Triptyque de la consolation – Scène 23/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation récemment paru :

Photo du mariage de mes parents le 1er juillet 1961

…en tête le jeune couple se tenant par la taille…

« Frappés par la grande chaleur, égayés par l’événement et le long repas, elles en jupes évasées, en robes à gros motifs imprimés, eux en bras de chemise, la veste à l’épaule, en tête le jeune couple se tenant par la taille, ils ont marché dans l’ombre des chemins creux, la lumière perçant la dense frondaison des chênes, des bouleaux et des hêtres ; les résidus des feuilles tombées l’automne précédent ayant macéré tout l’hiver et désormais sèches craquant sous leurs chaussures des grandes occasions, eux transpirant dans le cuir bien ciré, elles regrettant d’avoir gardé leurs talons aiguilles, ils ont traversé quelques prairies avant de se regrouper sous un grand chêne au bord de l’étang. Pas un souffle. Pas un nuage. Le bleu du ciel envahit la surface liquide sous laquelle s’enfonce la mousse verte des arbres. Les femmes se sont toutes assises. Les deux pères restent debout. Les plus jeunes, ses deux frères à elle, encore adolescents, un échalas brun et un blond ramassé, s’agitent en riant. Il est là, son père à lui, l’ouvrier déjà vieillissant aux cheveux argentés, sa silhouette en arc surmontée de sa tête des bons jours, doucement ivre, un mégot aux lèvres, lançant les jeux de mots les plus idiots :

— Quand mon verre est plein je le vide, quand il est vide je le plains !

Et tous rient bravement. L’autre, son père à elle, jeune encore, au front déjà dégarni, signale par ses fines moustaches le sérieux de sa profession de flic, riant fort lui aussi, respirant par son nez considérable, partant d’un rire rabelaisien mais toujours sous contrôle de son surmoi républicain. Désormais affalée dans l’herbe, la famille cherche  la fraîcheur. Les mères, discrètes, en retrait, rient des facéties de leurs maris en haussant les épaules. Les fils et beaux-fils contournent les sujets qui fâchent – par un jour pareil – tout en balisant chacun leur territoire sous les yeux des pères par de petites pointes verbales et leurs attitudes décontractées. Les filles et belles-filles échangent mille conseils esthétiques et domestiques. Elles rient beaucoup aussi. Les deux adolescents finissent par se déshabiller sauf le caleçon et piquent une tête. Les autres se contentent de tremper leurs pieds. Entre les genoux des femmes, deux bébés vont et viennent, happent l’air de leurs mains, l’une arrachant des brins d’herbe, l’autre dans sa brassière blanche, une croix de baptême autour du cou, une main adulte venant lui rafraîchir la tête d’un mouchoir imbibé d’eau, mouillant ses boucles noires, occupée à jouer avec la chaussure de la mariée, jouissant des brins d’herbe qui lui picotent les mains, caressant le cuir velouté avec une irrépressible envie de mordre cette surface immaculée à l’odeur animale et chimique, surtout le nœud froncé qui orne l’escarpin – mais non il ne faut pas – et au-dessus d’elle les rires qui fusent, les nez, les yeux et les lèvres qui vont et viennent en se tordant contre la guipure des feuilles ourlées à travers laquelle perce le ciel, les flots de paroles qui se déversent des lèvres, aussi blanches les paroles que le cuir de la chaussure et que la robe de la mariée, loin, parmi les pieds nus qui vont et viennent autour d’elle. Tous se donnent au moment qui passe. À l’été. À la joie d’être là, ensemble, vivants et en bonne santé. Vraiment une belle journée. Le matin, nerveux, il a quitté l’appartement familial dans son costume bleu nuit. Il aime la sensation des boutons de manchettes contre ses poignets. Nœud papillon. Accompagné de ses parents à lui, il est venu la chercher, un bouquet de fleurs blanches à la main, à l’entrée du pavillon HLM que ses parents à elle louent à l’autre bout de la ville. Tout le confort moderne. Aussi nerveuse, avec l’aide de sa sœur – ou plutôt sous ses incessantes recommandations d’aînée – elle avait déjà revêtu la robe blanche achetée quelques semaines plus tôt au Muguet de Paris, rue Le Bastard. Un modèle très simple, au-dessus du genou, tenu à la taille par une ceinture. Un léger maquillage : touche de crayon sur les yeux, soupçon de mascara sur les cils, mince pellicule de rose sur les lèvres. Au moment de sortir, sa sœur a ajusté le voile de tulle en le tenant délicatement au-dessus de sa tête puis en le laissant retomber de lui-même. Elle sourit. Ensemble, dans la 203 noire, ils ont rejoint les autres, limités aux parents proches, sur le parvis de la mairie en face du théâtre. Sous les dorures de la grande salle des mariages ils se sont dit :

— Oui !

Puis la noce s’est rendue à l’auberge des Forges. En ouvrant sa portière, l’un ou l’autre n’a pas manqué de chanter :

— Ding ding don don !

Et la petite file klaxonnante emmenée par la 203, suivie d’une 2 CV grise, d’une 4 CV gris vert, d’une Dauphine jaune pâle et d’une Ariane bleu clair, a roulé sur la nationale 24 à travers la forêt jusqu’aux dites forges de Paimpont ding ding don don. Joyeusement, ils sont sortis des voitures dans leurs beaux habits déjà un peu collants et son frère à lui a proposé de les prendre d’abord en photo. Il leur a demandé de poser sur le pont de la rivière, là en bas, contre la barrière blanche. Les voilà, les mariés du jour, rayonnant de toute leur jeunesse. Elle, brunette, timide, encore gamine, elfique, a cherché à éviter l’objectif. Lui, barbu, artiste, réservé, l’a regardé avec un air interrogatif. Après quoi tous ont quitté le plein soleil du terre-plein qui sert de parking pour entrer dans la vieille bâtisse. La vaste salle rustique, aux chaises raides et nappes rouge à liseré blanc, rêches, les a absorbés dans son ombre. Autour des portos pour les dames et pastis pour les messieurs, ils ont découvert leurs cadeaux pratiques – un service d’assiettes peintes de légumes et de fruits stylisés ainsi que tout un assortiment de verres – et spirituels – le Cantique des Cantiques illustré par Henri Matisse, au Club français du livre. Ils sont passés à table. Lorsque les serveuses en jupe noire, chemisiers et tabliers blancs, ont apporté les entrées, l’un ou l’autre a risqué :

— Ding ding don don ce sont les filles des forges…

et l’un ou l’autre a repris :

— … des forges de Paimpont ding ding don don !

Ils sont joyeux. C’est la noce. Ils ont mangé et bu. Et chanté. Et plaisanté. Et, quand ils ont bien mangé et bu, chanté et plaisanté, ils se sont enfoncés pour une longue promenade en forêt le long des chemins creux vers l’étang et le Val sans Retour. »

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