Triptyque de la consolation – Scène 42/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Slogan de l'OAS

… alors que chaque nuit …

Et tandis qu’ils, c’est-à-dire eux, d’un côté de la table les fiers guerriers mués en négociateurs, la délégation algérienne conduite par son chef, Belkacem Krim est son nom, posant de ses mains trapues d’ancien maquisard sa serviette de cuir sur le sous-main vert bronze, en extrayant d’innombrables brouillons, de l’autre les juristes madrés sous la présidence d’un haut fonctionnaire, Louis Joxe il s’appelle, posant de ses doigts fins la Chesterfield qu’il est en train de fumer, sur un cendrier de cristal, rencontre après rencontre, tantôt secrète, tantôt officielle, les uns et les autres ayant alors presque appris à se parler, quand vient en cette fin d’hiver, dans cette ville au nom d’eau minérale, Évian, le moment d’en finir. Refermer la boîte à chagrin. Huit jours durant, les douze émissaires algériens et les onze émissaires français qui ne se serrent pas la main, se contentant d’incliner légèrement la tête en guise de salut, après avoir démêlé les liens juridiques qui nouent encore sous leurs charmes les mots « Algérie » et « France », tenant délicatement entre leurs doigts de militants clandestins d’une part et de diplomates expérimentés de l’autre, le fil de la négociation souvent près de se briser, tous très tendus, nerveux, revenant sans cesse sur les mêmes questions du cessez-le-feu, du Sahara, du sort de la minorité dite européenne, chaque avancée ayant nécessité des heures et des heures de discussion dans laquelle s’est immiscée la méfiance, les Algériens soupçonnant une chausse-trape derrière chaque concession, les langues allant et venant, les regards scrutant l’adversaire devenu partenaire obligé, les mains s’agitant devant les visages, les yeux se creusant de fatigue, et finalement reprenant tout à zéro, les Français contraints de lâcher morceau après morceau alors que chaque nuit les pétards de l’O A S font de nouvelles victimes, ensemble ils mettent la dernière main au texte rédigé dans la vieille langue, le retouchant, revenant vingt fois sur le même article, passant des nuits à reformuler des contre-propositions, balançant interminablement ici entre « juste et préalable indemnité » et « indemnité équitable préalablement fixée », ergotant là sur l’adverbe « toutefois » qui s’est glissé au coin d’une phrase et dont le retrait ferait s’écrouler l’édifice juridique tout entier, avec une impression de château de cartes en train de vaciller, le souffle retenu, remplaçant après de nouvelles discussions le verbe « interdire » par « condamner », revenant des dizaines de fois sur les mêmes détails, jusqu’au point d’achoppement qu’ils s’ingénient à éviter de justesse, souvent pris les uns et les autres d’une sensation de sur-place, voire de retour en arrière, parfois jusqu’à la case départ, alors que la salle de réunion de l’Hôtel du Parc s’enfume, que les bouches deviennent pâteuses, que les têtes s’embrument de confusion, s’énervant et les protagonistes explosant de colère une fois ou deux, jusqu’à ce qu’enfin les délégations disposent chacune des quatre-vingt-treize pages dactylographiées dans la plus grande hâte. Il est midi. Belkacem Krim l’Algérien propose alors une ultime relecture. Interloqué, son masque de médaille antique réprimant une moue d’agacement, Louis Joxe le Français accède à la demande et les émissaires de la république entament, à voix haute, la lecture des cent onze articles Il sera mis fin aux opérations militaires et à toute action armée sur l’ensemble du territoire algérien le 19 mars 1962 à 12 heures pendant que les représentants du gouvernement provisoire d’en face en suivent la progression sur leur copie, corrigeant une dernière coquille, substituant un « et » à un « ou », à moins que ce ne soit le contraire, et que le pâle soleil décline dans la grisaille des montagnes au-dessus du lac. À côté des signatures des trois ministres tricolores, Belkacem Krim est seul à apposer son paraphe. Silence. Enfin les deux délégations se serrent la main. À Alger fleurissent des slogans fébriles et désespérés :

LA FRANCE RESTE
VIVE SALAN
O A S FORCE LOCALENOUS VAINCRA

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