Triptyque de la consolation – Scène 25/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation récemment paru :

Photo d'une manifestation en Algérie à l'été 1961

… tous descendant au matin dans les rues d’une blancheur pierreuse …

« Tandis qu’ils, c’est-à-dire eux, à l’appel du Front de libération nationale, les Algériens ou Français musulmans ou indigènes ou Arabes ou quoi, musulmans français, Nordafricains ou FMA, les femmes poussant des youyous, devant avec les enfants, suivis par les pères, les maris, les frères, en bras de chemise, qui brandissent de rares drapeaux verts et blancs frappés du croissant et de l’étoile rouge, maladroitement confectionnés, tous descendant au matin dans les rues d’une blancheur pierreuse, aux rideaux de fer baissés, déjà frappées d’un grand soleil, où apparaissent ici ou là sur les murs les trois lettres O A S hâtivement tracées à la peinture noire, mal étalée, alors que les vignobles de la Mitidja sont vidés de leurs travailleurs, les routes désertes, la campagne gorgée de lumière laissée au seul chant des insectes et des crépitements d’herbe, ils viennent de leurs faubourgs vers les quartiers dits européens, envahissent les places des hôtels de ville, se massent face aux policiers, aux gendarmes, aux légionnaires qui leur barrent la voie, criant des slogans, « Tahia El Djazaïr », jouant et rejouant un nouvel épisode du dit « drame algérien », suivant ce scénario sans cesse répété : de fatals coups de feu qui claquent dans la foule ou depuis les toits ou depuis une fenêtre, entraînant la panique, le débordement des forces de l’ordre alors contraintes comme dit le journal de faire usage de leurs armes, ouvrant le feu, la foule s’éparpillant et laissant derrière elle la rue jonchée de cadavres et de blessés gisant dans la chaleur qui monte du sol. Il est midi. À Constantine dix-sept morts. À Bérard trois morts. À Miliana deux morts. À Guyotville six morts. À Castiglione onze morts. À Télergma deux morts. À Fouka cinq morts. C’est alors qu’ils, les glorieux pleins d’épaulettes, d’étoiles et de galons désormais factieux, tous plus ou moins compagnons de l’ordre de la Libération, les couturés de Bir-Hakeim, de Diên Biên Phu, les plus décorés de France maintenant félons, passent devant leurs juges, revendiquant leur attristant complot par les mots « honneur », « devoir » ou « trahison ». Trois généraux et cinq colonels en fuite, tous dégradés, sont condamnés à mort par contumace, au titre de l’article 99 du Code pénal tout juste révisé pour faire face à la circonstance, en raison de leur pronunciamiento militaire à l’apparence d’un quarteron de généraux en retraite mais dont la réalité est celle d’un groupe d’officiers partisans, ambitieux, fanatiques. C’est alors qu’en bordure du lac de Genève, dans un château isolé aux fenêtres en ogive, arrivent chaque jour de la rive suisse, dans la bulle d’un hélicoptère Alouette, les fiers guerriers sortis de leurs djebels, les émissaires du gouvernement provisoire de la république algérienne, à la rencontre des juristes madrés de la république bleu blanc rouge, enfin décidés ces derniers à franchir les montagnes de méfiance et les abîmes d’outrecuidance de leurs interlocuteurs, essayant de se parler, le mot tabou d’« indépendance » venant tout juste d’être lâché, comme incidemment, au détour d’un discours en province par le général président, mais butant les deux délégations sur la question du Sahara, refusant de s’avancer sur ce terrain sableux où se préparent la conquête de l’espace, la force de frappe et la puissance énergétique, transformant ce désert vaste comme un océan en une étroite impasse, et pour le moment se séparant là. »

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