L’enfant et la mer – épisode 8 « La navigation de saint Brendan »

Souvenons-nous de saint Brendan qui dans la mer entra. Enfant déjà il allait jusqu’au bout de son jardin. Plus tard, une nuit dans sa cellule, à force de prière vit l’ange descendre à lui :

— Dieu te donne ce que cherchais, la terre promise.

Navigation lui était nécessaire plus que la vie. C’était l’aiguillon de la connaissance qui le poussait. Ce même aiguillon qui avait jeté Adam et Ève hors d’Éden. Lui voulait y rentrer par la porte de devant car « vraie histoire » rime avec « gloire ». De bon bois de charpente fit construire un solide curragh garni de sapin en dedans et couvert de cuir de bœuf, bien enduit de graisse et résine pour filer sur l’onde. Y mit des vivres pour quarante jours, pas plus, et nous invita à monter à bord, nous les quatorze de son couvent qu’il avait élus. Dressâmes le mat, tendîmes la voile. Dieu nous envoya bon vent d’est. De tout nous perdîmes la vue, hors la mer et les nues. Sept jours et sept nuit de l’ouest nous fîmes. Puis le vent faillit. Sur la mer étale comme soie, nageâmes vingt-huit jours encore. Les vivres vin- vin- vinrent à manquer. Derechef, Dieu nous envoya des vents et nous drossa entre de hauts rochers noirs et luisants, où nous accostâmes à grand peine. En haut était un château tout de marbre et pierreries mais ne trouvâmes là nulle âme qui vive, seulement plein de richesses à manger et à boire dans de la vaisselle précieuse. C’était tentation de diable et notre abbé eût été moins sage que nous eussions succombé. L’ange apparut et nous pourvut de pain gris et d’eau claire. Continuâmes ainsi sept mois notre route, toujours priant :

— Donnez-nous aujourd’hui notre vïande de ce jour…

Le bon Brendan nous exhortait :

— N’aëz poür ! Non abbiate paura !

Et chaque fois la manne tombait des ailes de l’ange. Puis nous abordâmes une île où couraient brebis à foison, toutes couvertes de blanche toison. Comme le temps de la Cène était venu, nous nous apprêtâmes à cuire l’agneau sur un îlot voisin. Or, à peine avions nous allumé le feu aux branches sèches que la terre s’enfonça dans la mer : nous avions pris pour table le dos noir et luisant d’une baleine ! Ensuite parcourûmes un vaste pan de mer avant d’aborder une autre île. Nous remontâmes une rivière jusqu’à sa source. Là, vîmes un arbre blanc, immense, dont la ramure grimpait jusqu’au ciel en formant une coupole qui cachait la lumière du soleil. Dessus voletaient partout des oiseaux aux mille couleurs. À la prière de l’abbé, dans un tintement de clochette, descendit l’un de ces volatiles pour nous expliquer la chose : « Nous sommes des anges qui autrefois habitions le ciel mais chûmes bas par l’orgueil de notre maître qui le verbe ne crut et se rebella. Nous voilà déshérités du règne de vérité. » Et d’annoncer qu’après être repassés chaque année dans les mêmes îles, en six années nous atteindrions le paradis. L’oiseau n’avait pas cessé de pépier que déjà nous avions mis les bouts par bon vent de poupe. Mais bientôt il forcit et nous mit dans la tempête. C’est quatre mois plus tard seulement que nous vîmes terre et accostâmes pour nous ravitailler. Là trouvâmes communauté de moines aux mains de la providence, auprès de qui restâmes jusqu’à huit jours après l’Épiphanie. Puis reprîmes l’eau, alum s’en avant, n’i dutum rien, mais le vent tomba, la mer s’apaisa, s’épaissit, comme coagulée. Dans ce calme, nageant à force de nos rames, nos voiles flasques, la faim de nouveau connûmes. La faim, la faim, toujours la faim. Dieu vint à notre secours et nous redonna du vent. De nouveau sur une île atterrîmes, où coulait une rivière d’eau claire pleine de poissons, mais qui se révéla boisson d’oubli. Certains de nous restèrent trois jours à dormir. D’autres allaient ici et là en pleine hagardise. Alors Brendan nous poussa à l’eau et reprîmes notre voyage entre l’aigre faim et l’ardente soif qui valent mieux que l’oubli de Dieu. Et tournâmes en rond dans nos cercles de mer, revenant au fil des ans sur l’île aux brebis, fêtant Noël sur l’île aux moines, Pâques sur le dos de la baleine, nous ravitaillant sur l’île aux oiseaux où nous restions jusqu’à la Pentecôte. Or, il advint qu’ayant navigué à l’occident trois quinzaines l’un de nous vit dans le ciel, à l’orient, un immense serpent marin dont la queue dorée touchait l’horizon. Il ferma les yeux. Les rouvrit. Le dragon était toujours là. Il nous appela et tous nous vîmes se jeter sur nous la bête qui crachait du feu par ses sept têtes, creusant dangereusement la mer, meuglant plus fort que quinze taureaux. L’air en fut tout chauffé et déjà nous nous voyions brûlés. Là encore c’est la foi de Brendan qui nous sauva. « Gardez-vous de la peur ou bien de Dieu vous perdrez le bonheur ! » criait-il. Or, voilà qu’une autre bête surgit du fond du ciel en braillant, se jeta sur le premier monstre en un terrible combat, les multiples têtes hérissées de dents effilées s’entre-déchirant, les griffes tranchantes fouissant les chairs, le sang ruisselant sur les écailles. À peine l’assaillant eut-il vaincu, tronçonnant l’autre en trois, qu’il disparut comme il était apparu. Le lendemain vîmes terre. Comme nous accostions pour chercher des nourritures, vint à nous, poussé au rivage par le vent et le flot, l’un des trois morceaux du serpent marin. Nous le découpâmes et l’embarquâmes pour notre subsistance. Ainsi, là où se tient le danger se montre aussi le secours. Puis continuâmes notre route, notre bon abbé chantant psaumes à tue-tête, entraînant dans notre sillage maints poissons et créatures marines de toute sorte, qui nous firent escorte jusqu’à ce que nous aperçûmes un immense pilier de hyacinthe qui s’enfonçait en bas dans les vagues, en haut dans les nuages. Nous nous approchâmes. Sous un auvent d’or précieux était un autel d’émeraude. Là, trois jours durant nous dîmes la messe. Renonçant à percer plus avant le secret de Dieu en ce lieu, notre bon abbé ordonna le départ. Longtemps naviguâmes encore. Puis abordâmes une mer sombre, puante, comme mêlée de vase, le soleil ne reparut plus de trois jours, quand nous distinguâmes au loin, à travers les ténèbres et les blocs de glace à la dérive, une terre prise dans un anneau de fumée noire. Malgré nos tentatives de nous éloigner fûmes poussés vers l’île puante. Notre bon abbé sur nous fit la croix. Vîmes à flanc de montagne un diable forgeron géant, gesticulant et tout rouge, qui nous lança des lames de feu, mais nonobstant la fournaise nous grelottions de froid, tant enfer rime avec hiver. Les lames passaient par-dessus notre nef et plongeaient dans la mer où elles continuaient de brûler comme la bruyère dans une clairière. Profitant du vent portant, nous nous enfuîmes dès que pûmes, voyant s’éloigner derrière nous l’île infernale auréolée de la fumée qui dans l’air s’épandait, la pente grouillante de diables maintenant par milliers, tandis que nous parvenaient en s’amenuisant les lamentations des damnés et que s’estompaient les pestilentielles fragrances. Puis vîmes la porte béante d’où sourdaient feu et flammes de poix et soufre qui jusqu’à la nue s’élevaient, avant de retomber dans le gouffre. Brendan mit sur nous sa bénédiction avant de nous sortir de là pour suivre notre chemin d’eau. Un rocher tout-à-coup surgit de l’onde. Battu par les flots, s’y accrochait un homme nu, éperdu, écorché, la tête sous un drap, souffrant de mort sans fin. « Roi Jésus de miséricorde, se lamentait-t-il, quand de mes tourments serai-je délivré, sera-ce été ou bien sera-ce hiver ? » À l’entendre, le visage de Brendan se couvrit de pleurs. Et l’autre de dire son nom :

— Jo sui Judas qui serveie Jesu que jo traïseie.

Laissant là le traître, avançant encore, rencontrâmes un haut mont habité de l’ermite Paul, vieux de cent quarante années. À Brendan déclara :

— Tu iras en paraïs.

Pour la dernière fois allâmes fêter Pâques sur notre baleine. Puis droit à l’île aux oiseaux. Tous étions sains et saufs et pour ce louâmes Dieu, tous les quatorze et Brendan, hormis les trois frères surnuméraires qui s’étaient imposés à bord au moment d’embarquer, ce que j’ai omis de raconter au long, trois vicieux ou pris du malin, morts et disparus dans l’aventure. Étions maintenant au-delà de l’ouest. Savions qu’erre au loin nous attendait encore. Fîmes provisions et mîmes cap à l’orient. Ainsi courûmes quarante jours sur la mer et sous le ciel bleu. Rien que la mer. Rien que le ciel. Puis un épais brouillard nous ensevelit. C’était l’annonce du jardin d’Adam. Seul l’œil fervent de notre bon père parvint à déchirer le voile, nous livrant passage par un étroit canal. À droite, à gauche, s’élevaient de hauts rochers blancs escarpés. Au troisième jour, enfin, après sept années de pérégrination, crûmes apercevoir dans le lointain, par-delà l’étrave de notre nave fatiguée, au cuir détendu, la promesse de notre quête. D’abord voyons un mur aussi lisse qu’immaculé s’élever jusqu’aux nuages. Un mur assurément non fait par art, mais resplendissant de pierreries, topazes, calcédoines, émeraudes, sardoines, jetant une lumière blanche comme le lait et dorée comme le miel, baignant les flots alentour de sa lumière douce. Derrière se dresse une montagne d’or au sommet de laquelle s’étendent les fleurs du paradis. Allons tout droit à la porte mais elle est gardée par des dragons de flammes. Une épée y est suspendue, pointe en bas, qui se balance dans l’air. Mais l’ange est là, sur le seuil, pour nous recevoir. Les dragons s’apaisent. Une main écarte l’épée. Et nous entrons dans les prémisses de la gloire. Voyons les beaux bois et rivières poissonneuses où coule le lait, les prairies, les fleurs et les fruits aux parfums suaves, les roselières d’où gouttent les perles du miel tombé de la rosée, aucun souffle ne remue le moindre poil à nos tignasses hirsutes, aucun nuage au bleu du ciel, celui qui ici vivra ne connaîtra aucun mal, ni faim ni soif, ni chaleur ni froid ne souffrira. L’ange nous conduit loin au-dedans, jusqu’à une éminence d’où nous voyons telles merveilles qu’il nous est impossible de continuer à voir. Les chants qui nous couvrent nous font mal. L’ange ne nous laisse pas aller plus avant car la gloire y devient cent mille fois plus grande encore. « Tu as vu le paradis que tu as tant désiré voir, venu en chair, tu reviendras en esprit au jour dernier » déclare-t-il à Brendan. Et il nous invite à emporter quelques pierres, tout comme les astronautes plus tard en rapporteront de leurs expéditions dans le ciel. Un peu de poussière à l’instar de tous les trésors récoltés au gré de la grande querre. Mais qui a donc effacé l’île heureuse de saint Brendan sur la carte de Mercator ?

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