Triptyque de la consolation – Scène 44/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Photo de bébé dans les bras de sa mère

… infiniment occupé à jouir …

Puis ce sont les premiers temps. Elle rentre à l’appartement de la rue Albert-Aubry. Pour moi, enfin pour l’esquisse de moi qui est moi, c’est une première. Du dedans me voilà donc passé au dehors mais je ne le sais pas. Ce que je suis ? Un engloutissement dans le sommeil. Une respiration. Allongé sur le couvre-lit de mes parents, d’une toile bleue à grosse trame, délimité par un cordon cousu, en-deçà duquel le tissu retombe en fronces, orné de deux bandes de galon à fleurettes blanches et roses. Dormir. Une bouche qui suce. Une paupière qui se soulève et laisse passer le jet de lumière éblouissant. Elle s’ouvre. Et se ferme. Fiat lux encore une fois. L’ombre rouge s’étend, s’épanche à envahir le globe entier. Une main qui saisit. Les poils synthétiques du nounours jaune qui me chatouillent la peau. Je lui fouaille les poils de nylon au nounours jaune. Moi qui ne suis pas encore moi. Ou bien si ? Un agacement. Une volupté. Infiniment occupé à jouir. Et la faim. La faim. La faim. Des doigts et des lèvres le chemin qui mène à l’un ou à l’autre sein, le goût de la peau, un parfum de sucre et de sel, une fois, deux fois, trois fois, dix fois, avançant les lèvres ouvertes, tendues, cherchant, trouvant et tétant, la poitrine rebondissant sur mes lèvres qui s’agrippent et tètent encore. Veulent mordre. Entre sevrage et servage. Mon nez s’y enfonce comme dans un moule. Le lait m’envahit. Descend en moi. Le lait que j’ingurgite. Et rejette parfois. Roter. Dormir. Chier et pisser. Inter faeces et urinam. Au-dessus il y a des rires. Des éclats de voix qui s’émerveillent. En cadeau de bienvenue, voici une fourchette, une grande et une petite cuiller ainsi qu’une timbale argentées. Un œil qui voit. Dans un lointain craquement de banquise ou de plancher, la cherchant des yeux ou plutôt appelant la venue de son visage, qu’il passe et repasse. Dans mon sous-marin, des sons de tube traversent la cloison. Je trépigne. Je pleure. Je crie :

— Reviens !

Tel un vieux poète aveugle qui continue de déclamer dans les rues vides. Au cas où. Apparition. Disparition. Da. Fort. Da. Fort. Je braque mon regard vers l’endroit de la porte. Elle réapparaît. Miracle. Quand son jeune visage s’encadre ainsi à l’entrée de la chambre s’esquisse un tableau de maître ancien. Ce qui va devenir le monde se dessine touche après touche. Ses mains me saisissent et ses bras me bercent. Le bain. Un océan de bleu avec des angles rouge vif. Tout ce qui s’approche de ma bouche est bon à sucer. J’ai encore faim. Cherchant mon pouce comme un ivrogne. Bientôt une paire d’yeux qui voient. Voir et prendre. Saisir la toile bleue. La relâcher. La saisir encore. Apprenti chasseur-cueilleur. Initié en douceur à la chute des corps. Tout bouge d’un mouvement de voûte céleste suivant le déplacement des globes oculaires dans leurs orbites, le jour, la nuit, le plafond blanc et la fenêtre bleue, l’ovale pâle de sa face heureuse dans les mèches de ses cheveux châtain. La voix veloutée de mon père qui s’approche et s’enfonce dans le couloir. Il chante :

— Que sont mes amis devenus…

Près de moi une voiture en plastique rouge d’une seule pièce sauf les roues blanches reliées par de fins essieux de métal. Moi qui ne suis pas encore moi. Quoique. L’adagio. Mes mains passent comme des choses. Je touche mon nez. J’ai crié et elle est là. Les yeux dans les yeux. Comme à la surface des fontaines d’eau pure et ombragées des contes et légendes, j’y vois s’y enfoncer mon reflet. Et je retrousse mes lèvres. Un sourire. Où commence sa voix ? Et mon regard ? Lui, il répand derrière lui l’odeur parfumée de l’huile de térébenthine. Il s’assied sur une chaise de bois raide. Il ouvre de nouveau Les Voix du silence du ministre à grosses lunettes, crispé de tics, et ces voix-là me parviennent. Il s’est aménagé un coin atelier dans le séjour du deux pièces et prépare son diplôme des beaux-arts.

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