Triptyque de la consolation – Scène 56/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Photo de Peter Fechter emporté par un garde

… la liberté …

« Maintenant la date du premier anniversaire de l’érection du mur est déjà dépassée. Ils sont plus que jamais décidés. En début d’après-midi, au lieu de retourner travailler, les deux jeunes maçons, Helmut Kulbeik le brun et Peter Fechter le blond, rôdent aux abords de Checkpoint Charlie. À cent-cinquante mètres environ du point de passage, ils se faufilent au-delà de la frontière dans un ancien entrepôt de la Zimmerstraße. Ils ont repéré à l’arrière du bâtiment une fenêtre qui n’a pas été bouchée. De là, ils surveillent les allées et venues des gardes-frontière dans la zone dégagée qui longe le mur. Ils ont une trentaine de mètres à traverser à découvert, avec l’obstacle d’une barrière de fils de fer barbelés, avant de parvenir au pied du mur de béton de deux mètres de haut et surmonté lui aussi de barbelés tenus par des supports en Y. Au-delà c’est Kreutzberg. La liberté. Helmut le premier, Peter derrière lui, ils enjambent la fenêtre, sautent et courent. Alors qu’ils franchissent la barrière de barbelé ils entendent siffler les premières balles des AK-47 des gardes-frontière qui les ont repérés. Helmut atteint le mur, s’élance, parvient à grimper et à sauter par-dessus en se griffant aux pointes de métal. Autour de lui les balles ricochent contre le béton. Peter s’élance à son tour mais une balle le frappe à la jambe. Il tombe au pied du mur. Et reste là, dans son sang qui se répand sur la dalle de béton irrégulier et granuleux. Il appelle :

— Aidez-moi ! Mais aidez-moi !

Mais personne ne répond. Affolés, les gardes-frontière ne bougent pas. Côté Ouest une maigre foule se forme. Des photographes sont là. Une caméra est bientôt là. La police est interdite d’intervention dans la zone. Elle ne bouge pas. Les minutes passent. Le jeune fuyard blond gît au pied du mur dans son sang qui s’échappe de lui. Il appelle d’abord avec une force qui saisit d’effroi les témoins puis de plus en plus faiblement. Il agonise. Côté Est, arrive un officier en casquette relevée, vareuse et culotte de cheval avachie, tel l’ombre appauvrie des uniformes à tête de mort qui terrorisaient naguère l’Europe. Tentant de s’abriter des regards ennemis derrière la brume dérisoire des fumigènes, deux gardes se précipitent, saisissent le corps inerte et le ramènent vers la barrière de barbelés. Ils sont rejoints par d’autres gardes aux casques évasés, AK-47 en bandoulière, nerveux, qui soulèvent le cadavre afin de lui faire repasser l’obstacle. Puis l’un d’eux le prend et l’emporte en courant, la jeune tête blonde pendant sans vie, la chemise rayée et le jean tachés de sombre, le pied droit nu et les bras terminés par les mains qui retombent et s’ouvrent en croix. »

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