Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :
« Mais alors, tandis qu’il pleut ce soir-là sur Paris et sa banlieue, ils, c’est-à-dire eux, les femmes en foulards colorés entraînant avec elles les enfants, les filles en socquettes blanches et les garçons en costumes, bien coiffés, tous vêtus de leurs plus beaux habits, suivis des hommes en costumes-cravates, chaussures bien cirées, imperméables, les FMA, les Nordafricains, les masses musulmanes comme dit le journal, poussées hors de leurs quartiers ou bidonvilles de Nanterre, de Stains, de Gonesse, d’Issy-les-Moulineaux, de Saint-Denis, de Courbevoie, évacués par les contrôleurs du Front de libération nationale qui les fouillent afin que pas un seul n’emporte une arme, ni un canif, ni un bâton, pas même un boulon, ils descendent en flots successifs vers la ville-capitale, à pied, en métro, en voiture, en taxi ou même par l’autobus de la ligne 151 en provenance de Drancy. Depuis le rond-point de la Défense, ils affluent en tapant dans leurs mains, les femmes poussant de rares youyous, dans une rumeur sourde, criant parfois des slogans, « Algérie algérienne », une foule de peut-être dix-mille éléments ou individus ou personnes qui s’engage sur le pont de Neuilly. Ce qu’ils visent c’est l’Étoile. Nedjma. Par intermittence, le crachin grossit en pluie. Les vagues de manifestants se trouvent bloquées par le dispositif policier posté là. Dans le crachouillis des radios des cars des forces de l’ordre passent de fausses infos. « Dix policiers tués ». « Les Algériens attaquent au couteau ». Et l’implacable scénario reprend son cours là où il en était resté. Des coups de feu partent. Les gardes mobiles chargent. Frappent. Les longues matraques blanches se soulèvent et s’abattent. Beaucoup parviennent pourtant à rejoindre en métro les stations Opéra et Concorde. D’autres gardes mobiles sont là. Ils frappent. Ils tirent des coups de feu. Des Algériens s’écroulent. L’un d’entre eux se tient le bras en grimaçant, un filet sombre coulant sur sa joue, se laissant tomber de travers sur le banc, sous le cadre de faïence bleue dans lequel se détache en lettres blanches le mot CONCORDE. Le visage en sang, mains sur la tête, prenant les coups des bidules qui n’arrêtent pas de s’abattre, par paquets les Algériens sont conduits à la surface. D’autres policiers les cueillent à la sortie sur la place. Le sang gicle des têtes. Il macule les escaliers. Parqués entre des barrières métalliques ou bien tassés à terre le long de la palissade qui abrite les travaux du ministère de la marine, ils, c’est-à-dire eux, sont frappés à coups de crosse de fusil, sur le crâne, sur le visage, puis poussés dans les autobus de la RATP réquisitionnés dans l’après-midi. Une fois pleins, hérissés des coudes que les Algériens tiennent au-dessus de leurs têtes, derrière les vitres embuées et dégoulinantes, ornés sur leurs flancs d’une publicité aux couleurs acidulées « Pschitt bonbons », les cars repartent à toute vitesse, klaxon bloqué, vers les Champs-Élysées. Au pont de Clichy, des policiers jettent des Algériens dans la Seine. Contraints de faire usage de leurs armes, ils tirent. La chaussée est maculée de flaques de sang qui se mêle à la pluie. Le sang coule des rambardes. Boulevard Saint-Michel, ils s’avancent en rangs serrés, la foule fanatisée, sans banderole ni pancarte, les femmes et les enfants en avant, dans un bruissement scandé par le rythme des mains tapées en cadence, jusqu’à l’intersection du boulevard Saint-Germain où les policiers les encerclent, les chargent et frappent. Au pont Saint-Michel, pour se sauver certains se jettent dans la Seine. D’autres sont jetés. Tout cela sous l’œil de l’archange au faîte de la Sainte-Chapelle. Les blessés sont balancés dans les paniers à salade. Place Saint-Michel, les policiers chargent de nouveau. Les vitres du café le Terminus volent en éclats. Les tables et les chaises sont renversées. Les Algériens tentent de s’enfuir. Ils hurlent. Certains supplient. L’un, à genoux, se tient la tête entre les mains. Il crie. Des enfants hagards. La pluie qui mouille l’asphalte se brouille de sang. D’autres gisent à terre sans connaissance. Morts. Des chaussures, des bérets, des écharpes jonchent le sol. En les frappant, les policiers les poussent dans les autobus qui les emportent. Les Algériens courent. Les policiers les poursuivent dans les petites rues du quartier latin, la Harpe, Maître-Albert, la Huchette. Ils frappent ceux qu’ils attrapent et les abandonnent, inanimés, le long des murs ou bien affaissés, haletants, dans l’encoignure d’une porte. Sur les boulevards, à hauteur du Grand Rex, dans les éclats colorés des enseignes, sous la pluie, surveillé par deux compagnies de CRS aux fourgons noirs rangés le long du trottoir, le cortège des Algériens plus ou moins mêlé aux badauds scande des slogans en tapant dans les mains. Les uniformes sombres se fondent dans l’obscurité. Les casques et les armes accrochent la lumière. En face de la piscine Neptuna stationne un car de police. Les Algériens approchent. Le chauffeur ouvre sa portière, descend du car, dégaine son arme de poing et tire en l’air. Les autres policiers sortent du car, dégainent et tirent dans la foule qui tente de s’enfuir. Sur le trottoir, devant la terrasse du bar-tabac le Gymnase gisent sept corps. La voie est jonchée de chaussures, de bérets, de chapeaux, de vêtements qui flottent dans les flaques de sang dilué par la pluie. Des femmes courent pieds nus. Les policiers pourchassent les Algériens. Ils frappent de leurs longues matraques blanches. Les têtes saignent. Des corps gisent devant le Grand Rex. Tassés dans les phares des fourgons noirs, hagards, les Algériens appréhendés patientent sous la pluie, saignant, leurs habits du dimanche défaits et salis, les mains sur la tête, leurs imperméables ruisselant, l’eau s’infiltrant dans leurs manches et coulant le long de leurs bras, alors que les capotes luisantes vont et viennent sur le trottoir gras, le bidule traînant à terre, se soulevant parfois et frappant, avant que les cars de police les emmènent en faisant hurler leurs sirènes. Acheminés par les norias de paniers à salade et d’autocars réquisitionnés avec leurs conducteurs, ils arrivent dans la cour de la préfecture de police dite « du 19 août » en souvenir de la libération par son peuple, par lui-même, sous les fenêtres du préfet de police, Maurice Papon est son nom, au CIV ou centre d’identification de Vincennes, un ancien entrepôt de véhicules construit par les Allemands pendant la guerre, au Palais des Sports, au stade de Coubertin, ils sont débarqués, c’est-à-dire eux, les ratons, les melons, les bougnoules, suivant une cascade de noms venus enrichir la vieille langue de leurs sonorités mates, poussés entre deux haies de policiers ou de gardes mobiles auto-intitulés « comités d’accueil », qui les frappent à coups de pied, de crosse de fusil ou de matraque. Ils tombent à terre. Les suivants les piétinent. Au Palais des Sports, deux rangées de fil de fer barbelé leur tracent le chemin parsemé de bouteilles brisées. Un vrai chemin vers le ciel. Ils sont ensuite parqués, laissés à même le sol de ciment poussiéreux, parmi les fauteuils de la salle de spectacle, serrés les uns contre les autres, sans soins ou presque, sans manger, sans boire, les doigts écrasés, les côtes cassées, les crânes fracturés, pissant et chiant sous eux. Des morts gisent ça et là. Dans la nuit les Peugeot 403 grises continuent de sillonner la ville-capitale, en attrapent un ou deux ici ou là, les policiers les frappant, les abandonnant sur place, les conduisant dans les fourrés du bois de Meudon ou ailleurs, après les avoir tabassés les jetant à la Seine du côté de Gennevilliers, l’un ou l’autre parvenant quand même à nager sous l’eau, s’agrippant aux buissons de la berge, sortant à peine la tête hors du clapot, le sang ruisselant de son crâne, se retenant de claquer des dents sous la pluie qui continue de tomber, jusqu’à ce que les policiers remontent dans leur 403, voyant la fumée du tuyau d’échappement s’évaporer, les feux arrières rouges disparaître, restant là au ras de l’eau noire qui clapote, sous le ciel troué par les lumières des usines au loin, toute la nuit jusqu’à ce que le jour finisse par se lever, lent, gris, sale et froid comme l’enfer. »