homme : l’abandon de soi. Comprendre, c’est être d’accord. Qui voit que le monde est harmonie dans le déchirement ne s’y opposera pas. Là où il y a compréhension, le sujet militant est toujours déjà du passé. Mais si la dialectique dans ce sens peut vraiment être appelée « théorie suprême », elle apparaît absolument sans défense sur le plan de l’argumentation ; dans sa contemplation détachée, elle s’est détendue en l’indémontrabilité la plus sereine. Cette doctrine de sagesse n’est donc nullement polémique, mais accord et rythmisation. » Comment sortir de la dialectique sans s’évanouir dans le grand tout ? Par le rythme. C’est-à-dire la poésie.

Vendredi 30 novembre 2012
Avançant dans l’imaginaire de « Cette année-là » et de l’« l’écriture de soi » – fusse sous la forme fœtale –, toujours Sloterdijk en main, se pose la question de la confession et de l’aveu. Page 378 de Critique de la raison cynique : « C’est la raison pour laquelle l’aveu – à côté de la « théorie » – est pour nous la forme la plus importante de dire la vérité. De saint Augustin à François Villon, de Rousseau à Freud, de Heine à la littérature autobiographique actuelle, nous entendons les vérités décisives sous forme d’aveu et de confession. Ces communautés de narration où aboutissent en dernière instance toutes les pratiques de la psychologie des profondeurs, forment objectivement, elles aussi, des communautés d’aveu, vidées de la morale par la thérapie. Dans la réalité mélangée, tout discours sur soi-même est proche de la confession d’un gredin ou du testament d’un criminel, d’un bulletin de santé ou de l’histoire d’une souffrance, d’une déposition de témoin ou d’une confession. » Quelle communauté ou ligne de suite depuis la confession de saint Augustin aux aveux (toujours « écrits » en première personne) dans l’interrogatoire en régime communiste ?

Dimanche 25 novembre 2012
Comment penser la naissance et le temps de la gestation qui le précède ? Lectures diverses et échanges avec Jean d’Yvoire qui a approché la question entre autres dans sa participation à La Naissance, histoire, culture et pratiques. Il écrit ainsi : « La naissance est d’abord pour le sujet cette scène originelle dont il n’a pu être le contemporain : elle traverse son imaginaire en faisant entrevoir quelque chose du désir qui l’a fait être, qui l’a investi de sa puissance et qui, en même temps, le dessaisit de lui-même. Parce qu’il n’y était pas quand les autres, eux, y étaient, elle constitue en creux la matrice qui lui permettra d’entrer dans le jeu de la reconnaissance des autres, de ressentir l’absence maternelle, de faire sienne son existence d’être séparé, d’accéder aux dimensions de l’imaginaire et du symbolique. Qu’il retourne son regard vers elle, et il est médusé. » C’est bien une nouvelle fois le visage pétrifiant – pétrifiant parce qu’horrifique – de Méduse, qu’il faut affronter de biais et armé du bouclier de l’image poétique. Pour me représenter l’enjeu de « Cette-année-là », j’aimerais lui emprunter le mot suivant qu’il m’écrivait très justement  : « Nous sommes de la dernière génération née de l’obscur, de l’incertitude, et d’un risque que l’on ne pensait jamais pouvoir calculer, nous sommes de la dernière génération née dans l’appréhension de la mort. Désormais, l’image, le désir, le calcul anticipent ceux qui viennent au monde, ils en préemptent l’existence, l’inscrivent d’avance dans une lumière d’écran, où l’intime se projette et s’expose, dans un monde saturé d’egos éperdus, de computations et de soi-disant profits. » C’est ce temps d’« avant » que je cherche à exprimer.

Mercredi 21 novembre 2012
J’entre petit à petit dans « Cette année-là ». Beaucoup travailler. Beaucoup imaginer. Et avoir le génie associatif. Lecture de Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, enfin trouvé. Un auteur abusif. Trop de pages. Lire des essais c’est toujours retarder la « vraie lecture », celle de la littérature. Néanmoins, un peu de nourriture chez Sloterdijk. Publié en 1983, le livre respire un parfum de fin de guerre froide. Jean-Jacques Burnel y est même cité page 171 au sujet de la bombe atomique.
La thèse de Sloterdijk est qu’il existe deux cynismes : le cynisme d’en-haut et le cynisme d’en-bas. Il les distingue en « cynisme » (l’arrogance sans scrupule des puissants) et « kunisme » (esprit d’effronterie rebelle dévoilant la vérité dans l’héritage de Diogène). La thèse des deux cynismes est résumée page 278 : « Le concept se divise ici dans l’opposition kunisme-cynisme, laquelle, conformément au sens, correspond à résistance et répression, plus exactement, à incarnation de soi dans la résistance et division de soi dans la répression. »
Retenir l’idée de la modernité comme démasquage. La modernité a fait tomber (ou a arraché) tous les masques, au sens figuré comme au sens propre : disparition du carnaval. Mais de quel côté est le masque ? Page 64 : « L’individuel, masque de la fonction, ou bien la fonction, masque de l’individualité ? » Et qu’est-ce qui sonne à travers le masque de la personne ? Page 107 : « Le désir d' »identité » semble être la plus profonde des programmations inconscientes, tellement cachée que pendant longtemps elle échappe même à la réflexion attentive. En quelque sorte un « quelqu’un » formel est programmé en nous comme porteur de nos identifications sociales. Il assure en tous lieux le primat de ce qui m’est étranger à ce qui m’est propre ; là où le moi semble être, les autres étaient là avant moi, pour m’automatiser par ma socialisation. La vraie expérience que nous faisons de nous-mêmes, dans un n’être personne originel, reste ensevelie dans ce monde sous le tabou et la panique. Au fond, aucune vie n’a de nom. C’est le « personne » en nous, conscient de lui-même – il ne reçoit nom et identité qu’à sa « naissance sociale » – qui demeure la source vivante de la liberté. C’est le « personne » vivant qui, en dépit des atrocités de la socialisation, se souvient des paradis énergétiques au-dessous des personnalités. Son principe vital c’est le corps doué d’une présence d’esprit que nous devons appeler, non pas nobody, mais yesbody, et qui, au cours de l’individuation, est à même de passer du narcissisme réflexif à la « découverte réfléchie de soi dans la totalité du monde ». » En français le mot « personne » est problématique dans ce sens où il désigne déjà « quelqu’un ». « Personne » n’est pas un équivalent de nobody ou de Niemand. Cependant, avec « Cette année-là », c’est bien « l’être-personne » que je tente d’atteindre.
Voici une définition de la démocratie qui ne manque pas d’éclat (p. 165) : « ce qu’on appelle démocratie, c’est psychologiquement une croissance des contrôles de soi, ce qui est sans doute une nécessité pour des populations parquées. » En conséquence de cet état de fait, la constatation d’une convergence entre « politique » et « vie intérieure » apparaît consolante (p. 176) : « Le processus du monde moderne a conduit vers un point à partir duquel la chose la plus extérieure, la politique, et la chose la plus intérieure, la méditation, parlent la même langue ; […] » – Ainsi la « confession » (p. 247) conjoint-elle peut-être ces deux pôles. Revenir sur la confession en milieu communiste (les absurdes confessions soutirées par les Khmers rouges).

Vendredi 9 novembre 2012
Je range les éléments épars de « Cette année-là ». Pourrait être écrit comme un vaste réseau de figures au-delà du christianisme (une sorte de Divine Comédie post-chrétienne si cela a un sens).

Vendredi 2 novembre 2012
Eu égard à l’ouverture de « D’où venons-nous ? » la phrase suivante de Bloch me saute au visage (Espérance, vol. III, p. 549) : « La marche debout : c’est celle qui nous distingue de l’animal et elle n’est pas encore nôtre. »

Jeudi 1er novembre 2012
Toussaint. L’an passé je relisais Au-dessous du Volcan. Jour des morts. Cette année Le Serpent à plumes. Nette préférence pour le premier. Peut-être parce qu’il brille au loin de l’aura de la première lecture dans l’adolescence. Mais pas seulement. Le roman de D. H. Lawrence est un grand roman qui tout de même pêche par un mysticisme néo-païen de pacotille. Pacotille étant le mot juste étant donné le terrain colonial du Mexique. Entre temps il y a eu le féroce 2666 de Bolaño.
Relecture et réglages de « L’Attente ». Je réalise que Maurice Blanchot a publié l’année de ma naissance un livre intitulé L’Attente, l’oubli. Il faut y aller voir. Mais je crains d’être déçu. D’ailleurs, la lecture est toujours une attente plus ou moins déçue. Sinon il ne servirait à rien de continuer à lire. Il faut lire les mille et un titres que j’ai en tête et qui m’appellent pour chaque fois vérifier une déception. Sinon, à quoi bon lire ? Et surtout, à quoi bon écrire si ce n’est pour tendre simplement vers le texte que l’on souhaiterait, enfin, lire ?
Ainsi j’arrive après plusieurs mois de lectures sporadiques à la fin du Principe Espérance. Je crains ainsi que cette ample encyclopédie de l’attente, ponctuée de remarques si pertinentes et porteuses d’un élan salutaire, ne s’achève dans la doxa marxiste. Néanmoins, voici un beau plaidoyer pour l’intériorité qui n’est pas opposée à l’agir dans le monde. C’est ce que j’avais conclu, il y a bien longtemps, à la lecture des poèmes de Blaise Cendrars Du Cœur du monde au monde entier – souvenir très net, c’était dans un hôtel d’Aix-en-Provence – : le lyrisme le plus profond accède au tout. Cela sonne romantico-panthéiste mais c’est une sensation « vraie ». Mieux vaudrait l’exprimer de nouveau par un poème. Ou, philosophiquement avec Ernst Bloch, suivant ce qui pourrait formuler le programme de « Cette année-là » (Espérance, vol. III, p. 512) : « Dans la rencontre de soi, dans l’exploration de soi morale, esthétique ou religieuse, le langage du Se-comprendre-en-existence, dès lors qu’il se réfère à la Valeur fondamentale perdue ou nouvellement pressentie, est toujours lyrique : mais il s’agit d’un lyrisme qui déborde la subjectivité, il s’agit de la conservation de l’existence, du modelage de l’existence en paysage. » C’est bien un « lyrisme qui déborde la subjectivité » à fin de « conserver l’existence » ou bien de la « modeler en paysage » qui anime « Cette année-là ». Pour Bloch, l’autre nom de la «Valeur fondamentale » est le « Souverain Bien ». Il y a peut-être ici un peu trop de majuscules.

Dimanche 28 octobre 2012
Le texte sur Hitler étant stabilisé – mais il faudra que j’y revienne – je passe à « Cette année-là », soit du Crépuscule des dieux à la naissance de l’homme. C’est le moment de lire Du Temps de Norbert Elias, trouvé chez le bouquiniste. Pourtant, quelques passages lus ici et là laissent présager un bavardage socio-anthropologique. Le genre de texte qui glisse sous le regard malgré l’attrait exercé par la personnalité d’Elias, ayant appartenu à cette diaspora juive allemande des années trente – qui a tant fait pour nous faire intellectuellement tels que nous sommes par la force de l’histoire. Or, c’est bien l’acceptation du fait suivant lequel « macrocosme du groupe et microcosme de l’individu sont structuralement interdépendants » qui pousse l’aventure poétique de « Cette année-là ». Pour le dépasser – le fait – ou le dissoudre, en crever l’évidence existentielle et affirmer avec Lévinas : « La naissance d’un être séparé […] est un événement historiquement absurde. » Le texte commencé a bien pour raison de retisser le monde (p. 21) : « Une réflexion sur le temps devrait permettre de corriger cette image d’un univers divisé en secteurs hermétiquement clos, à condition que l’on reconnaisse l’imbrication mutuelle et l’interdépendance entre nature, société et individu. » Voilà bien le point de départ de l’« histoire » que j’ai à raconter (p. 33) : « À l’aide d’un calendrier, chacun peut déterminer avec précision le point où il est venu lui-même s’insérer dans le flot des processus sociaux et physiques. » L’idée majeure du livre d’Elias est que le temps n’est pas une « substance » mais une construction sociale au fil des générations. Remarques intéressantes sur la « substantification » du temps dans les langues (p. 49) : « S’il existait [le concept de temps] en allemand sous une forme verbale, du genre zeiten (« temporer ») sur le modèle de l’anglais timing, on n’aurait pas de peine à comprendre que le geste de « consulter sa montre » a pour but de mettre en correspondance (de « synchroniser ») des positions au sein de deux ou plusieurs séquences d’événements. Le caractère instrumental du temps (ou de l’action de « temporer ») s’imposerait alors avec évidence. En lieu et place de cela, le vocabulaire dont nous disposons n’offre au sujet parlant, et donc aussi au sujet pensant, que des expressions comme « déterminer le temps » ou « mesurer le temps ». Ces habitudes linguistiques contribuent à égarer la réflexion. Elles redonnent sans cesse vigueur au mythe du temps comme étant une chose en quelque manière présente, existante, et en tant que telle déterminable et mesurable par l’homme, même si elle ne se laisse pas percevoir par les sens. » Cependant, un travail sur la langue – manier le participe présent par exemple – contribue à rendre compte de cette construction du temps humain après Dieu. Le mieux serait peut-être d’interrompre cette lecture et de relire le fameux passage des Confessions (XI, 14, 17) de saint Augustin que cite Elias en introduction de son livre : « Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me pose la question, je le sais ; si quelqu’un pose  la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus. »
La thèse d’Elias est que les catégories de « passé », « présent » et « avenir » dans lesquelles se décompose le concept de « temps » n’ont de réalité que de l’expérience humaine. « Cette année-là » est bien une exploration du temps dans ses différentes dimensions, « naturelle », « individuelle » et « sociale » ou plutôt, une tentative de recoudre ensemble « nature » et « culture ». Car il n’y a pas un temps « physique » d’un côté et un temps « social » de l’autre (p. 97) : « En réalité, l’humanité, et donc aussi la « société », la « culture », etc., ne sont pas moins « naturelles », pas moins parties d’un seul et même univers que les atomes ou les molécules. » Mon projet est donc de faire parler les « atomes » ou « molécules » à parité avec les « gens ». C’est là le point le plus intéressant d’Elias (p. 99) : « Il faut ici signaler l’insuffisance de la dichotomie « nature et société » et d’autres du même type, car les recherches sur le problème du temps demeureront bloquées tant qu’elles seront conduites dans l’optique de cette opposition conceptuelle. » Mais de cela les poètes sont convaincus depuis toujours. Autre remarque qui me parle, alors que je notais il y a quelques jours que notre société est une société sans masque : (p. 131) « Dans les sociétés urbanisées, notamment, les horloges sont produites et utilisées d’une manière qui rappelle la production et l’utilisation des masques dans de nombreuses sociétés pré-urbaines : on sait bien qu’elles sont fabriquées par des hommes, mais leur présence n’en est pas moins ressentie comme la manifestation d’une entité non humaine. Les masques paraissent incarner des esprits. De même, les horloges paraissent incarner le « temps ». »

Mercredi 24 octobre 2012
La section 53 du Principe espérance III de Bloch développe l’idée de l’humanisation grandissante du mystère religieux à travers l’histoire. C’est exactement ce qu’on pouvait appeler l’ « incarnation ». Ce parcours est parallèle à celui qu’observe Auerbach dans Mimesis – Notre actuel athéisme serait une perpétuation du « mystère » religieux. Ici manque le livre sur l’athéisme que Mircea Eliade n’a pas eu le temps d’écrire en parachèvement de son histoire des religions. Page 346 : « L’athéisme est donc si peu l’ennemi de l’utopie religieuse qu’il en constitue au contraire la condition sine qua non : c’est l’athéisme qui fournit son espace au messianisme. » Ensuite Bloch énumère les héros religieux : Orphée, le chanteur tremblant revenu d’entre les morts ; Homère et Hésiode en butte au destin (Moira) ; Prométhéen, le rebelle enchaîné et voleur de feu ; Hermès Trismégiste-Thot, le porteur de la mémoire ; Confucius et Lao Tseu pour l’harmonie du Milieu, du non-désir et du non-faire ; Moïse, le leader révolté de l’Exode par qui les dieux visibles de la nature sont remplacés par le dieu invisible du règne de la justice annoncé (il faudrait relire les pages 383 à 396 sur Moïse comme annonciateur du messianisme) ; Zoroastre, vainqueur d’Ahriman et annonciateur d’un monde « qui ne connaît ni la vieillesse ni la mort, ni la décomposition ni la pourriture, un monde plein de vie éternelle et de croissance » ; Bouddhas (et la tradition indienne des Védas), le « Devenu libre » et du monde et de Dieu ; Jésus, le sauveur venu bouleverser le monde incarné en tout un chacun ; Mahomet, le soumis « guidé dans la voie juste ».
Chapitre sur le destin (p. 443 et suiv.) – notion de Moira chez les Grecs : Oedipe, Cassandre, pris dans ce qui doit advenir (du futur qui est par avance déjà passé) – le Fatum romain, le Kismet de l’Islam, la prédestination chrétienne (Calvin) – C’est de la Bible que, selon Bloch, vient l’opposition à la Moira : « Je serai qui serai ». Et c’est chez Feuerbach qu’il trouve le signe de la continuation entre la religion et l’humanisme athée (p. 452) : « L’homme est le Dieu du christianisme, l’anthropologie est le secret de la théologie chrétienne. » – Page 454 : «Aucune critique anthropologique de la religion ne parvient à dérober l’espérance dans laquelle s’inscrit le christianisme. »

Samedi 20 octobre 2012
Toujours à la recherche de Hitler : saisir son image dans la prison de Landsberg si tant est qu’une image se puisse saisir. À la lecture de L’Edda et du crépuscule des dieux : s’enchaînent les images du loup Fenrir qui vient aussi rôder sur les falaises de marbre et la « Tannière du loup ». Voici Hitler en Surt :
« Du sud s’avance Surt,
Le feu flambant à la main.
De l’épée jaillit
Le soleil des dieux des occis.
Les falaises s’effondrent,
Les femmes-trolls trébuchent.
Sur le sentier de Hel s’avancent les guerriers
Tandis que le ciel se déchire. »

Dimanche 14 octobre 2012
Plus ou moins achevé le passage sur Hitler. Suite de la lecture de Bloch, Espérance III, p. 345 avec cette réflexion suivant laquelle l’athéisme est continuation de la religion : « […] l’intention religieuse du Royaume renferme implicitement et par essence l’athéisme […]. » Et page 346 : « […] la seule et unique foi valable est celle en un royaume messianique de Dieu – sans Dieu. »

Vendredi 5 octobre 2012
Suite de Bloch, Espérance II, p. 472 – rappelle le mot de Plotin suivant lequel l’œil est un soleil : « Si l’œil n’était pas semblable au soleil, il ne pourrait jamais le regarder ». Une intuition très juste confirmée par la physiologie de l’œil et la création des premières cellules photosensibles de l’embryon. Une réflexion qui fait écho à « Cette année-là » : la découverte de la lumière. Se souvenir que Bataille a repris cette analogie en l’inversant : le soleil noir et l’anus solaire. Et voilà que la Moira revient rôder dans ces parages.

Mercredi 3 octobre 2012
Retour à Bloch, Espérance II, p. 440 : de nouveau la distinction entre « symbole » et « allégorie » : « la détermination du but effectuée par le symbole, au contraire de l’allégorie, qui en tant que référence à l’identité dans l’Autre, exprimée au moyen d’autre chose, est une détermination de la voie. De par la voie qu’il emprunte, l’art est ainsi allégorique de part en part […]. » Encore l’écho de Benjamin.
Plus loin, Bloch évoque Gauguin qui est une figure tutélaire de Triptyque.
Puis une belle opposition entre la rose chez Dante aux montagnes chez Faust. En quête du « nid d’aigle » hitlérien, je note p. 453 : « Une cathédrale de montagnes qui s’élève des abîmes extatiques jusque dans l’éther, telle est la vision que Goethe a du ciel : une chaîne alpine s’étendant sans cesse, s’augmentant toujours de sphères nouvelles dans les hauteurs. » Et p. 457 : « Le pays légendaire de Dante produit la Rose fortement réussie, le pays de Faust dépeint montagnes sur montagnes dans le bleu déployé du ciel : ici le mystère est la solution donnée, là la solution est le mystère qui demeure. » Sur les montagnes, point de repos : le nid d’aigle est un refuge, non un royaume.

Jeudi 27 septembre 2012
« On ne saurait plus sûrement échapper au monde que par l’art ; et l’on ne saurait plus sûrement s’unir à lui que par l’art. » Goethe, Les Affinités électives, II, 5.

Jeudi 20 septembre 2012
À la lecture de l’article d’Erich Auerbach dans sa traduction anglaise (par Edward Saïd) « Philology and Weltliteratur » (1952) – Rappelle que la notion a été inaugurée par Goethe et datée de 1827. Le professeur Schöning nuance cette origine : « Quoi qu’on en dise, ce n’est pas Goethe qui a créé la notion de Weltliteratur. En fait, le mot apparaît pour la première fois parmi les corrections et variantes qu’a effectuées de sa main l’écrivain allemand Christoph Martin Wieland (mort à Weimar en 1813) sur les pages dédicatoires dans son exemplaire de sa traduction des lettres d’Horace ( Horazens Briefe, Neue verbesserte Ausgabe [Leipzig], 1790). » Mais c’est bien Goethe qui a diffusé la notion d’une littérature universelle exprimant l’humanité. Daté de 1952, l’article de Auerbach paraît au moment où la culture accède, sous le contrecoup des suites de la guerre, à une nouvelle phase de la mondialisation : celle de la standardisation. Auerbach rappelle que les littératures nationales européennes se sont extraites de la matrice latine cinq siècles plus tôt. Le concept de Weltliteratur est apparu en même temps que l’avènement d’une conscience historiciste. Il fallait pour cela que la conception d’une humanité unifiée dans sa multiplicité fût énoncée : tel était l’objectif de la philologie selon Vico et Herder. Mais qu’advient-il aujourd’hui ? Auerbach signale la remarque d’un personnage de Nachsommer d’Adalbert Stifter : «The highest of wishes is to imagine that after human life had concluded its period on earth, a spirit might survey and summarize all of the human arts from their inception to disappearance. » Imaginer ce fait signifie être déjà entré dans ce temps de l’ « après » où la littérature pourrait formuler un tel « résumé ». En un sens, c’est ce que tente « D’où venons-nous ? » sur un segment spatio-temporel (les images du XXe siècle). Il y va de la « survie » de cette humanité. C’est pourquoi il convient de trouver dans les langues nationales l’expression de cette humanité au-delà de la nation politique et ouverte sur le cosmos. C’est cela qu’Auerbach appelle Weltliteratur. Mais, se demande-t-il, comment un individu peut-il, face à la surabondance de textes dans de très nombreuses langues, parvenir à une « synthèse » ? Il répond par la métaphore de la « radiographie » de quelques thèmes à travers le corpus. Cette question qui vaut pour les chercheurs vaut évidemment pour les auteurs : quel héritage ? Quoi qu’il en soit affirme Auerbach, notre « foyer philologique » est la terre : il ne peut plus se restreindre à la nation. C’est pourquoi, explique-t-il, il est fructueux d’observer le monde médiéval pré-national. Et de citer le mot de Hugo de Saint-Victor : « Magnum virtutis principium est, ut discat paulatim exercitatus animus visibilia haec et transitoria primum commutare, ut postmodum possit etiam derelinquere. [C’est le principe d’une grande vertu que d’apprendre à se détacher peu à peu des choses visibles et transitoires pour en arriver à pouvoir ensuite les délaisser.] Delicatus ille est adhuc cui patria dulcis est ; fortis autem cui omne solum patria est ; perfectus vero, cui mundus totus exilium est. Ille mundo amorem fixit, iste sparsit, hic exstinxit. [Délicat est celui à qui la patrie est douce ; courageux celui dont la patrie est partout ; vraiment parfait est celui pour qui le monde entier est exil.] »

Dimanche 16 septembre 2012
Lecture du chapitre de Bloch, Espérance II, sur les « utopies architectoniques ». Je réalise la symétrie entre le château de cartes de Heartfield et le rêve architectural de Burg Utopia. Photos de Hitler penché sur des maquettes d’architecture : « Car la maquette […] promet une beauté qui par la suite ne réapparaît pas toujours telle quelle dans la construction réelle. Ce qui est responsable de cela, c’est dans tous les cas le sentiment de vivre quelque chose à l’avance, où tout semble plus beau que le but réalisé […]. » Et comme le Diable se tient dans les détails, je remarque que la bibliothèque où j’ai emprunté le livre de Bloch a enregistré le sous-titre « les épures d’un monde meilleur » avec cette faute : « les épurés d’un monde meilleur ». Par ailleurs Bloch signale qu’on a comparé l’architecture à de la « musique pétrifiée » : pour Hitler cette architecture se confond avec Wagner Tannhäuser : marches vers le ciel.
Plus tard, par ce magnifique dimanche de septembre je vais au bois lire quelques lignes de Faust et tombe sur ce passage auquel il conviendrait simplement de remplacer le nom de « Turquie » par « Syrie ». Un bourgeois parle : « Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de parler de guerres et de combats, pendant que, bien loin, dans la Turquie, les peuples s’assomment entre eux. On est à la fenêtre, on prend son petit verre, et l’on voit la rivière se barioler de bâtiments de toutes couleurs ; le soir on rentre gaiement chez soi, en bénissant la paix et le temps de paix dont nous jouissons. » Toujours les guerres font rage et les dimanches de paix se succèdent. Méphistophélès : « Je suis l’esprit qui toujours nie ; et c’est avec justice : car tout ce qui existe est digne d’être détruit, il serait donc mieux que rien n’existât. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce que l’on entend par mal, voilà mon élément. »

Samedi 8 septembre 2012
Toujours à la lecture de Bloch (Espérance II), je m’arrête sur la « machine de Lulle » (p. 248) : « Vers 1300, le penseur scolastique, curieusement rationaliste, que fut Raymond Lulle, avait fabriqué un appareil au moyen duquel toute espèce d’opération déductive pouvait être découverte et vérifiée. » Il n’est pas indifférent que cette machine à raisonner débouchait sur des « figures » : « figura Dei », « figura animae », « figura virtutum ». Le croisement de cet « art du raisonnement » avec le calcul conduit à Leibniz et aux machines à calculer. Bloch cite le MANIAC (Mechanical and Numerical Integrator and Calculator) : « Aujourd’hui le rêve d’arithmétisation de Lulle s’est changé en une véritable industrie de la pensée, dans laquelle la vitesse a pris le relais de la sorcellerie ». Mais, ce qui est troublant c’est la prolongation que l’on peut discerner entre l’art déductif de Lulle en figures et sa projection jusque dans les outils de la cybernétique : « Au départ Lulle avait […] l’intention de faire servir sa machine à des fins… d’évangélisation ; l’invention devait être une sorte d’apôtre de la foi par la déduction. » Quelle relation entre la promesse, l’art de prouver et le calcul ?
Par ailleurs, je m’étonne que Bloch ne mentionne aucunement Les Voyages de Gulliver dans son inventaire général des utopies.

Vendredi 7 septembre 2012
Bloch (Espérance II) critique l’utopie sioniste (p. 186-201) : « Si le judaïsme est un mouvement prophétique, c’est-à-dire orienté vers ce que l’on entend par Sion depuis trois mille ans, alors il a parfaitement sa place au milieu de tous les autres peuples et non dans un protectorat anglais quelque part dans un coin perdu de la Méditerranée orientale ; […] » Car « […] le judaïsme ne représente pas seulement une propriété plus ou moins anthropologique, mais un certain affect messianique, celui d’un Canaan authentique, qui n’est plus limité aux frontières nationales ; […] » Mais à cette critique d’un État national juif, Bloch répond une nouvelle fois par l’attente du bonheur soviétique : « La fin du long tunnel est en vue, non pas certes du côté de la Palestine, mais du côté de Moscou ; ubi Lénine, ibi Jérusalem. » Les plus grands ont aussi leur point d’aveuglement. De même que Bloch, écrivant dans les années 1950, n’évoque pas du tout la situation des colonisés qui a tant suscité d’« espérances » et fait souffler l’esprit messianique.
Plus avant, passage sur Carlyle (p. 206) : « Carlyle, l’allié de Nietzsche, n’a-t-il pas contribué, après Marx, justement, à la formation du culte utopique d’abord, épouvantable ensuite, du chef, du Führer ? »
Quelle utopie après la faillite du marxisme ? Cycles historiques de l’action et de l’attente eschatologiques. Nous sommes dans l’attente.

Lundi 2 septembre 2012
Ai commencé à écrire le passage sur Hitler conduit par la remarque de François Furet : « Il est devenu presque impossible, depuis 1945, d’imaginer le national-socialisme de 1920 ou de 1930 comme une promesse. » – Lecture de l’article sur Germania de Tacite dans Mémoires allemandes. Ce serait donc le regard romain qui aurait constitué les « Germains » en tant qu’ethnie, les distinguant des « Celtes ». Que signifient exactement les mots « rex », « princeps » ou « plebs » dans ce contexte ? L’historien latin se trouve face à ces « Germains » comme l’ethnologue moderne face aux « peuples » qu’il étudie, plaquant ses propres concepts sur une réalité qu’il ne peut qu’imparfaitement capter. Ainsi, le concept de Gefolgschaft (voir Klemperer) pourrait venir de Tacite. Quoi qu’il en soit, l’origine de la dénomination de « Germains » demeure obscure. L’auteur de l’article dénombre plus de cinquante théories sur cette origine. Se souvenir que les plans de Speer pour Berlin devaient donner place à une nouvelle capitale que Hitler, dans un « propos de table » appela une fois Germania.

Vendredi 31 août 2012
Je me souviens de la remarque de François Furet suivant laquelle nous avons du mal à nous représenter comment la politique des nazis a pu apparaître, dans les années 1930, comme une « promesse ». Quelle fut l’utopie hitlérienne ? Celle qui est exprimée sur le papier par l’aquarelle Burg Utopia de 1909. En parallèle, lecture de l’encyclopédie des utopies, Espérance II, de Bloch. Comme certains auteurs (Klemperer) rapprochent l’avènement du IIIe Reich du « troisième règne » de Joachim de Flore, je m’arrête plus précisément à cette « utopie ». Page 82 : « Chez Iamboulos (tout comme plus tard chez More, Campanella et bien d’autres encore) la communauté idéale était logée dans une île lointaine, chez saint Augustin dans la transcendance : mais chez Joachim l’utopie apparaît exclusivement, comme chez les prophètes, dans le mode de l’avenir et à l’état d’avenir historique. » Ainsi le rêve « artistique » de l’île intitulée Burg Utopia s’incarne en projet politique dans la révélation de Pasewalk suivie de son expression prophétique dans Mein Kampf et de sa réalisation à Auschwitz. Il est vrai que ce Burg Utopia baigne dans une lumière funèbre qui  en fait une « île des morts » à la Böcklin.
Cela étant, comment Bloch peut-il parler dans un texte achevé trois ans après Budapest du « troisième royaume qui commence à poindre en Union soviétique » ?

Lundi 27 août 2012
Comment se représenter Hitler durant sa cure à Pasewalk ? Par la lecture de Témoin oculaire de Ernst Weiss. Dans Le Témoin oculaire, le personnage de A. H. se caractérise par sa voix rauque. La « raucité » de la voix serait-elle une caractéristique de la « germanité » ? Dans l’article de Mémoires allemandes sur Karl May, je lis : « Tout cela [les poèmes et les chants chantés par les personnages de Karl May] fonctionne au fond comme un passeport : que tout à coup résonne une voix à la « raucité » allemande, qu’on entonne un hymne d’Arndt, et tous les sauvages alentour sont oubliés […]. »
Le roman de George Steiner traduit en français sous le titre Le Transport de A. H. s’intitule en anglais The Portage to San Cristobal of A. H. En allemand, « transport » se traduit par Verführung. Ernst Weiss est l’auteur d’un roman intitulé Der Verführer. De son côté, Joseph Roth écrit Le Tentateur [Der Versucher] – Verführen a aussi le sens de « séduire ».

Samedi 25 août 2012
Dans la hantise du sujet « Adolf Hitler », je reprends mes notes de lecture de Sur les Falaises de marbre d’Ernst Jünger. Dieu ou le diable se nichant dans les détails, l’alignement des passages relevés laisse s’épancher le sens : page 20, les serpents « se rassemblaient autour du bassin, formant ensemble le signe enflammé de la roue solaire » et plus loin, p. 39, « les Maurétaniens voulaient traiter les affaires de ce monde de façon artistique » – ou encore p. 41 la préférence de « choir à l’abîme avec celui-ci [le capitan] que vivre avec ceux-là que la peur force à ramper dans la poussière » – au détour de la p. 71 apparaît le rabbin Nilüfer dont l’enseignement recèle quelques vérités – « Mais avant tout nous poursuivions notre travail sur le langage, car nous reconnaissions dans la parole l’épée magique dont le rayonnement ferait pâlir la puissance des tyrans. » (p. 93) – « Nos plus hautes énergies ont ainsi un asile où reposer, invulnérables, comme reposent les aigles dans le château de cristal des cieux. » (p. 101) – Vient aussi dans cette même page le mot « anéantissement » : est-ce Vernichtung qu’écrit Jünger en allemand ? – « Il nous montra les gras pâturages verts où, si loin que le regard s’étendît, les bergers et les laboureurs vivaient avec leurs troupeaux et au-dessus d’eux tous, sur les blocs de porphyre, dans une splendeur pourpre, les nids d’aigles, des dominateurs primitifs. » (p. 125) – Et enfin, la devise du père Lampros : « J’attends en paix » que je pourrais faire mienne en retranchant « en paix ».

Mercredi 22 août 2012
Comme on ne se lance pas comme cela dans la gueule du monstre, avant d’aborder l’écriture de Hitler, lecture ou relecture de Sur les Falaises de marbre d’Ernst Jünger. Et à titre supplémentaire d’antidote, passage par l’article de Benjamin daté de 1930, « Théories du fascisme allemand » qui attaque l’ouvrage Guerre et guerriers dirigé par Jünger : « Cette nouvelle théorie de la guerre, qui porte au front la marque de son origine la plus furieusement décadente, n’est rien d’autre qu’une transposition débridée des thèses de l’art pour l’art au domaine de la guerre. » Formules raccourcies de Benjamin à propos de la défaite allemande de novembre 1918 : « Il s’agissait tout d’abord, par un aveu de culpabilité hystériquement étendu à l’humanité entière, de pervertir la défaite en une victoire intérieure. Cette politique, qui donna son manifeste à l’Occident déclinant, était l’image fidèle de la « révolution » allemande réfléchie au miroir de l’avant-garde expressionniste. » Mais le meilleur passage de l’article est laissé à une citation de Florens Christian Rang : « La croyance démoniaque en une destinée frappant d’inanité la vertu humaine, l’obscur entêtement qui brûle la victoire des forces de lumière dans le brasier où sombre le monde des dieux, […] la fausse gloire que se donne la volonté en entretenant le culte de la mort au combat, qui méprise et rejette la vie au profit de l’idée, cette nuit chargée de nuages qui depuis des millénaires déjà nous écrase, et au lieu d’étoiles ne nous offre pour guides que des éclairs qui nous laissent étourdis et hagards, dans une obscurité plus étouffante encore : cette vision épouvantable d’un monde livré à la mort et non à la vie, cette conception qui dans la philosophie de l’idéalisme allemand atténue l’épouvante en rappelant que derrière les nuages scintille le ciel étoilé – cette tendance fondamentale de l’esprit allemand est profondément dépourvue de volonté, elle ne pense pas vraiment ce qu’elle dit, elle est une attitude rampante, une lâcheté, une volonté de ne pas savoir, un refus de vivre, mais aussi de mourir […] Car telle est l’attitude timorée de l’Allemand face à la vie, mais oui : il veut pouvoir la rejeter quand il ne lui en coûte rien, dans un mouvement d’ivresse, ayant pourvu aux besoins de ses proches et en revêtant cet éphémère sacrifice d’une gloriole éternelle. » Une sévère généralisation. Retenir aussi la symbolique du « sang bouillonnant au fond de soi ». Mais la réflexion de Benjamin porte essentiellement sur le caractère technique de la guerre dont la réalité la plus atroce est le  « gaz » :  « […] des millions de corps humains seront certes déchiquetés et dévorés par le gaz et l’acier – et ils le seront inévitablement – […] ».

Jeudi 16 août 2012
Adolf Hitler, Burg Utopia, 1909, aquarelle, 18 x 25 cmPensant à Hitler, à sa conception de la politique comme œuvre d’art, j’ai eu l’intuition d’une vision de cité imaginaire dans le ciel. Aujourd’hui je tombe sur cette aquarelle de lui, datée de 1909 et intitulée Burg Utopia. Que signifie partager des images ? En contrepoint, lecture de Ian Kershaw, Qu’est-ce que le nazisme ? Il cite Wolfgang Sauer qui pointe la difficulté pour l’historien de savoir ce que « comprendre » veut dire en la circonstance : « Avec le nazisme, l’historien est confronté à un phénomène qui ne lui laisse pas d’autre choix que le rejet, quelles que soient par ailleurs ses positions personnelles. […] [Cependant], un rejet aussi fondamental ne témoigne-t-il pas d’une absence tout aussi fondamentale de compréhension ? Et si nous ne comprenons pas, comment pouvons-nous faire notre travail d’historien ? Certes, « comprendre » peut s’entendre en plusieurs sens ; nous pouvons rejeter et, néanmoins, « comprendre ». Pourtant, dans le cas du nazisme, nos capacités intellectuelles et affectives atteignent une limite que Wilhelm Dilthey ne pouvait entrevoir. Nous pouvons élaborer des théories explicatives, mais quand nous regardons les faits en face, toutes les explications paraissent dérisoires. » Qu’en sera-t-il pour l’écrivain ? George Steiner en indique la voie avec Le Transport de A.H.

Mercredi 15 août 2012
Dans l’attente de rédiger le segment « Hitler » – ou même sa rétention qui est aussi l’un des aspects de l’écriture qu’il faudrait penser – je continue de m’immerger dans le sujet. Feuilletant le livre d’Arasse sur Anselm Kiefer, je redécouvre sa série des années quatre-vingt sur « le peintre inconnu ». Page 89 : « […] la phraséologie nazie pouvait le désigner précisément comme ce « soldat inconnu », ressuscité d’entre les morts de la première guerre mondiale pour apporter le « nouveau Reich ». Sa personne condenserait donc, pour les nazis, le peintre et le soldat. Plus profondément, Hitler est « le peintre inconnu » dans la mesure où la théorie hitlérienne du pouvoir assimile étroitement le Führer à un artiste. » Cet enchaînement entre « artiste », « soldat inconnu » et « résurrection » tisse un lien de sens avec Parabole de Faulkner puisque le personnage du caporal – de même grade que Hitler ! – prend la place de ce soldat inconnu, côté français cette fois, sous l’arc de Triomphe.
Mais cette perspective se prolonge aussi dans la lecture de Bloch (Espérance III) par ses réflexions sur l’immortalité « métaphorique » dans l’œuvre (p. 299) – Si Hitler se conçoit comme un artiste, son œuvre ne peut se confondre avec telle bataille gagnée ou tel succès politique. L’action est pour lui le moyen de construite le « Reich de mille ans » (le jeu de cartes de Heartfield). Telle est l’œuvre. C’est évidemment un paradoxe : « […] les empires passent, un bon poème est éternel » – Vouloir faire d’un empire un poème, telle est l’œuvre du Diable.
Toujours à suivre Bloch, la confusion des deux ordres – œuvre et action politique – se réalise peut-être dans la conception de la mort comme néant, lorsqu’il raille la mort selon Heidegger comme un simple « désespoir fanfaron » (p. 297) – mais quelle est l’expression allemande ? – L’aspiration au néant dans le carnage (« C’est la seule chose que la société fasciste puisse offrir au peuple ») est-elle programmée dans l’avènement du nazisme ou bien est-elle un effet de rétrodiction par Ernst Bloch ? La relecture de Être et temps pourrait en faire une promesse : si l’instant de la mort est celui de l’adéquation entre soi et soi, alors l’instant apocalyptique de la destruction de la nation dans la guerre serait aussi celle de la rencontre véritable du peuple avec lui-même ? Dans cette ivresse de destruction se tiendrait la vérité d’une image-souhait hitlérienne ?
Ne pas oublier qu’aujourd’hui c’est la fête de la Vierge Marie, « parfait consentement aux œuvres de Dieu en elle et en son Fils. »

Lundi 13 août 2012
Suite de la lecture de Bloch. Page 265 du vol. III, à propos du souhait ultime d’annihiler la mort, il cite l’Apocalypse de Jean (XXI, 4) : « Il essuiera toute larme de leurs yeux : il n’y aura plus de mort, il n’y aura plus ni pleur, ni cri, ni peine car l’ancien monde s’en est allé. » Je repense alors à l’étrange fin d’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet qui émet l’hypothèse d’une possible immortalité terrestre : « […] nous devons croire que cette durée moyenne de la vie humaine doit croître sans cesse, si des révolutions physiques ne s’y opposent pas ; mais nous ignorons quel est le terme qu’elle ne doit jamais passer, nous ignorons même si les lois générales de la nature en ont déterminé un au delà duquel elle ne puisse s’étendre. » Le point commun à ces immortalités : l’avènement du « nouveau ». Comment la promesse rationaliste continue-t-elle la promesse chrétienne ? La promesse de Adolf Hitler est conforme à celle de l’Apocalypse. Question de « style » : éducation catholique oblige. Lui aussi annonce un « homme nouveau ».
Lecture de Lionel Richard, Le Nazisme et la culture. L’art que les nazis reconnaissent est « celui dont l’inspiration jaillit du peuple et s’avère donc compréhensible par lui » (p. 68) – « L’artiste authentique ne trouve le jaillissement naturel de l’inspiration que dans une sorte d’union mystique avec son peuple. Hitler définit ce principe fondamental au cours du VIIIe congrès du parti nazi (1936) en déclarant qu’aucun être humain ne pouvait avoir de rapports intimes avec une réalisation culturelle qui ne résultait pas des données de sa propre origine. » (p. 69) – Comme le souligne Hitler lors de son premier discours d’homme d’État consacré à l’art, ce qui distingue l’artiste c’est sa vocation reçue de la Providence de pouvoir exprimer l’ »âme d’un peuple »» (p. 70) – Cela est très voisin de la définition donnée par Heidegger (« L’origine de l’œuvre d’art » [1935]) : l’art est « origine du Dasein historial d’un peuple […] : un mode insigne d’accession de la vérité à l’être, c’est-à-dire à l’Histoire. » Ou encore : « L’art est Histoire en ce sens essentiel qu’il fonde l’Histoire. » L’art ne s’inscrit même pas dans l’histoire comme le veut la pensée moderne mais il la crée en qu’il fait advenir un peuple. Il y a un art qui aspire, lui, à sortir de l’histoire. C’est aussi un point de rupture avec le christianisme et l’art chrétien comme support à l’échappée belle hors de l’histoire.

Jeudi 9 août 2012
Dans la torpeur de l’été, je me laisse envahir par Adolf Hitler. Quel envoûtement George Steiner a-t-il accepté pour écrire son étrange roman, Le Transport de A H ? À la lecture de François Delpla se dessine à côté d’un Hitler destructeur (« dé-créateur » dirait Steiner) un Hitler constructeur et architecte. Remodeler les villes comme des arches de lumière : il y a là un « rêve-souhait » à explorer. Cherchant dans ce fatras historique quelques images.

Mercredi 8 août 2012
Suite de la lecture d’Ernst Bloch, volume III de Principe Espérance, passage consacré à la musique. La musique comme promesse car « chacun de ses sons laisse déjà pressentir acoustiquement le suivant » (p. 179). Mais sans doute s’agit-il d’une promesse non tenue car le monde ainsi annoncé n’advient jamais. Tel le chant de la flûte consolant le faune de n’avoir pu saisir la nymphe (Ovide, Métamorphoses, I 689-712). Schoenberg a justement nommé son monodrame de 1909 Erwartung. Bloch revendique la qualité expressive de la musique (p. 185) : « Ces formes ne sont ni objets ni fins en soi ; ce ne sont que les moyens d’atteindre une diction qui surpasse la parole, une diction sans paroles, et en fin de compte et toujours : la formulation d’un… appel. » Mais il y a dans cette attente-promesse-appel une autre dimension : la musique formule déjà ce qui ne pourra être entendu que plus tard. En cela aussi elle est en avance sur elle-même. Et à travers elle, l’homme en avance sur lui-même. Page 188 : « Brangäne perçoit encore comme un son de cor ce qu’Isolde quant à elle perçoit comme une source jaillissant dans le silence de la nuit ; autrement dit : lorsque l’avènement d’une poesis a se musicale entraînera celui d’une telle limpidité sonore, toute musique produite jusqu’ici laissera percevoir en elle et produira des contenus expressifs autres que ceux qui étaient apparus par le passé. » Vertu « prophétique » de l’art.

Jeudi 2 août 2012
La question des genres – Si la forme littéraire romanesque est liée à l’émergence de la forme politique nationale, quelles seront les formes littéraire et politique post-nationales ? [depuis la sortie de la féodalité en Occident jusqu’aux indépendances post-coloniales à l’échelle mondiale : de la matière de Bretagne à l’explosion du roman sur tous les continents après la deuxième guerre mondiale – après les avant-courriers nord-américain et russe au XIXe siècle puis japonais, etc.] – Encore faudrait-il définir ce qui fait le « romanesque » ? Que voit-on émerger : un romanesque reformé ou bien d’autres genres ? Quelle forme littéraire à la nouvelle universalité ? Celle qui sourd des esquisses des droits internationaux.

Mercredi 18 juillet 2012
Question du genre. Tenter d’inventer requiert d’enfreindre les genres. À quel genre appartient Monuments ? Confettis d’empire ? Triptyque de la consolation appartient au genre « prière ».
Hitler dans sa prison cristallise les images-souhaits de son devenir : « Nos souhaits sont les pressentiments des facultés qui sont en nous, les signes avant-coureurs de ce que nous serons un jour à même d’accomplir. Ce que nous pouvons et souhaitons faire se présente à notre imagination en dehors de nous et dans l’avenir ; nous éprouvons l’ardent désir de ce que nous possédons déjà en notre for intérieur. » Ernst Bloch (tome III du Principe Espérance p. 99) cite Goethe (neuvième livre de Poésie et vérité) – Hitler dans sa cellule cristallisant le rêve de sa « vision » à l’hôpital à la fin de la guerre et plus lointainement de son rêve artistique de jeunesse, à Linz. Une architecture dans le ciel. Son amertume viennoise. Le mal aussi à ses rêves-souhaits.

Samedi 14 juillet 2012
Toujours à la poursuite du fantôme de Hitler dans sa prison de Landsberg. Lectures de George Steiner, Le Transport A. H., de Ian Kershaw, Jean-Pierre Faye, Le Langage meurtrier et de la suite de Ernst Bloch. Le deuxième volume du Principe Espérance étant indisponible je passe au troisième dans l’attente de mieux capter l’image-souhait de Hitler telle qu’elle semble se dessiner en 1924 durant son séjour en prison. Le nazisme aussi était une utopie. L’image-souhait de Hitler se développant elle aussi sur « la toile de fond d’or sur laquelle se tissent toutes les utopies concrètes. C’est dans ce fondement à la fois obscur et lumineux que tout rêve éveillé sérieux cherche son Foyer (Heimat). » Rapproché de l’utopie hitlérienne, cette citation portant le mot Heimat prend une résonance étonnante. Mais c’était justement le souhait de Bloch que de ne pas laisser le monopole du terme de Heimat aux nationalistes.

Mardi 3 juillet 2012
Toujours en compagnie de Hitler. Lecture d’un article de Azoumana Ouattara sur Ernst Bloch visionnaire de notre temps. À croiser avec les remarques de Klemperer sur la dimension religieuse du nazisme : « […] la naissance de l’État moderne a aussi signifié un tarissement, par des moyens coercitifs, du champ d’expression des prophéties religieuses capables de manipuler le futur quelle qu’en soit la forme. Cette exigence de désactivation des attentes religieuses tente justement de faire barrage à l’imaginaire prophétique, ferment tenace des crises et des guerres. Or la crise d’une société réintroduit ce que la contestation avait d’apocalyptique en ouvrant, à nouveau, les vannes des visions fantasmées du futur. Tout d’un coup, les niveaux d’expression de la révolte rencontrent des justifications imaginaires ou religieuses qui peuvent la structurer ou la pervertir. Il y a des ressources imaginaires messianiques latentes qui réapparaissent dans les temps de crise pour être des voies d’expression de la révolte. […] La force de l’argumentation de Bloch porte sur un point décisif qu’il est un des rares à faire ressortir avec autant de netteté : la structure temporelle de la contestation politique. Ce qui est fascinant dans Héritage de ce temps et qui nous instruit sur les dialectiques des conflictualités contemporaines, c’est la manière dont les groupes sociaux revendiquent pour eux-mêmes la réinvention de leur histoire, construite sur un passé imaginé, tenue pour un vecteur de l’avenir avec toute la « mauvaise foi » et la violence qui peuvent accompagner cet appel au passé. » Par Bloch on touche aux années 1920-1930 et à la crise représentée par le nazisme dans l’Europe des Lumières et de la modernité. Il y a bien un « retournement » de la mythologie et du passé au service d’un ad-venir, d’une promesse, dans un appel à un « nouveau » enté sur l’origine. D’une certaine façon, l’horreur est toujours annoncée. Quelle dimension messianique dans les révolutions arabes actuelles ? Le Mahdi est-il de retour ?

Lundi 25 juin 2012
Pour approfondir cette question de la relation entre le nazisme et la langue, je me suis jeté sur LTI, la langue du IIIe Reich de Victor Klemperer. Écriture et témoignage. Si l’écriture est prophétie elle est aussi témoignage. Témoins du futur. Victime de la persécution nazie, le professeur Klemperer s’enfonce dans l’exil intérieur de la littérature française du XVIIIe siècle. S’il n’est pas question d’assimiler notre époque à celle des totalitarismes, je me reconnais pourtant dans l’état de défense vis-à-vis de l’envoûtement général : ne pas regarder la télévision, les journaux, la publicité, le spectacle culturel ou politique. Se déprendre du charme politico-médiatique sous lequel nous sommes tenus et dont Armand Robin a parfaitement décrit la teneur. Mais, c’est seulement lorsqu’on lui ôta cette possibilité d’exil intérieur – l’accès à la bibliothèque de Dresde – que Klemperer se mua, de force, en témoin.
Page 43 : c’est par une image de cinéma que Klemperer rencontre véritablement le national-socialisme, le 8 juin 1932, à travers l’actualité filmée d’une parade militaire, en particulier par la figure du tambour qui prend une dimension extraordinaire et maléfique : « Celui qui marchait en tête avait pressé sur sa hanche sa main gauche aux doigts largement écartés, ou plutôt, cherchant l’équilibre, il avait arc-bouté son corps sur sa main gauche qui servait d’appui, tandis que son bras droit, qui tenait la baguette de tambour, battait l’air bien haut et que la pointe de la botte de la jambe projetée en l’air semblait rattraper la baguette. Ainsi, l’homme était suspendu à l’oblique dans le vide, tel un monument sans socle, mystérieusement maintenu debout par une convulsion qui allait des pieds à la tête, de la pointe des doigts jusqu’aux orteils. Ce qu’il démontrait là n’était pas un simple exercice, c’était une danse archaïque autant qu’une marche militaire, l’homme était à la fois fakir et grenadier. Cette même crispation, cette même désarticulation spasmodique, on pouvait la voir, à peu de chose près, dans les sculptures expressionnistes de ces années-là, l’entendre dans la poésie expressionniste de l’époque, mais dans la vie même, dans vie prosaïque de la ville la plus prosaïque qui fût, elle agissait avec la violence d’une nouveauté absolue. Et une contagion émanait d’elle. Des être vociférants se pressaient le plus près possible de la troupe, les bras sauvagement tendus semblaient vouloir s’emparer de quelque chose, les yeux écarquillés d’un jeune homme, au premier rang, avaient l’expression de l’extase religieuse. » C’est bien dans une image que l’être du nazisme se révèle : une figurine noir et blanc, immobilisée dans un mouvement de convulsion, pathétique, revenue d’un lointain passé, dangereuse, nouvelle, aux pouvoirs mauvais et contagieux. La traductrice, Élisabeth Guillot, précise : « Au début de sa « carrière » politique, Hitler se faisait appeler « le Tambour ». À la suite du putsch de la brasserie du 9 novembre 1923, il déclara au tribunal : « Ce n’est pas par modestie que je voulais devenir tambour, car c’est ce qu’il y a de plus noble, le reste n’est que bagatelle. » Décidément, rapprochée du montage photographique de John Heartfield mentionné par Georges Didi-Huberman, la figure du tambour demande plus ample investigation.
Page 73 : très intéressante association entre le premier mot de la LTI repéré par Klemperer, Strafexpedition (expédition punitive) et la situation coloniale :
« Tout ce que je pouvais imaginer d’arrogance brutale et de mépris envers ce qui est étranger à soi se trouvait condensé dans ce mot « expédition punitive » ; il avait une résonance si coloniale qu’on imaginait un village nègre cerné de toutes parts et qu’on entendait le claquement du fouet en cuir d’hippopotame. » Enfoui dans ses profondeurs fangeuses, la langue française a pour cette situation un mot spécialisé, ratonnade, qui hélas, remonte parfois à la surface. Klemperer signale que Strafexpedition disparut du vocabulaire lorsque les actions de rue violentes et spectaculaires des nazis furent remplacées par la déportation : la bastonnade et l’huile de ricin apparurent alors, en comparaison, comme un doux traitement.

Dimanche 24 juin 2012
Que le phénomène Hitler est affaire de langue. De prophétie apocalyptique. D’écriture. Sans Mein Kampf Hitler ne serait pas devenu Hitler. Il n’est pas fortuit que ce livre ait été appelé la Bible du nazisme : dès qu’un livre est qualifié de Bible de quelque chose il y a une sorte de dévoiement du texte. Le miracle de l’écriture est aussi qu’elle donne accès à la conscience de l’autre presque sans filtre. Plongée dans les entrailles du monstre. Un livre.

Samedi 23 juin 2012
Fin de la lecture d’Atlas de Didi-Huberman dans l’aura du fantôme de Hitler que je poursuis maintenant. Ou qui me poursuit. Car il faut se souvenir de la mise en garde de George Steiner dans Le Château de Barbe Bleue et ne pas sous-estimer l’attraction du mal. Quelles conséquences de la première guerre mondiale sur la psyché de Hitler ? D’abord s’imprégner de ce (mauvais) sujet selon le principe d’imitation décrit par Walter Benjamin. Ne pas expliquer. Juxtaposer. Accumuler des matériaux ou plutôt des « matières » – fussent-elles « explosives » et dussent-elles se répandre en « fusées ». Il est dommage que Didi-Huberman ne fasse qu’effleurer la rencontre entre Aby Warburg et Edmund Husserl. Peut-être y reviendra-t-il un jour. Par projection, il me semble que Triptyque forme lui aussi une « psychomachie mémorielle », une lutte entre des écheveaux de temps destinés à former une « personne », un « peuple », une « humanité » ? À partir de Ludwig Wittgenstein, p. 269 et suivantes, Didi-Huberman développe un aspect méthodologique et stylistique (dans la mesure où le « style » c’est la méthode) propre à l’Atlas Mnemosyne : ce dernier vaut comme « dispositif », « espace analytique » (Warburg emploie le mot Denkraum) – Aufstellen, mettre sous le regard, montrer, présenter les images dans un certain ordre assemblées (montage) permet de les mettre en œuvre – en mouvement – d’en libérer les forces contenues afin d’en réactiver les significations dans une relance du sens. Faire advenir du nouveau. Cette méthode se tient sur l’autre versant de la pensée discursive, positiviste, démonstrative et surtout académique. Triptyque est de la sorte un dispositif de monstration du temps. Une pure et simple présentation. Voici. Ecce. Il y a.

Jeudi 21 juin 2012
Lectures entrecoupées de la biographie de Hitler par Ian Kershaw et d’Atlas de Didi-Huberman. À la recherche du Minotaure et du fil d’Ariane qui permettra de le circonvenir. Ainsi, p. 230 je m’arrête sur les remarques à propos du mot latin superstes : « Benveniste a établi que le superstes désigne, avant toute chose, celui qui se tient, non pas tant au-dessus qu’au-delà de quelque chose. Il désigne l’action de « subsister par-delà », comme on le dit de quelqu’un qui a « survécu à un malheur, à la mort » » ; il se réfère, plus généralement, à l’action d' »avoir traversé un événement quelconque, de subsister par-delà cet événement »… et, donc, « d’en avoir été le témoin ». Le superstes, par conséquent, est celui qui assume la superstitio comme « la propriété d’être présent » en tant que témoin à un événement dont il est distant dans l’espace et dans le temps : en somme, le devin d’une histoire passée, présente ou future, à laquelle il n’a pas physiquement participé. » Un témoin du futur en quelque sorte. Telle est la position pour d’écriture du triptyque.

Mercredi 20 juin 2012
Allégorie de l'Espérance par GiottoSuite de la lecture de Didi-Huberman. Aby Warburg avec Goethe et Benjamin, mais aussi Ernst Bloch : « L’espérance passait sur leurs têtes, comme une étoile qui tombe du ciel » (Les Affinités électives citées p. 165) – À cet endroit il faut encore sursauter à la conflagration des contraires vue par Benjamin :
« Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir. » Et Didi-Huberman renvoie alors au passage de Sens unique traitant de l’allégorie de l’Espérance par Pisano (voir date du 4 juin). Allégorie de l’Espérance que Warburg a placé, dans la version peinte par Giotto à Padoue, sur la dernière planche de son atlas. « Pour les désespérés seulement nous fut donné l’espoir » : cela correspond exactement par ce que j’entends dans l’attente.

 

Mardi 19 juin 2012
Suite de la lecture de Didi-Huberman. Aby Warburg avec Goethe. À partir des collections en apparence hétéroclites de ce dernier, Didi-Huberman reconnaît à l’œuvre la dialectique du « cas » et du « phénomène ». Repensant à Benjamin, comment l’origine affleure à la surface du phénomène dans un « tourbillon » (Origine du drame baroque allemand). La quête de « Cette année-là » est aussi de retrouver la sensation du « tourbillon des origines » dans le phénomène (ce qui apparaît) sous l’auspice des « affinités électives » (Goethe cité p. 158) : « Il y a dans l’objet une certaine loi inconnue qui correspond à une certaine loi inconnue dans le sujet. »

Samedi 16 juin 2012
À la lecture de Didi-Huberman suite. Des profondeurs de la mythologie surgit Atlas mais aussi Prométhée, les frères d’Épiméthée. Ce dernier mène ou ramène également à Pandore et à l’espoir. Voici Atlas, l’exilé sidéral qui supporte le ciel. Voici Prométhée, l’exilé viscéral dont le foie est dévoré. La figure d’Atlas pourrait servir de motif en ceci qu’il  soutient le monde, supportant la coupole céleste et luttant dans le sens contraire de l’effondrement cosmique. Page 101 est décrite l’expérience sensorielle de la chute ou de la crainte de la chute. Tout homme est en son destin une sorte d’Atlas de lui-même, tâchant de se tenir droit et ployant toujours, se redressant et toujours menacé de chuter, redéployant son effort – maintenant l’humanité elle-même – jusqu’à l’effondrement final et la relève par quelqu’un d’autre. Tout commence par une sorte de chute : la naissance. Rechercher la sensation de l’enfant lorsqu’il tombe en ce monde. Et se redresse vers la marche.

Jeudi 14 juin 2012
À la lecture de Didi-Huberman affleurent de multiples pensées « heuristiques » connectées au Triptyque. Ainsi de l’écriture comme contemplation : « […] – souvenons-nous que contempler signifie d’abord observer une réalité naturelle en la délimitant comme templum, c’est-à-dire comme champ strictement encadré d’action surnaturelle délivrant ses signes de prédiction, en sorte que regarder l’espace y devient regarder dans le temps – » (p. 31). La table, la page, le stylo, le clavier et l’écran (mais aussi la lampe et maints menus objets telle la statuette chinoise) : dispositif divinatoire. Par où l’écriture est liée à la prophétie. Ce jour-là un oiseau traversa le ciel.
Page 47, citation de Jacques Vernant : « Au moment d’ouvrir le corps de la victime, une invocation aux divinités qui président aux diverses parties de l’organisme « transmue » le corps, sans en changer l’aspect, en un temple. » Voici donc un « corps » changé en « temple » par l’appel aux dieux. Se souvenir ici de saint Paul : « Votre corps est un temple de l’esprit ». Tel est bien le projet de « Cette année-là » : un examen du corps « de l’intérieur » et dans sa germination en tant qu’il constitue un « temple de l’esprit ». Sous l’œil de l’auteur, ce corps-là n’est pas considéré comme simple objet visible mais comme support marqué [inscrit] d’événements qu’il lui faut percevoir. Auctor, haruspex, auspex : n’y aurait-il pas une parenté plus ou moins cachée entre « aug » dans auctor et « aus » de auspex, entre  l’ « acroissement » dont l’auteur est le vecteur et le « voir au-delà » propre au devin ? Quoi qu’il en soit : 
« […] dans le cadre spatial et temporel très précis du templum, la chose en tant qu’unité visible fait place à un système de multiples relations figurales où tout ce qui est vu ne l’est que par détours, rapports, correspondances et analogies. » Du corps examiné sur la table jaillissent les figures en annonce de ce qui advient.
Comme toujours chez Didi-Huberman c’est tout un faisceau de références qui se télescopent pour relancer le sens : ici pour promouvoir l’imagination au carrefour du sensible et de l’intelligible, sont convoqués le schématisme transcendantal kantien et Le Geste et la parole de Leroi-Gourhan (page 49). Page 51, les deux figures de la statuette polynésienne et de l’homme zodiacal gagneraient à être confrontées à l’imagerie neuronale actuelle. Une nouvelle piste à explorer. Le corps en gestation comme champ opératoire. Page 52, ce passage pourrait s’avérer une bonne formulation du programme de « Cette année-là » : « Qu’est-ce donc qu’un champ opératoire envisagé dans ce contexte ? C’est un lieu déterminé – cadré comme templum […] capable de faire se rencontrer des ordres de réalité hétérogènes, puis de construire cette rencontre même en lieu de surdétermination. C’est une « table » où l’on décide de mettre ensemble certaines choses disparates dont on cherche à établir le multiples « rapports intimes et secrets », une aire possédant ses propres règles de disposition et de transformation pour relier certaines choses dont les liens ne sont pas évidents. Et pour faire de ces liens une fois mis au jour, les paradigmes d’une relecture du monde. » « Cette année-là » obéit bien à ce dispositif opératoire : le corps posé sur la table constituant un « temple » sur lequel faire jouer les ordres de réalité divers constitués par l’ontogenèse embryonnaire, le roman familial et la « trame » de l’histoire. Le texte s’interrompt sur sa « stabilisation », un état stabulaire du processus opératoire, lorsque le sens continue de jaillir et non dans la fixation du sens plus ou moins définitive. Une simple stabilisation des signes toujours prêts à être relancés.

Mardi 12 juin 2012
Je relis le premier chapitre d’Atlas de Didi-Huberman. Trouver l’« inspiration » dans la marche (Nietzsche) et « travailler » à la table. Par analogie, le travail littéraire se joue sur une « table des opérations » (qui est à l’auteur ce que son « théâtre » est au stratège) : là où sont mises en jeu les relations de sens et de ressemblances – la fameuse rencontre de la machine à coudre et du parapluie «sur une table de dissection ».
Lecture de la note de Benjamin, « Sur le pouvoir d’imitation » (édition Folio vol. II p. 359) : indique une « autre » ressemblance : non pas la ressemblance formelle, extérieure, mais la ressemblance par imitation, une ressemblance « non sensible ». Comment l’imitation vient-elle au nouveau-né ? Conformité de l’enfant qui vient de naître avec la structure de l’être. Me voilà bon pour l’astrologie (via Aby Warburg). Est-il possible de remonter à la première empreinte du langage sur le corps ? L’onomatopée comme imitation essentielle. Mais aussi le contact des lèvres entre elles, leur bourdonnement dans un « mm » comme les deux lettres initiales de Marilyn Monroe : un en-deçà de l’imitation. « « Lire ce qui n’a jamais été écrit. » Ce type de lecture est le plus ancien : la lecture avant tout langage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les danses. » Génie de Didi-Huberman à connecter ce texte de Benjamin sur la première planche de l’Atlas Mnemosyne de Warburg. De l’examen du foie à celui du cosmos, ouvrir le ciel telle est notre raison d’être.

Lundi 11 juin 2012
Commencé à lire Atlas ou le gai savoir inquiet de Georges Didi-Huberman avec beaucoup de plaisir. « Lire ce qui n’a jamais été écrit ». Encore un mot de Benjamin. Tel est l’objet de la lecture divinatoire dans les entrailles des animaux. Planche 1 de l’Atlas Mnemosyne d’Aby Warburg. Dans un sens, « Cette année-là » consiste à « écrire ce qui n’a jamais été lu » C’est cela un projet littéraire : « Écrire ce qui n’a jamais été lu ». Me revient le début des Confessions de Jean-Jacques Rousseau : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur ». Écrire une autobiographie – ou plutôt une tranche de vie – de l’intérieur. Non pas seulement de l’intérieur de la psyché mais aussi de l’intérieur du corps ou plutôt depuis le point où « esprit » et « corps » se confondent. Se regarder soi-même – son destin – comme l’haruspice le foie de mouton. Dans Confettis d’empire j’ai du reste utilisé l’image de la divination pour décrire comment le lecteur d’archives ouvre les boîtes de carton noir et s’y penche tel le devin sur les entrailles. Les uns pour lire le passé et les autres l’avenir. Se dépecer soi-même sur la table à dissection et y disposer des catalyseurs : la fin de la guerre d’Algérie, le procès Eichmann, la conquête de l’espace, etc. Se retourner le foie. Le héros de cette aventure n’est plus Orphée mais Prométhée.

Dimanche 10 juin 2012
Toute la dernière partie du premier volume du Principe espérance, « Images-souhaits dans le miroir » se tient dans la proximité avec Walter Benjamin : la culture populaire, le lointain, l’aura, la danse, le cinéma, les ruines. Le livre de Benjamin sur le drame baroque est cité page 455. À propos du panorama de Berlin représentant la bataille de Sedan, p. 484, Bloch rapporte le débat ancien de savoir si cet assemblage de figures de cire posées à même la terre battue, à côté d’un canon réel, relève de l’art ou non : « […] ses admirateurs y découvraient certaines affinités avec l’art également mixte du baroque, avec les crèches de Noël, avec les stations du calvaire. » Ne fait-il pas allusion à ses conversations de jeunesse avec Benjamin ? De même, p. 513, vient l’évocation des dessins de Grandville également cité dans Paris capitale du XIXe siècle.

Mardi 5 juin 2012
À côté de la philosophie la plus phénoménologique ou spéculative, Ernst Bloch développe des passages anthropologiques proches de ceux que pourrait donner Benjamin ou même Brecht. Ses « images-souhaits » reflètent le télescopage de l’Allemagne de l’exil avec l’Amérique de l’accueil précaire. Un côté Berlin Alexanderplatz transporté à Los Angeles – Opéra de Quat’sous. Et puis, ici où là apparaît la plus parfaite propagande de la guerre froide : « […] la débauche de clarté illuminant tous les Berlin-Ouest corrompus de la terre, n’a pour seul effet que d’accroître les ténèbres. »

Lundi 4 juin 2012
Andrea Pisano, L'Espérance, baptistère, FlorenceErnst Bloch conclut significativement son long examen de la « conscience anticipante » par l’évocation du mythe de Pandore. Il cite en passant  l’allégorie de l’Espérance sculptée par Andrea Pisano sur les portes du baptistère de Florence. Or, dans Sens unique, Walter Benjamin évoque cette  œuvre en la caractérisant comme figure dans laquelle l’impuissance et l’inspiration (Beflügelung) s’expriment simultanément : « elle est assise et, impuissante, tend les bras vers un fruit qui lui reste inaccessible. Et pourtant elle est ailée. Rien n’est plus vrai. » (Sens unique, p. 209). Encore un point de contact entre Bloch et Benjamin. Mais, s’agissant de Pandore, Bloch conteste la version d’Hésiode. Il me semble à moi que cette interprétation de l’espoir comme mal est très juste. Ou plutôt comme « poison ». C’est là où le français distingue « espérance » et « espoir ». Ernst Bloch se réfère à une variante tardive du mythe qui gratifie Pandora de tous les dons. Mais la légende originale fait bien de Pandora un « piège terrible ». Comment comprendre que cette Espérance demeure dans la jarre ? Il me plaît de penser qu’elle hésite sur le col entre sortir et se répandre parmi les hommes ou bien rentrer et se retrancher des hommes. Dans les deux cas, « espoir » ou « absence d’espoir » c’est une catastrophe.

Samedi 2 juin 2012
Relu l’article sur Marilyn Monroe. Doute sur la nécessité d’appuyer sur la « profanation ». De nouvelles remarques intéressantes d’Ernst Bloch : l’importance du pouls. Pour « Cette année-là », à quel moment, chez l’embryon, le battement du cœur devient-il actif ? Ce battement agit sur la conception du temps : « C’est ce que nient les psychologues vitalistes, qui veulent que le psychique s’écoule sans martèlement du pouls. » Bloch s’élève ici contre le « stream of consciousness » de William James (frère de Henry James) et de Bergson à sa suite. Cette prééminence accordée au battement n’implique nullement une conception numérique de l’instant (succession de quanta) p. 350 : « […] c’est le courant de la conscience des vitalistes eux-mêmes qui est abstrait, car il lui manque le martèlement du pouls, élément indissociable du courant vital, opposé au glissement ininterrompu et non ondulant. » Cela a des implications « musicales » – il faudrait reprendre la notion de « rythme », « ce qui coule », avec Benveniste. Mais Iggy Pop lui-même fait remarquer dans la présentation de son dernier album, Après, que la musique populaire depuis le blues obéit au paradigme du « beat » quand toute une autre veine, celle de la chanson, obéit au paradigme du « souffle ».
C’est bien quelque chose comme cela qui est attendu de l’écriture – le salut – comme peut-être de toute activité : le souverain Bien (p. 367) : « L’archétype du souverain Bien est le contenu invariant de l’étonnement le plus heureux, sa possession provoquerait une métamorphose dans l’instant […] qui aboutirait à la révélation totale du cœur de cet instant. » C’est dit en termes philosophiques, un peu pesants, mais cela décrit bien la réussite poétique – du moins sa promesse : l’accès au royaume (Bloch dit « Heimat ») – ce qui signifie bien que nous sommes en exil. Est-ce à quoi aspirent Nick Ut dans la rencontre photographique, Adolf Hitler (pour qui « Heimat » avait sans doute un sens) dans sa prison, Marilyn Monroe pour qui « home » signifiait « tout » ? Mais voici une mention pour Hitler (p. 372) : « […] l’acte de l’anéantissement ne se solde que par le rien qui le hante. » J’aimerais vérifier que le mot allemand est bien Vernichtung.

Lundi 28 mai 2012
Suite de la lecture du Principe espérance d’Ernst Bloch. Page 345 du premier volume je lis : « Mais qui donc agit en nous et nous met en mouvement ? Quelqu’un qui n’a pas encore pris possession de soi, qui n’a pas encore percé l’écorce. Il n’y a rien de plus à dire pour l’instant, cet « au-dedans » sommeille. Le sang coule, le cœur bat, sans qu’il soit possible de percevoir ce qui met ce pouls en marche. Et à moins qu’un trouble ne surgisse, rien n’est perceptible sous notre enveloppe charnelle. Ce qui nous rend stimulable ne se stimule pas soi-même. La vie saine sommeille, comme si tout se tramait en elle-même. Elle baigne tout entière dans la sève dans laquelle elle bouillonne. » Au regard du texte que je tente d’écrire sur Marilyn Monroe et l’image, le passage prend une résonance particulière : ce « quelqu’un qui n’a pas encore pris possession de soi », n’est-ce pas la « nymphe » en attente de son devenir-papillon ? C’est-à-dire image ? Et surtout, à travers ce « percement de l’écorce » et la dialectique du dedans-dehors, enveloppe-intérieur, se poursuit le paradoxe du nu : exhiber la surface de la peau dans le fantasme d’« ouvrir Vénus » ou d’« écorcher Marsyas ». Pourtant, il existe un point d’arrêt de ce mouvement vers l’avant : l’extase qui est justement une « sortie hors de soi ».

Jeudi 24 mai 2012
Suite de la lecture du Principe espérance d’Ernst Bloch qui a raison d’affirmer que l’investigation de la catégorie du « possible » a été très négligée par rapport à toutes les catégories tournées vers le passé : la mémoire, l’histoire, etc. Pourtant les deux directions sont indissociables. Mais pourquoi le temps n’a-t-il que deux directions, vers l’arrière, vers l’avant ? Et non vers la droite ou vers la gauche ? Aux points cardinaux où il se mue en espace. Il se peut que le temps soit lié à la marche. C’est parce que l’homme marche en position verticale, son visage tourné vers l’horizon, qu’il a conscience d’un « avant » et d’un « après ». Pas vrai, Orphée ? Toujours est-il que Bloch montre bien la dimension « miraculeuse » de la possibilité : que notre monde soit ouvert à l’avènement d’un événement, d’une action, d’une œuvre, plutôt que bloqué dans un déterminé absolu. Sur le texte de Bloch sourd la pensée de Walter Benjamin. Décidément, quelle belle et dramatique constellation de penseurs que celle des Allemands juifs des années trente du XXe siècle : Benjamin, Bloch, Arendt, Auerbach et tant d’autres – Husserl en avant-courrier – ayant grandi sur le sol de l’idéalisme avec leur héritage juif plus ou moins oublié. Au prix de l’horreur du XXe siècle, leurs pensées sont comme un éclatement, une projection multipolaire de la totalité en myriades de fusées spirituelles qui ouvrent notre avenir. Ils sont bien ces « témoins du futur » dont parle Bouretz à partir du mot de Benjamin.
S’agissant de « L’attente », je fais un pas de côté par l’écriture d’un texte « théorique » sur Marilyn Monroe et l’image. Marilyn Monroe est présente dans « D’où venons-nous ? », dans « Cette année-là » et dans « L’attente ». Plaisir de lire Didi-Huberman sur la force de l’image. Ou Aby Warburg lu et vu par Didi-Huberman. Mais sur sa philosophie artistique plane l’ombre de la psychanalyse tirant l’image du passé de la mémoire. À lire Ernst Bloch se dessine l’idée d’une image conçue comme « vision vers l’avant ». Si le rêve est l’expression du désir il n’est pas tourné exclusivement vers le passé mais aussi vers l’avenir de sa réalisation.

Jeudi 17 mai 2012
Passé la journée avec Marilyn Monroe. Les remarques de Ernst Bloch sur l’allégorie inspirées de Walter Benjamin m’incitent à étendre la question. Lecture de « L’Allégorie Baudelaire » de Pascal Maillard, article paru dans la revue Romantisme en 2000. Ainsi : « la Nature, écrit Baudelaire, est un verbe, une allégorie, un moule, un repoussé. » De cette conformité avec l’esthétique romantique (Schelling : « Ce que nous appelons nature est un poème scellé dans une merveilleuse écriture chiffrée », Textes esthétiques, p. 27) il faut retenir la vertu de l’empreinte : comment les mots creusent les choses de l’intérieur (repoussé). Ou, au contraire : « l’allégorie serait à concevoir comme une plastique des figures, techne du modelage qui opère dans la face cachée du langage, « forme moulée sur l’idée« . » Cette « forme moulée sur l’idée » est de Baudelaire (lettre à Toussenel). Ce qui importe ici est la naissance d’une forme par empreinte. Et aussi ce « chiffre » auquel il faudra revenir.

Vendredi 11 mai 2012
À la lecture du Faust de Goethe, faire résonner l’image de L’Homme qui marche de Giacometti avec cette évidence (p. 45) : « Tout homme qui marche peut s’égarer. »

Mardi 8 mai 2012
Note sur l’allégorie. Ernst Bloch aborde la question dans son Principe Espérance. Le triptyque constitue sans doute une « allégorie » et non un symbole. Ernst Bloch – vraisemblablement inspiré par Walter Benjamin – tente de rendre à l’allégorie toute sa portée. Page 196 : elle n’est « pas du tout ce concept matérialisé » mais recèle des archétypes de l’« éphémérité ». Il y a un devenir de l’allégorie antérieur au classicisme et dont l’expression pleine appartient au baroque (voir la thèse de Benjamin) et au Moyen Âge. Bloch oppose l’alteritas de l’allégorie tournée vers la vie du monde de l’unitas du symbole. Il y revient plus loin dans le paragraphe intitulé « La rencontre de la fonction utopique et des allégories-symboles ». On retrouve ici sous-jacente la notion de « figure » qu’il faudrait étudier chez Goethe dont Bloch cite la belle affirmation suivante : « Les poèmes sont des vitraux. » L’allégorie fait allusion, justement par transparence, comme à travers un voile, à quelque chose de plus grand que l’objet qu’elle met en scène – ici les vitraux. À propos de vitraux, j’ai écrit dans Monuments qu’ils avaient, comme autrefois le chatoiement coloré de l’écran de télévision, vertu consolante. Ainsi, les poèmes sont consolants comme la lumière des vitraux. L’allégorie présente (p. 212) « quelque chose de voilé tout en étant manifeste, de manifeste encore toujours voilé. […] (p. 213) Et quand les romantiques décriaient l’allégorie, c’est à celles-ci qu’ils pensaient [les formes allégoriques de type personnifications du XVIIIe siècle], faute de connaître l’allégorique véritable : celle du baroque avec sa débauche d’emblèmes, celle du Moyen Âge, celle de la patristique du christianisme primitif. » Pour Bloch, l’allégorie recèle un sens « chiffré ». L’allégorie perpétue la surrection du sens dans toutes les directions du possible. Elle montre « quelque chose de caché qui se dévoile » et dans lequel le sens se tient en instance, elle porte, comme l’exprime magnifiquement Goethe « un secret manifeste ». Il faudrait confronter la notion d’allégorie porteuse des archétypes d’éphémérité et tendues vers l’avant chez Bloch avec celle d’image dialectique chez Benjamin (« ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation ») – [échanges entre Bloch et Benjamin rapportés à la section N du Livre des passages] – Le triptyque forme une allégorie pourtant conduite par l’interdit de l’image poétique. Ne pas faire image. Kafka.

Lundi 7 mai 2012
Suite des études sur la question de l’attente à la lecture du Principe Espérance d’Ernst Bloch. Il faudra revenir sur la notion d’angoisse (p. 105) qui pourra être utile pour « Cette année-là » : « L’origine de l’angoisse serait l’acte de la naissance ; c’est lui qui aurait « mis en mouvement tout l’appareil des sensations désagréables, des sensations de rejet et des sensations corporelles devenues les prototypes de tout effet ultérieur produit sur nous par un danger vital ; par la suite, tout autre état d’angoisse ne ferait que répéter ces sensations initiales. » Le mot « angoisse » (angustia = resserrement) n’évoque-t-il pas l’oppression respiratoire résultant de l’interruption brusque de la respiration interne, lors de la naissance ? » Mais pour Freud c’est la séparation d’avec la mère qui susciterait l’angoisse sous la forme du sentiment d’abandon. À cette angoisse, Bloch oppose la peur sous la menace bien réelle de la faim et de la mort. Il revient à l’angoisse p. 137 pour réfuter aussi Heidegger.
Après avoir distingué les rêves éveillés des rêves nocturnes, Bloch énumère les caractéristiques des premiers : soumis à la volonté, laissant au Moi son intégrité, visant l’amélioration du monde, déterminés à aller jusqu’au bout de leur réalisation. Ainsi, les grandes œuvres d’art naissent de rêves éveillés et recèlent en elles même de l’à-venir. Il est vrai par exemple que le roman réaliste annonce et réalise l’être ensemble de la nation. C’est pourquoi aussi, tournée vers l’au-delà de la ligne qui se forme, toute écriture est prophétie.
Page 139, Bloch passe en revue les « affects d’attente » : les négatifs (l’angoisse, la crainte, l’effroi, l’épouvante et le désespoir, cet affect d’attente négatif absolu) tournés vers l’infernal ; les positifs (l’espoir et la confiance dans l’avenir) tournés vers le paradisiaque. L’affect d’effroi me reconduit à la photographie de la petite Kim Phuc brûlée au napalm sur la route de Trang Bang le 8 juin 1972 et photographiée par Nick Ut. L’effroi que suscite l’image est corrélatif à l’attente contenue en elle et exacerbée par la venue in situ du photographe de guerre sur le théâtre des opérations, à cette fin. « […] ces émotions que sont l’épouvante ou l’effroi […] présupposent toujours l’existence préalable d’intentions d’attente orientées vers ce qui surgit. » De cette situation je formulerais volontiers un « syndrome de Méduse ».
Les affects d’attente sont tournés vers le « Non-encore-conscient », cet inconscient tourné vers l’avant dont Bloch se réclame l’inventeur (p. 145) : « Le rêve éveillé nous révèle donc l’existence d’un non-encore-conscient, ô combien important, constituant la classe à laquelle ce rêve appartient. […] Jusqu’ici il n’en a jamais été question : en effet il n’existe encore aucune psychologie de l' »inconscient de l’autre côté », de l’aube vers l’avant. Cet inconscient est passé inaperçu alors qu’il représente l’espace proprement dit dans lequel se prépare le nouveau, au sein duquel il est produit. » Le lieu de naissance psychique du nouveau.
Page 151, distinction des trois phases de la productivité : l’incubation, l’inspiration, l’explicitation. Comme à propos de l’inconscient de la psychanalyse, Bloch identifie pour le non-encore-conscient un phénomène de résistance, non plus intérieur mais propre à la matière en travail ainsi qu’à la réceptivité de la société.

« L’attente »  est le triple récit d’un « pressentiment » : capter dans l’image de Nick Ut, chez le rédacteur de Mein Kampf et chez la jeune Norma Jean(e) Baker l’annonce de ce qui advient.

Page 163 : Ernst Bloch fait de Leibniz l’inventeur de l’inconscient : « Leibniz, on le sait, fut le premier à introduire la notion d’inconscient en psychologie, et ce par un long détour. » Curieusement, on trouve à l’origine de cette invention la loi fondamentale de Leibniz d’absence de vide « au sein de la cohésion universelle ». Le vide est en réalité de l’infiniment petit « que le calcul différentiel traduit en langage mathématique par le moment de la quantité de mouvement. » C’est la question du vide qui me retient ici. Mais pour une autre fois.

Dimanche 6 mai 2012
Ainsi, Ernst Bloch se lance à l’assaut d’une « ontologie du « Non-encore » » (p. 22 du Principe espérance) – il inaugure à la suite de Marx la transformation du monde à partir du « rêve éveillé ». Il y a donc un point de coïncidence entre intériorité du rêve et extériorité du monde. Ce point relève de l’action. Mais s’il se trouve un point de contact entre l’intériorité du rêve éveillé et l’extériorité du monde, alors il doit être possible d’en relever les empreintes : c’est exactement la tâche du poète.
La première partie du Principe espérance s’intitule joliment « Les petits rêves éveillés » et, en manière de prologue au long fleuve des trois volumes, déroule le thème de cette espérance suivant les âges de la vie. Il faudra retenir pour « Cette année-là » le premier paragraphe qui pourrait être programmatique d’une description de la période post-natale (p. 31) : « 1. Nous naissons démunis / Je vibre. Très tôt déjà, on cherche. On est tout avide, on crie. On a pas ce qu’on veut. »
Au seuil de la deuxième partie, « La conscience anticipante », la traduction du texte d’introduction « Ce qui nous pousse en avant » fait éclore une belle assonance entre les mots « vide » et « avidité ». Le vide et l’avidité seraient bien les deux caractéristiques de l’être jeté dans le monde. Vide de l’extériorité. Avidité de l’intériorité. Il faudra y revenir et éplucher le sens de ces deux mots dont un premier regard au dictionnaire indique qu’ils ne sont pas étymologiquement apparentés. Mais qu’est-ce qui nous met en mouvement ? Sommes-nous bien « poussés » par derrière ? Ou bien « tirés » par devant ? La marche est bien un déséquilibre vers l’avant dans lequel nous ne sommes ni « poussés » ni « tirés » mais pris dans le basculement toujours recommencé d’une chute toujours rattrapée. L’Homme qui marche. La respiration. La faim. Ernst Bloch s’interroge longuement sur la prévalence de la pulsion sexuelle dans la psychanalyse pour lui substituer la faim. Il examine au passage la constitution de l’inconscient à force de refoulements : l’inconscient comme mémoire et réserve du passé. Le mot « refoulement » évoque pour moi des images d’égout – par exemple celles que donne Ernesto Sábato dans l’évocation des sous-sols de Buenos-Aires de son Héros et tombes récemment lu – ,  et résonne le long d’une chaîne d’associations avec « goulot » jusque dans les parages de l’étranglement. Une mare grisâtre, clapotante et nauséabonde. Justement, Ernst Bloch emploie l’image des « caves de l’inconscient » (p. 73). Au passage, il éreinte Carl Gustav Jung, « ce fasciste écumant » (p. 77) et sa psychologie des profondeurs de l’inconscient collectif. Contre l’appareil psychanalytique – ou en complément de lui – Bloch cherche à identifier un « inconscient vers l’avant » (p. 74) : « On constate donc que l’inconscient de la psychanalyse n’est jamais un Non-encore-conscient, qui lui est un élément de progression ; l’inconscient n’est fait que de régressions. Et partant, la prise de conscience de cet inconscient ne porte à la connaissance que de ce qui a été ; en d’autres termes : dans l’inconscient freudien, il n’y a rien de nouveau. Cela apparut plus clairement lorsque Jung, ce psychanalyste fasciste, réduisit la libido et ses contenus inconscients à un phénomène préhistorique. » Mais ouvrant Dialectique du Moi et de l’inconscient de Jung je lis toutefois (p. 24) : « […] nous savons – tant par une expérience abondante et irréfutable que par des considérations d’ordre théorique – que l’inconscient recèle des matériaux psychologiques qui n’ont pas encore acquis le niveau et la dignité du conscient : ce sont les germes de contenus dont certains seront ultérieurement conscients. » Si Jung place bien ces « matériaux » dans l’inconscient il les distingue explicitement de ceux qui sont issus du refoulement. C’est surtout la locution adverbiale « pas encore » qui m’arrête. Ou encore Bloch p. 83 : « […] le seul inconscient qu’ils connaissent tous deux [Freud et Jung] est un inconscient tourné vers l’arrière, ou situé en dessous du conscient présent ; mais ni l’un ni l’autre ne soupçonnent l’existence d’un préconscient du nouveau. »
Or, explique Bloch, la pulsion première n’est pas l’instinct sexuel, c’est la faim associée à l’instinct de conservation. En cela il rejoint le conatus ou « force d’exister » de Spinoza qu’il cite p. 87. Cette « faim » lui permet de placer l’enjeu primordial de l’espérance sur le plan de l’économie : « C’est pourquoi nous nous proposons d’appeler enfin les choses par leur nom : c’est l’intérêt économique qui, sans être seul en jeu, a pourtant une importance fondamentale. » Envie de relire le roman de Knut Hamsun.

Samedi 5 mai 2012
Sur le chemin de l’attente, lecture du Principe Espérance d’Ernst Bloch. Eu égard à la construction du triptyque, quelle ne fut pas ma surprise en ouvrant le premier volume débutant par : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? » Le souvenir du tableau de la Maison du Jouir de Paul Gauguin plane sur cette triple interrogation :
Paul Gauguin, "D'où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?"Quelle est l’articulation existentielle entre l’espoir, l’espérance et l’attente ? L’espoir est un poison. L’espérance une vertu. L’attente une sagesse. Qu’est-ce qui nous porte en avant ? Ernst Bloch chante l’espoir sous les couleurs rougeoyantes de l’utopie. Les catégories marxistes (la « bourgeoisie », le « prolétariat ») jalonnent le texte d’accents désuets : (p. 27) « Les rêves d’une vie meilleure se sont toujours interrogés sur l’avènement du bonheur, que seul le marxisme peut inaugurer. » Bien sûr, il faut remettre cette phrase dans le « contexte » de sa rédaction, la République démocratique allemande. Elle pourrait néanmoins figurer telle quelle dans une brochure de propagande. En contrepoint, il faudra aller voir le Traité du désespoir de Sœren Kierkegaard. Le dé-(s)espoir m’a toujours paru signifier, au sens propre, une position lucide plutôt qu’une position néfaste. Le remède aux illusions. C’est cette position que je nomme « attente » : ouverture à ce qui vient. Une posture contemplative de retrait des affaires du monde. La politique est un désespoir (Hannah Arendt). Ce n’est pas du tout ainsi que l’entend Ernst Bloch pour qui la vita activa est valorisée. Il est curieux de constater qu’il utilise dans la préface (p. 11)  l’image d’une boîte de nuit appelée « À l’absence de futur » qui sonnerait mieux en anglais : No future. Mais durant l’éphémère de notre jeunesse, à Rennes, la boîte où nous fêtions le barrage de l’avenir s’appelait The Paradise ! Ainsi l’attente pourrait être une contemplation du « Devenant », une posture non pas active et révolutionnaire-militante-guerrière mais une posture de participation passive au processus en cours. Son temps grammatical est le participe présent.

Vendredi 4 mai 2012
À l’âge de cinquante ans, il m’apparaît donc que l’un des motifs essentiels de l’humanité est l’« attente ».

http://fr.wikipedia.org/wiki/Enjambement_%28g%C3%A9n%C3%A9tique%29#cite_note-1