Triptyque de la consolation – Scène 45/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Photo de Scott Carpenter

… une grosse étoile qu’on peut voir droit devant …

« À ce moment-là, c’est à son tour de s’immiscer dans la capsule. À plus de vingt mètres de hauteur. Au-dessus des gros moteurs qui attendent leur mise à feu. Il patiente sur le siège moulé à sa taille. Il se sent à l’aise. Il est le sixième. Lui, c’est Malcolm Scott Carpenter, astronaute du centre des vols habités de la Nasa. Il a nommé son vaisseau Aurora. Aurora 7. Sept pour les sept astronautes du programme. Lui aussi y va pour voir. Mais le goût des premières fois est déjà passé. Son vol répète peu ou prou celui de John Glenn. Alors il compare. John a ressenti ceci. John n’a pas ressenti cela. Dans le ciel rien de nouveau. Ou presque. Durant le remplissage des réservoirs, il ne sent pas la fusée bouger sous lui. Au moment de la mise à feu il entend seulement un grand silence. Puis il appréhende les vibrations. Mais rien. C’est seulement quand le moteur principal est allumé qu’il sent que ça bouge. Il s’arrache. Puis il voit lui aussi le ciel virer au bleu sombre, presque noir. Le moteur du booster coupé, les réservoirs largués, la tourelle de secours s’éjecte et s’éloigne vers l’horizon en tournant lentement sur elle-même, suivie de trois traînées de fumée blanche. Après deux minutes trente d’ascension, quand il accède à l’apesanteur l’astronaute Carpenter éprouve un léger sursaut, comme un ralenti. Un suspens. Et de nouveau le silence. Mais absolu cette fois. Le vaisseau commence son retournement avant de se placer en orbite. Dehors il fait noir. Il ne sait plus s’il a la tête en bas par rapport à la Terre, ou non, mais il n’en éprouve aucune gêne. Ce sont les aiguilles de son tableau de bord qui lui indiquent les mouvements de son appareil. Puis il retrouve l’horizon. Lui aussi voit alors le tube brillant des réservoirs largués s’enfoncer vers la Terre sous lui. Sanglé sur son siège dans la matrice de la cabine, l’apesanteur lui procure une sensation de flottement. De liberté. Oui, de délivrance, comme s’il avait toujours aspiré à cette légèreté. Il jubile. La surface de la Terre lui apparaît exactement comme sur les photographies prises par les missions précédentes. Dans la plupart des cas, voir c’est revoir. Une vérification. L’océan Atlantique est couvert de nuages mais au-dessus de l’Afrique il voit le lac Tchad. Il voit les forêts. Puis le manteau nuageux l’empêche de nouveau de voir l’océan Indien. Il y va aussi pour manger. Quand il essaie de sortir du sachet de plastique la tablette de nourriture, elle est toute effritée. Des miettes s’échappent et flottent dans la cabine. Il parvient néanmoins à mâcher et confirme par la radio que manger dans l’espace est possible. Il se livre à plusieurs expériences. Afin d’étudier l’appréciation des distances, à la fin de la première orbite il éjecte de la capsule un ballon en polyester découpé en cinq tranches de couleurs et de matières différentes. Le ballon doit rester accroché durant tout le vol mais il se gonfle mal et prend l’allure d’une baudruche fripée. L’astronaute ne peut en voir que deux segments, l’orange et l’argenté. Dans la perspective de concevoir les futurs réservoirs d’ergol des futurs vaisseaux spatiaux, à l’aide d’un flacon à compartiments il étudie l’effet de l’apesanteur sur un liquide composé d’eau distillée, de teinture verte et de divers composants chimiques présentant la même viscosité que le peroxyde d’hydrogène. Comme John Glenn il doit rendre compte de l’observation de fusées lancées vers lui depuis la Terre. Mais la couverture nuageuse ne permet pas de réaliser cette expérience. Il prend beaucoup de photos de l’horizon en prévision de nouveaux systèmes de navigation et aussi pour les services météo. Or, un problème de stabilisateur automatique fait dériver le vaisseau qui consomme trop de carburant. Scott prend la main pour piloter son vaisseau. Comme les marins avant lui, pour se redresser il se guide sur l’horizon ou les étoiles. Il pense que le meilleur repère c’est une grosse étoile qu’on peut voir droit devant. Dos au sens de la marche, quand il actionne les propulseurs il voit par le hublot se former dans son sillage un v de fumée blanche. La petite cabine s’avance autour de la planète. Les plus beaux spectacles sont les levers et les couchers du soleil. Comme John Glenn, il observe alors la bande lumineuse juste au-dessus de l’horizon. Mais, pour faire avancer la science, il la mesure à travers un filtre spécial. À chacune des aurores il voit lui aussi les particules luminescentes que John Glenn avait comparé à des lucioles virevoltant autour de la capsule. Or, au petit matin, à la fin de la troisième orbite, alors qu’il s’apprête à rentrer dans l’atmosphère, voulant saisir le densimètre, il heurte la trappe de sortie. Un flot de ces particules brillantes jaillit devant son hublot. Il donne un nouveau coup et le phénomène se reproduit. Il recommence à taper sur plusieurs points de la coque. À chaque fois jaillit une nuée de ces sortes de billes de gel reflétant le soleil. Il en conclut qu’elles émanent de l’appareil. Occupé à manœuvrer son vaisseau et à essayer de résoudre le mystère des « lucioles », l’astronaute déborde légèrement le moment de préparation à la rentrée. À cet instant, le système automatique de contrôle et de stabilisation qui doit donner à Aurora la bonne inclinaison pour pénétrer vers la Terre s’avère défaillant. Il passe donc en mode semi-automatique mais oublie de couper le pilotage manuel. D’où une surconsommation de carburant. Il reçoit le compte à rebours de la station de suivi en Californie et enclenche l’allumage. Il entend à peine la mise à feu successive des trois rétrofusées. Le vaisseau attaque sa rentrée avec un angle trop bas. Avant que le périscope ne se rétracte, alors qu’il est en train de tomber vers le sol terrestre, dans la région d’El Centro il voit nettement de tout là-haut une piste poussiéreuse et il croit même distinguer un camion qui avance. C’est alors qu’il réalise avoir utilisé simultanément les deux modes de pilotage, semi-automatique et manuel, et qu’il va manquer de carburant pour corriger les oscillations lors de la phase finale de la descente. Par le hublot il devrait voir se former l’incandescence orangée de l’accélération, comme John l’a décrite, mais c’est une lueur verdâtre qui apparaît. Est-ce le conteneur de teinture servant à marquer la mer lors de la récupération qui est en train de se consumer ? Au centre de contrôle de cap Canaveral, son collègue Grissom l’informe que la communication va être interrompue. Il n’entend pas et continue de parler dans le vide. La capsule commence à se balancer dangereusement. Pour tenter d’y remédier, il enclenche le largage du parachute de freinage. Alors que la zone d’ionisation est déjà largement dépassée, la liaison radio n’est toujours pas rétablie. Puis il largue le parachute principal, le regarde se déplier entre les nuages en tranches blanches et orange et trouve que c’est beau. Avant l’impact contre le dos de la mer il enclenche le largage du sac d’amerrissage. La voix de Gus Grissom lui parvient de nouveau dans le casque. Il avait imaginé un choc plus rude. Le vaisseau se redresse de lui-même dans le clapot. L’astronaute défait ses connexions. Grissom lui annonce que l’équipe de récupération sera là dans une heure. Il a très chaud. Il fait plus de quarante degrés. L’air est très humide. Il décide alors de sortir. Engoncé dans sa combinaison, encombré par le radeau et la caméra, s’extraire par l’étroit orifice est difficile. Une fois dehors, il place la caméra en sûreté sur le kit de survie. S’il y est allé pour voir, il doit maintenant montrer aux autres. En cas de perte du vaisseau, ainsi les images seront sauves. Puis, toujours accroché à la cabine, il déclenche le gonflage du radeau et grimpe dedans. Là il réalise que le radeau est à l’envers. Alors il remonte sur la cabine, retourne le radeau et revient à son bord. La mer est calme. L’astronaute Carpenter est heureux. Il a très soif et boit toute l’eau de son kit de survie. Il s’allonge et regarde le ciel. Il n’y a plus au-dessus de lui que ce ciel, voilé mais très haut, immensément haut, où flotte des nuages gris. Il regarde la mer. Des algues. Vertes. La mer est calme. Immensément calme. Son campement marin se balance au gré de la houle intermittente. Il voit un grand poisson noir tourner autour de lui. Il entend au loin les avions à sa recherche. Le premier qu’il voit est un Neptune. Il sort le miroir de son kit de survie et essaie de renvoyer l’éclat du soleil tout comme les naufragés d’autrefois. Mais le temps brumeux n’est pas favorable. Quand ils repèrent l’astronaute, les avions se mettent à tourner en cercle. Dans son radeau, il patiente. Il entend une voix venue de derrière et se retourne. Un plongeur est en train de nager jusqu’à lui. L’arrivant gonfle lui aussi un radeau, y grimpe, amarre les deux esquifs et dit, essoufflé, qu’il a été parachuté plus loin. L’astronaute qui tient entre ses mains un paquet de biscuits le lui tend et dit :

— T’en veux ? »

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