Mein Feld ist die Welt

Photo de masque d'Océanie au musée ethnographique de Hambourg

Section de l’Océanie au musée ethnographique de Hambourg

A l’occasion de la lecture ou relecture du septième motif de Confettis d’empire, « Le mur d’André Breton », voici un développement sur Aby Warburg, qui n’a pas été retenu dans le montage final.

[A moins qu’elle n’ait commencé cette histoire, ce jour-là, le jour où l’historien de l’art Aby Warburg mit le pied sur le pont du paquebot (quel était son nom ?) de cette compagnie maritime qui appartenait pour partie à sa famille, la Hapag, vers New York, cette Hamburg-Amerika Linie à la devise planétaire, Mein Feld ist die Welt, l’historien de l’art héritier de la puissance bancaire qui finançait le stade suprême du capitalisme parti vérifier à la source du masque et de la danse, chez les Indiens pueblos, non moins que le pourquoi des choses (der Warum des Dinge), empruntant aux Indiens non moins que leur méthode opératoire afin de l’incorporer à son projet de connaissance globale (Kulturwissenchaft), aborder en découvreur ce point où le corps pris tout entier dans le frisson du retour en amont du grand partage parvient à nouer ensemble le dedans et le dehors, l’avant et l’après, l’un et l’autre, la proie et l’ombre dans la danse des hommes-fleurs, faisant sauter le verrou entre l’instinct magique et la logique discursive, l’historien de l’art venu sur les ruines du monde pueblo, par-delà la ligne de chemin de fer, à deux jours de voyage en chariot à travers le désert, les sillons des roues et les pas des chevaux effacés par une tempête de sable, jusqu’au moment où se dressa au loin la Black Mesa, ce paysage de hauts plateaux crayeux et creusés de cañons entre lesquels l’eau s’engouffre d’un coup et s’assèche aussi vite qu’elle est arrivée, là il assista à la danse des Katcina, la ronde des quarante danseurs masqués et costumés à la ressemblance de leurs poupées, petits êtres de bois peint coiffés de plumes dont il rapporta plusieurs exemplaires à offrir au Volkerkunde Museum de sa ville, Hambourg, poupées katcinas que l’artiste Sophie Taueber semble avoir regardé pour façonner ses têtes-Dada, à Zurich, et que plus tard, bien plus tard, le poète André Breton agrafa au mur de son atelier, au 42, rue Fontaine de la ville-capitale, tandis que l’ethnologue à lavallière Marcel Mauss traquait sous le masque la notion de personne, justement à partir de l’exemple pueblo, non seulement la voix qui résonne à travers lors de ces cérémonies de danses masquées, drames religieux, cosmiques, mythologiques, sociaux et personnels qui moins de cinquante ans plus tard, dès que le chemin de fer aurait poussé un peu plus loin ses ramifications, survivraient en spectacles folkloriques pour touristes, mais apercevant aussi, l’ethnologue, tout au fond ténébreux du masque, le clown obscène qui rigole, le monstre tordu que l’historien de l’art Aby Warburg rencontra face à face quand il aborda, plus tard, les rivages de la folie, c’était au moment où les orages d’acier s’abattaient sur la vieille Europe, s’accusant d’avoir provoqué, lui, ces orages d’acier, car il faut dire qu’il se tenait, lui, l’historien de l’art, au court-circuit exact de l’enfouissement des vieilles croyances sous les puissances nouvelles de la marchandises et de ses vecteurs, l’électricité, le télégraphe, les lignes de chemin de fer et les compagnies maritimes, l’historien de l’art qui avait dans son enfance échangé avec son frère cadet Max son droit d’aînesse à hériter de la direction de la banque M. M. Warburg & Co contre la possibilité infinie d’acheter tous les livres qu’il souhaiterait afin de constituer cette Kulturwissenchaft Bibliothek, le fonds d’ouvrages s’accroissant au fil des années en proportion du chiffre d’affaires de la banque, l’historien de l’art pris dans l’étau contradictoire d’aller puiser au fond du temps les mille et une survivances des mondes oubliés, des mondes en train de disparaître, le rituel de l’antilope, celui des récoltes katcina ou de la danse du serpent, avec les moyens que lui procurait le capitalisme financier planétaire, cette force en action qui achevait, par l’extension de son réseau de marchandises via ses télégraphes, ses chemins de fer et ses navires, d’annihiler ces anciens mondes, l’historien de l’art dans la contradiction de poursuivre un projet de connaissance enté sur le capitalisme financier planétaire, lié à lui, l’accompagnant pour ainsi dire dans son procès de soumission totale de la planète à la marchandise, et pourtant conçu comme son antidote spirituelle, le projet désespéré de sauver non seulement les formes en voie de disparition, les masques, les danses, les statuettes et les tatouages mais encore les modes d’accès à la connaissance qu’elles transportaient, son projet de connaissance pour ce faire travaillant à la même échelle que les firmes capitalistes mondiales dénoncées par le petit homme légèrement prognathe à la casquette de chauffeur qui étudiait à la bibliothèque de Zurich, Vladimir Illitch Oulianov alias Lénine, l’historien de l’art devenu fou qui plaça, à la planche 77 de son Atlas Mnemosyne, cette esquisse de la Kulturwissenchaft qu’il avait entrevue, à coté, entre autres, des Massacres de Scio de Delacroix ainsi que de timbres de la Barbade, un prospectus publicitaire pour la Hapag montrant une jeune femme dont l’écharpe flotte au vent et chantant :

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