Triptyque de la consolation – Scène 24/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation récemment paru :

Photo de Eichmann lors de son procès à Jérusalemn en 1961

…il est là, dans sa cage de verre, l’accusé fantôme…

« Cependant, in medias res, le procès court. Entouré de trois policiers il est là, dans sa cage de verre, l’accusé fantôme. Un oiseau de malheur en noir et blanc. En grisaille. De force ressorti de l’horreur. Costume noir malgré la chaleur étouffante de l’été, fine cravate, lunettes de myope sur son visage amaigri, mal à l’aise, il essaie de se tenir. Devant lui, sur une tablette sont posés d’énormes volumes, des milliers de pages, des millions de signes qui courent sur le papier. L’audition des témoins est passée. Leurs récits déjà en passe de rejoindre les archives. Les rangs de la presse se sont clairsemés. C’est désormais à lui de parler. Massif, cheveux en brosse, le cou bourrelé de graisse, la mâchoire puissante, la voix suave et épaisse, son avocat l’interroge à partir du document T/929, pièce 1025, page 843, volume 2. Mais comme le diable se tient en embuscade dans le coin des pages imprimées, la feuille a été numérotée 1925. L’avocat et le président s’entretiennent un long moment afin de rectifier la référence erronée. Dans les micros et les casques se croisent en résonnant l’allemand, l’hébreu et l’anglais. Il le questionne sur la signification des abréviations portées dans les marges des courriers à l’encre évanescente, reproduits au carbone sur papier pelure, par exemple « I. A. » pour « Im Auftrage », ou bien ce « S » qui parsème la liasse. Mais lui, l’accusé, qui a pourtant signé dix-huit ans plus tôt ces courriers de son titre et de son nom, ne s’en souvient plus. Il bute sur le sens de ce « S » englouti dans l’oubli. Ou par feinte. Dos au public, l’avocat se lève de sa masse pesante. Suivant qu’il redresse la tête en direction du président ou qu’il l’abaisse vers la feuille qu’il tient devant lui son cou rasé ondule ou se tend. Quelle était la chaîne de commandement en Hongrie ? Telle est la question. Dans le micro passe le craquement du papier. À la fois concentrée et absente, blonde, une mousse de cheveux tenue par une barrette sur le devant et queue de cheval, légèrement boulotte, tailleur sombre, sa secrétaire se tient à ses côtés. Visage asymétrique, agité de contractions, front ridé cerné par deux bandes de cheveux noirs, cadré par des lunettes à monture sombre, casque à écouteurs sur les oreilles, l’accusé se tient dans sa boîte transparente dont la vidéo écrase la perspective. Il se gratte le nez puis pose les mains bien à plat sur ses cuisses. La secrétaire s’évente à l’aide d’une feuille de papier. Les juges, les épaules couvertes d’une toge noire, portent eux aussi de fines cravates noires et compulsent les dossiers reliés de toile ainsi que les documents épars devant eux. Sous l’emblème du chandelier à sept branches encadré des deux rameaux d’olivier, le président passe sa main sur son crâne chauve et constellé de taches de rousseur. À la pose, dans un brouhaha, elles en robes d’été, les épaules nues, eux en chemisettes blanches, la foule à la fois effrayée et soulagée se lève en se haussant pour mieux le voir, lui, en quittant la salle. Dans le champ de l’une des quatre caméras Marconi un numéro bleuâtre tatoué sur un avant-bras gauche apparaît. Il est le premier à revenir, regagnant son habitacle blindé, sortant un grand mouchoir blanc de la poche intérieure de sa veste, essuyant méticuleusement ses lunettes, les deux paires, l’une pour voir de loin, l’autre pour voir de près, époussetant la tablette devant lui, posant avec précaution le casque à écouteurs et se mettant aussitôt à feuilleter les piles de papier, ouvrant une chemise tout en appuyant sur le bouton de son stylo pour en faire sortir la pointe, inscrivant un seul trait et refermant la chemise, jetant un coup d’œil au public qui l’observe en coin, replongeant aussitôt dans les papiers. Ensuite il parle à son avocat par le micro, leurs bouches s’ouvrant et se refermant sur des mots à jamais perdus, ses lèvres à lui formant en conclusion l’affirmation jawhol. L’image vidéo se brouille, EICHMANN TRIAL 4.2.2 NTSC-PAL, disparaît dans un gondolement grisâtre puis réapparaît. L’audience reprend à la question de l’échange d’un million d’entre eux contre dix-mille camions. Entre ses deux gardes en casquettes plates, l’accusé fait penser à un clown blafard. Cinquante mille furent déportés à pied des environs de Budapest. Le président et l’avocat observent un autre document, se demandant si la virgule a été biffée ou s’il s’agit d’un point. De sa voix grasse, dans cette langue qui rappelle le bruit du clapot nocturne sur un lac éclairé par la lune, l’avocat poursuit patiemment ses recherches d’erreurs, sa secrétaire s’ennuyant à côté de lui, les traductions non pas simultanées mais consécutives aux prises de parole, décalées, se traînant dans l’air, suspendues, reprenant en écho les multiples voix qui se succèdent et se croisent dans la torpeur de la salle, formant une polyphonie désarticulée, déglinguée même, l’avocat demandant s’il a sous les yeux la somme de deux mille ou bien de deux cents dollars et fourchant sur une syllabe, disant « Hitler » au lieu de « Himmler », le président le reprenant, disant « Himmler », et lui continuant impassiblement à dire « Hitler ». Suivant le mouvement de flux et de reflux par lequel le procès avance à grands mouvements de balance, c’est désormais au procureur général d’interroger l’accusé. Le crâne en forme de virgule, couronné d’une bande de cheveux noirs, quelque chose d’un passereau au petit bec pointu, lunettes aux verres légèrement teintés et dépourvus de monture, haussant le ton, prenant des poses, pivotant sur lui-même, se renversant en arrière, se dressant sur la pointe des pieds, ouvrant les pans de sa toge telles de grandes ailes noires, forçant ses expressions, jouant la sérénité comme s’il incarnait la conscience avec un c majuscule ou la justice avec un j majuscule, ou bien les deux à la fois et même peut-être plus encore, il demande :

— Reconnaissez-vous avoir été complice du meurtre de millions de Juifs ?

L’interrogé se lançant alors dans de tortueuses arguties sur la différence entre la culpabilité du point de vue intérieur et la culpabilité du point de vue juridique, répétant qu’il obéissait aux ordres, que cela n’était pas de son ressort, qu’il devait en référer à ses supérieurs, et suggérant que la question de sa culpabilité soit examinée après celle de sa responsabilité. Le procureur général s’énervant et réclamant :

— Je veux une réponse.

Et poursuivant :

— À la fin de la guerre vous avez déclaré à vos proches que vous étiez prêt à sauter joyeusement dans la tombe car le sentiment d’avoir tué cinq millions d’ennemis du Reich vous remplissait de satisfaction.

Évoquant lui aussi un volatile, mais acculé, un grand rapace déchu, l’accusé se défend bec et ongle dans un ultime combat, le visage agité de tics, les rides de son front s’ourlant en vagues, ses lèvres se tordant en un masque, répétant les termes des questions, les esquivant, les reformulant, tentant de se faire tout petit, invisible, de disparaître à travers les mailles du filet que le procureur général resserre inexorablement question après question afin de saisir une vérité évanouie, voulant à toute force faire jaillir un aveu de sa bouche, tel un automate l’autre se lève, s’assoit, se relève sans fin, comme monté sur un mécanisme à bascule, reprenant pour la énième fois son argumentation, niant et niant encore, repoussant les assauts lancés contre lui par cet accusateur à tête d’oiseau qui tente de le mouiller jusqu’au cou au fond de l’abomination. De sa voix de spécialiste il affirme :

— Je n’ai rien à voir avec les groupes d’intervention en Pologne, je préparais les plans de transport.

Et il continue :

— Madagascar était mon idée, je voulais mettre une terre sous leurs pieds, ou pour être plus précis j’étais l’un de ceux qui ont avancé cette idée.

Puis le procureur général poursuit :

— Quand avez-vous entendu pour la première fois l’ordre de Hitler de procéder à la solution finale de la question juive ?
Alors, stylo en main, appliqué, il parcourt les méandres de sa mémoire pour retrouver quand il a entendu pour la première fois parler de la solution finale. Ou bien cherchant plutôt quelle réponse lui sera la moins défavorable. Dans l’assistance, un gros individu en chemise à carreaux bâille. Quand était-ce ? Sans doute de la bouche de Reinhard Heydrich.

— Cela devait être en août ou septembre, dit-il.

Et le procureur général :

— Avant novembre ?

— Oui, avant. Les arbres avaient encore leurs feuilles.

Habitué depuis toujours aux échanges verbaux piégés, il continue de tourner autour des questions, se faisant repréciser le sens des mots, détournant les propos tout comme il dirigeait autrefois les convois vers telle ou telle destination fatale, quitte à les abandonner sur une voie de garage, en pleine campagne, abdiquant son titre d’Obersturmbannführer pour celui d’Obersturmbahnführer, changeant sa casquette noire et argent à tête de mort pour celle d’un simple chef de gare, en toile sombre et à l’aigle stylisé doré, de sorte que les interrogations du procureur général se perdent dans des plaines sans fin, loin à l’est de la réponse attendue :

— Je m’occupais des questions de transport. J’avais par exemple à établir les grilles horaires des trains.

Ou encore :

— Ma mission était de rédiger les invitations à la conférence de Wannsee. En d’autres termes, de m’occuper du travail administratif et de faire venir ces personnes à la conférence.

Jour après jour, tout au long de l’été qui resplendit au dehors, isolée du monde extérieur auquel elle est seulement reliée par le câble de la régie vidéo, la salle se remplit du public un peu las, plus parsemé à chaque session, l’accusé prenant place dans sa cage, sortant son mouchoir, s’essuyant le nez, se livrant à son méticuleux rangement, les membres de l’accusation et l’avocat ainsi que ses aides raclant les pieds de leurs fauteuils, la garde annonçant dans un cri guerrier les trois juges qui entrent d’un seul mouvement et s’assoient sur leurs hauts sièges sous le chandelier :

— La cour !

Cette fois l’assistance est de nouveau comble. C’est l’heure du réquisitoire. Derrière un massif de micros, trois jours durant, phrase après phrase, de sa voix légèrement sifflante, dans cette langue revenue de loin, pour ainsi dire ressuscitée du vieux Talmud, saturant le haut-parleur mal réglé, le procureur général cerne le crime auquel il affirme ne trouver aucun précédent dans l’histoire, nouant les événements les uns aux autres depuis le lavage du trottoir à la brosse à chiendent devant l’hôtel Metropol, à Vienne, par un vieux rabbin à quatre pattes sous les coups de jeunes gens rigolards en uniforme verdâtre, jusqu’aux déshabillages hâtifs au débarquement du train le long de la rampe de béton, suivis de la course entre deux rangées de fil de fer barbelé vers un petit bois de bouleaux, le long de quelque Himmelstraße vers la chambre à gaz, le repoussant, lui, l’accusé, hors du cercle tracé par le mot « humanité », faisant lever la moisson sanglante et demandant une fois encore quel était le rôle exact du département IV-B4, mais l’image vidéo se fragmente en petits carrés noirs, gris et blancs. Casque sur les oreilles, le visage constamment agité de tics, l’accusé écoute, continuant de prendre des notes. Tandis que le crâne du président accroche la lumière du néon, prenant appui sur le pupitre devant lui, la main à hauteur de la poitrine, écartant les bras, s’accrochant des deux poings aux pans de sa toge, découvrant les manchettes de sa chemise, le procureur général sort pièce après pièce, accumule preuve sur preuve :

— Il est responsable de tout ce qui est arrivé, des côtes de l’océan Arctique jusqu’à la mer Égée, des Pyrénées à l’Oural.

Convoquant de nouveau le souvenir des témoins, reprenant une fois encore la litanie des souffrances, faisant resurgir les infernales visions, se passant la lèvre inférieure sur la lèvre supérieure, martelant chaque syllabe de sa voix qui tranche l’atmosphère confinée de la salle violemment éclairée, la caméra cadrant les visages affligés de l’assistance, après quoi il marque un long silence. L’avocat écoute. Appuyé au mur, la casquette légèrement relevée, un garde se passe les doigts sur les yeux.

— Höss confirme le rôle d’Eichmann dans la décision d’utiliser le Zyklon-B, continue-t-il.

Le président écoute. Se passe la main sur le visage. Contraint de se taire, le visage fatigué secoué de spasmes, notant toujours, l’accusé ne cesse d’écrire, se raccrochant aux traces écrites comme à une planche de salut, répondant intérieurement point par point, ou tentant de desserrer au moyen de ses griffonnages l’étreinte des innombrables nœuds que le procureur pose un à un, inexorablement, pour l’étouffer, répétant son nom, le faisant résonner dans l’enceinte de la salle, Eichmann, Adolf Eichmann, Adolf Otto Eichmann, Obersturmbannfürher Eichmann, et bien au-delà de l’enceinte de béton tout autour de la planète par le canal des médias, essayant le procureur général de faire entrer son nom dans chaque tête de chaque Terrien, de toute la force de sa voix fine, son nom accompagné des images en noir et blanc de son visage banal de fonctionnaire zélé, sa silhouette funèbre cadrée par les montants de la cage de verre, expédiées chaque jour par avion sous forme de bandes vidéo vers les capitales du monde entier afin d’alimenter les écrans bleutés au pied desquels les familles s’assoient à même la moquette, sirotant un coca, comme sur une photo publicitaire. Alors que l’Allemagne se bat pour sa survie, lui doit obtenir des trains. L’avocat commence à avoir mal aux oreilles à cause du casque dans lequel la voix du procureur général lui parvient en traduction. L’écartant, il l’ôte de sa grosse tête et plaque l’écouteur directement contre le pavillon auditif. Il dit aussi que, naturellement, les enfants prennent moins de place et moins d’air. Un silence. Alors que les caméras continuent de filmer heure après heure, comme si elles voulaient doubler le flux de ce moment à mesure qu’il s’échappe, afin de le sceller à tout jamais, cadré en contre-plongée le procureur général s’achemine vers la fin, l’évacuation de Budapest à pied, construisant des séquences narratives, reconstituant des bribes de dialogues, montant dans les aigus, racontant la femme accouchant à même le sol de béton poussiéreux du quai, haletant dans les souffrances, gémissant, tandis que le Lagerführer se poste devant elle, lui aussi en contre-plongée, mains aux hanches, ayant fait braquer un projecteur et déclarant :

— Je veux voir comment on arrive en ce monde.

Les traducteurs se relayant, une voix féminine succédant à une voix masculine, au soir du troisième jour le procureur général conclut son interminable démonstration, prouvant que l’accusé n’était pas du tout le pantin qu’il prétend avoir été, que sa vie d’alors n’avait rien de celle d’une marionnette, mais qu’il avait été au contraire le cerveau vivant de toute cette affaire, celui qui tirait les ficelles, faisant le tour de sa « personnalité satanique », tentant d’emporter la conviction des trois juges impassibles, s’élançant une nouvelle fois, grimpant jusqu’à la fin dans un crescendo d’où il ne redescend plus, rappelant qu’ils ont tous disparu, qu’ils ne reviendront plus, convoquant même le prophète Joël pour réclamer enfin justice et punition. Une fois encore, la salle se vide sous l’œil de la caméra, laissant les trois fauteuils des juges vides, la cage de verre vide, les fauteuils de la défense et de l’accusation vides, les rangs du public et de la presse vides. Quelques jours plus tard, par un mouvement de ressac, dans la lourdeur de l’été la salle se remplit de nouveau de robes à motifs imprimés et de chemisettes blanches. C’est de nouveau à la défense de parler. L’interprète tousse, l’avocat se lève, massif, sobre, professionnel. L’accusé se montre plus détendu, souriant presque, volubile, cherchant à qui parler et s’adressant au garde qui se détourne. De sa parole onctueuse, l’avocat effeuille une à une les accusations portées par le procureur général en réfutant l’un après l’autre les quinze chefs d’inculpation, commençant par la périphérie, l’appartenance à des organisations criminelles, pour finir par le cœur des charges qui pèsent sur son client, tentant séquence après séquence de démonter l’œuvre verbale du procureur général afin de défaire les nœuds qui l’entravent. Il parle debout puis s’assied et laisse passer la traduction, en hébreu dans les haut-parleurs pour la salle, en anglais dans les casques pour la presse étrangère. Sa nuque grasse ondule contre le col de sa chemise blanche. Son visage bulbeux absorbe toute émotion. Prenant bien garde à ne pas prononcer son nom à lui, le contournant, creusant sa place vide, l’appelant simplement « l’accusé », il poursuit sa démonstration. Rejeté en arrière sur son fauteuil, l’ongle du pouce entre les dents, sans casque, le procureur général le fixe. Aucun des juges ne porte d’écouteurs car la langue de la défense leur est familière. Elle constitue même la langue maternelle de la plupart d’entre-eux. Dans la moirure de la vidéo, l’avocat lit de manière neutre, presque scolaire, avançant ses arguments qui tentent de lever comme par magie chacune des accusations, comme si un signe de ponctuation ou un mot pouvait non pas défaire ce qui avait été fait mais effacer les liens entre l’infernal passé et l’individu qui se trouve dans la cage transparente, faisant observer que les quatre puissances ont bien révisé le texte de la Charte de Londres afin de remplacer un point-virgule par une virgule, oui, un point-virgule par une virgule, puis se lançant dans un échange avec le président sur l’emploi des mots Menschlichkeit et Menschheit. Tous deux tombent d’accord. En conclusion, l’avocat met en garde le tribunal contre la tentation de la vengeance. D’une voix maintenant presque douce, il en appelle au roi Salomon pour demander non pas l’impossible pardon, non pas l’acquittement, mais le suspens, que les poursuites restent figées dans l’air, oui, que les charges soient suspendues. À sa suite, le président prend la parole et donne rendez-vous pour le rendu du jugement. La cour se retire. Le public sort lentement. L’accusé ramasse son stylo, range ses papiers et laisse de nouveau derrière lui son fauteuil vide dans sa cage vide. »

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