Triptyque de la consolation – Scène 54/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Photo de Marilyn Monroe morte

… aussi irréelle qu’une poussière d’étoiles …

« Au même moment encore, vers dix heures quinze du matin, à la morgue abritée dans les sous-sols du palais de justice de Los Angeles, une imposante forteresse de marbre et béton néo-classique, le corps raidi et pâle de l’actrice blonde, presque diaphane hormis quelques taches d’un bleu mat sur le cou, la poitrine et l’abdomen, est extrait du casier numéro 33 où il vient seulement d’être déposé quelques heures plus tôt, avant de se voir conduit sur un chariot jusqu’à la table d’autopsie numéro 1. Là, sous l’éclairage des cinq lampes qui tombe du plafond, conformément à la procédure, l’un des assistant du coroner, Eddy Day est son nom, commence un premier examen superficiel. Sur la fiche il note des ecchymoses peu importantes à la fesse gauche ainsi qu’au niveau de la chute des reins. Un peu plus tard, tous les deux en blouse blanche, c’est au tour de Thomas Noguchi, jeune médecin légiste, et de John Miner, procureur du comté, de s’avancer dans le cercle lumineux. Lui aussi en blouse blanche, fine moustache, lunettes et calvitie, cigare à la bouche, le coroner du comté en personne, le docteur Theodore Curphey, est également présent. Une assemblée d’hommes en blanc faisant cercle autour de son cadavre blanc auréolé de clarté électrique, les mains ramenées sur le ventre, son visage de type caucasien, légèrement bouffi, tourné vers un ciel de quelques centaines de watts, les paupières closes sur ses vies secrètes, les lèvres retombées, les trois ou quatre hommes autour d’elle pris dans la contemplation de sa chair inerte, étendue contre la plaque de métal lisse, gris, froid, légèrement incurvée, la chair presque translucide évoquant quelque monstrueuse poupée de porcelaine géante, aussi irréelle qu’une poussière d’étoile, semblant presque flotter dans la lumière au-dessus de la table, les médecins, le juriste et leurs aides tout à fait incrédules, retenus par une sensation d’interdit qu’ils n’ont jusqu’alors jamais éprouvée, n’osant faire un pas vers cette masse blafarde d’où le nom de Norma Jeane Baker ou Zelda Zonk ou même Marilyn Monroe semble s’être retiré, comme si elle allait se redresser à l’instant, poser son pied nu contre le sol froid et tout bonnement s’en aller à travers les rues de cette ville vouée au cinéma et aux anges, nue comme jamais elle n’a rêvé de l’être. Passée cette hésitation, alors que la grande aiguille atteint le point le plus bas du cadran pour marquer la demie, le docteur Noguchi s’approche et commence à inspecter minutieusement, parcelle après parcelle, à l’aide d’une grosse loupe, toute la surface de sa peau rayonnante, à la recherche de traces de piqûres. Ils soupçonnent une injection de barbituriques par seringue hypodermique. Mais non. Rien. Pas même la marque de l’aiguille avec laquelle son psychiatre, le docteur Ralph Greenson, l’aurait transpercée en heurtant une côte. Car au-dessus de ce cadavre commencent dès cet instant à planer pas mal de fantômes plus ou moins liés aux milieux du cinéma, de la psychanalyse, de la politique et aussi à la mafia. Ayant vérifié le branchement du robinet d’évacuation des liquides, les mains gantées de caoutchouc, parmi les instruments à sa disposition sur la table à roulettes peinte en blanc, le médecin légiste saisit le scalpel et entreprend de fendre le torse d’une entaille en forme de Y, les deux branches espacées se rejoignant pour finir en une seule à l’approche du pubis. Il écarte la cage thoracique et commence l’examen intérieur de celle qui voulait tellement devenir une image, scrutant les replis de la Vénus désormais grand ouverte, plus ouverte qu’elle n’aurait jamais désiré l’être dans le pire de ses cauchemars, extrayant un à un les organes, les pesant sur la petite balance, prélevant des échantillons de tissus qu’il dépose au fur et à mesure dans des bocaux de formol. Il fend l’estomac en quête d’un signe, non du destin et de ce qui est censé advenir, mais au contraire, à la recherche de l’enchaînement des effets et des causes qu’il remonte à rebours vers le passé. Mais, exceptée une faible quantité de sécrétion muqueuse de couleur brune, la poche ne recèle rien. Toujours sous le regard du procureur, il ouvre le duodénum. Lui non plus ne contient aucun reste de barbituriques. Pas plus que les intestins, le grêle et le côlon. Juste un peu de matière fécale consistante et de couleur brun clair. En prévision de son rapport, il note tout cela. Dossier 81128. Pour préparer l’examen toxicologique, il conserve du sang, de l’urine ainsi que le foie, les reins et l’estomac. Après quoi, aidé d’un assistant, il recoud la peau laiteuse marquée ici ou là de taches bleues. Après cinq heures de traitement environ, pauses café-sandwiches comprises, vers quinze heures trente, le cadavre est ramené au casier numéro 33. Dans la soirée de ce dimanche-là, vers vingt-deux heures, un photographe plus audacieux que ses confrères, Leigh Wiener est son nom, réussit à s’introduire dans le service médico-légal en soudoyant le gardien d’une bouteille de whisky. Ce dernier rouvre le casier numéro 33 et tire le cadavre drapé de plastique. Le photographe officie. Dernière séance. Il demande à l’autre de découvrir d’abord le haut, juste un peu, le visage affaissé, gonflé, presque boudeur, voilà c’est bien, prenant furtivement quelques clichés, puis le buste sur lequel reposent les mains aux ongles bleuis, voilà, c’est parfait, merci. »

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