Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :
« La tension monte maintenant dans la ville divisée. Les travaux continuent. De nouveaux segments de maçonnerie aux parpaings grossièrement joints, rehaussés par des fils de fer barbelés tendus sur des supports métalliques en Y, aux points de passage des chicanes renforcées de parois de ciment épaisses et de sacs de sable, surmontées de haut-parleurs et ponctuées de guérites, matérialisent chaque jour davantage la frontière. Loin par-dessus le mur, les chefs des deux camps se défient, depuis son bureau ovale côté Ouest le blond au sourire éclatant, John Fitzgerald Kennedy est son nom, depuis son Kremlin côté Est le paysan jovial à l’embonpoint prononcé, l’ami des cosmonautes Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev. Lui vient de retirer du mausolée la dépouille de Staline-la-Moustache et de faire exploser plus de cinquante mégatonnes nucléaires. Au cœur de Berlin, dans la fraîcheur de l’automne, au point de passage de la Friedrichstraße dit « Charlie », à la limite des secteurs américain et soviétique, incidents et provocations se multiplient. Selon leur expression, les diplomates américains viennent « tester l’autre côté » en mettant un point d’honneur à franchir la ligne sans montrer leurs papiers. Les gardes-frontière est-allemands les exigent. Les Américains font valoir leur droit d’accès et réclament la présence d’un officier soviétique. Ils lancent des ultimatums et menacent de pénétrer de force. Ce matin-là, un officier américain s’avance dans la brume du matin. Il est suivi d’une colonne de chars Patton M-48 environnés de jeeps et de camions de transport de troupes. Dans le ciel, deux hélicoptères patrouillent. Faisant ronfler leurs moteurs, les chars s’élancent sur deux files, remplissant la rue de leur fracas et de l’odeur d’essence brûlée avant de piler à une cinquantaine de mètres du poste frontière. Les deux premiers sont équipés de lames de bulldozer au centre desquelles se détache l’étoile blanche sur fond kaki. On en reste là. À la mi-journée, cinq jeeps elles aussi frappées de l’étoile blanche, transportant chacune cinq soldats armés qui portent le casque rond entouré d’une bande blanche interrompue sur le front par les lettres MP, escortent une voiture civile qui franchit la ligne sous l’œil des vopos interloqués, avance sur deux cents mètres dans la Friedrichstraße puis fait demi-tour. Au début de l’après-midi, les chars américains se retirent. Mais le jeu continue. À plusieurs reprises des véhicules civils américains pénètrent à l’Est sous escorte militaire. À la tombée de la nuit, les gardes-frontière est-allemands braquent de forts projecteurs en direction de l’Ouest. Les Américains répliquent en allumant des phares encore plus puissants. Aveuglés, les gardes de l’Est regagnent leur poste et quelques minutes plus tard éteignent leurs projecteurs. Le lendemain matin, une colonne de trente-trois chars soviétiques T-55 stationne à quelques centaines de mètres. Dix blindés américains se tiennent sur la Friedrichstraße. À quinze heures, ils s’avancent et recommencent leur démonstration de force en pilant sur la ligne de démarcation. Leurs moteurs tournent au ralenti. Au volant d’une Ford Taunus bleue un civil américain avance entre les chicanes. Les gardes l’arrêtent pour lui demander ses papiers. Il refuse. À pied, un officier américain quitte la zone ouest, marche jusqu’au poste frontière et monte à bord de la Ford, côté passager. Tout cela en présence d’une foule curieuse, excitée, et de journalistes nerveux. La Ford fait demi-tour. L’officier américain demande à un officier est-allemand de pouvoir parler à un officier soviétique :
— Cela ne dépend pas de moi, répond l’officier est-allemand.
— Par conséquent c’est un refus, nous allons donc entrer, rétorque l’officier américain.
Et il désigne les chars qui vrombissent. Puis la Ford se retourne de nouveau et pénètre cette fois dans Berlin-Est où elle circule durant cinq minutes avant de revenir à l’Ouest. Le jeu continue. Au cours de cet après-midi-là d’autres véhicules américains entrent et sortent ainsi de Berlin-Est en refusant de se soumettre au contrôle. Le lendemain matin, dix chars soviétiques barrent la rue. En face, les blindés américains continuent de tourner au ralenti. Des hélicoptères survolent le secteur. Planqués derrière des sacs de sable, les soldats américains et russes s’observent à la jumelle. Tout au long de la nuit froide et humide les chars américains et russes se font face. Prêts à cracher le feu. Loin de là, quatre sous-marins chargés d’ogives nucléaires s’enfoncent dans la mer du Nord. Sans parler des avions ni des navires de guerre. Cette fois on est à deux doigts. Mais en coulisse, dans l’entourage du jeune chef blond de la Maison Blanche et du chef jovial déjà vieillissant dans son palais du Kremlin, s’activent les conseillers et les émissaires, jaugeant les forces, évaluant le jeu et la chandelle, finissant par désamorcer l’escalade. Pas encore pour cette fois. À dix heures trente ce samedi matin-là les chars soviétiques s’ébranlent dans des jets de fumée noire et se retirent lentement en marche arrière dans le cliquetis de leurs chenilles. Vingt minutes plus tard les chars américains font de même. La tension retombe à Check Point Charlie. »