La Derdéder

C’est là, au-dessus de cette étendue croûteuse, pustuleuse, comme une maladie du sol même, une lèpre, qu’elle s’arrête l’histoire. Des femmes errantes, voilées de noir, vont et viennent dans ce paysage de cratères boueux et de moignons d’arbres, à la recherche des traces de leurs chers disparus, tandis que l’écho intérieur répète :

— …âmes errantes …âmes errantes.

Maintenant que s’est tu le dernier coup de canon, Sarajevo enfoncé loin au fond de ses Balkans, qu’on n’entend même plus le cri : « Ils ont tué le Jaurès ! » l’apôtre, la paix, le feu aux poudres, l’union sacrée, tout cela enfoncé loin en arrière, non pas oublié non, mais tout de même bien estompé dans la brume d’avant, on se souvient qu’ils partent non pas gaiement la fleur au fusil mais résolument, entre l’attaque de la vieille Lorraine et les premiers morts des Ardennes, pioupious posés ici ou là dans la verdure de l’été, éparpillés dans leur pantalon rouge garance (c’est un nom de fleur), sous un ciel immensément pur, longtemps aussi après la boue de la Marne et ses taxis (25 000 morts), course à la mer et combats de Picardie, d’Artois, de Flandre (gaz moutarde), déjà 300 000 morts et Dardanelles 30 000 de plus avant la suprême épreuve :

Verdun

C’est bien longtemps après le Pétain, le mourir pour la patrie, le bois des Caures, les Éparges, la cote 304, le Mort-Homme, le fort Douaumont, le petit bois d’Avocourt, le fort de Vaux, le faubourg Pavé, la chapelle Sainte-Fine, le ravin de Froideterre, l’abri des Quatre-Cheminées, tous ces noms de pays qui résonnent, s’ils résonnent encore, au fond du fond des cartes d’état-major et d’autres cris : « Courage !… On les aura !… » tenir ! tenir ! à coup de boîtes de singe et de quarts de pinard, on perd le fort de Vaux, on le reprend et Douaumont aussi, au bout du bout de la voie sacrée sans cesse parcourue par la noria des camions de la relève, la Madelon vient leur servir à boire avant qu’ils montent, les poilus, au sanglant sacrifice, adieu la vie, adieu l’amour, adieu toutes les femmes ! C’est bien après que s’est tu l’incessant grondement du bombardement, la lourde canonnade qui scande le sombre cérémonial des attaques de son abrutissant ressac d’usine de mort, la montée en ligne par de gluants boyaux, la nuit, engourdis, transis de froid, croisant ceux qui redescendent, hagards, claudiquant, posés sur des brancards, morts ou sanguinolants de la bonne blessure, celle qui donne le ticket pour l’arrière, certains hilares d’être encore là, en vie, miracle, riant d’un rire creux, ivres, chantant à tue-tête, folie, ceux qui montent attendent en vain aux points convenus les guides pour les conduire, égarés, l’escouade livrée à elle-même débouchant en pleine lumière et butant contre l’ennemi, sur la scène des opérations éclairée de fusées blanchâtres, éblouissantes, parfois vertes ou rouges dans les lointains de l’horizon, pris dans une odeur de soufre et de charogne, une senteur chimique de monotone industrie funèbre, débouchant les soldats sur une étendue terreuse percée de trous d’obus, d’abris effondrés, de tranchées emportées, hérissée de morceaux de ferraille et de cercles de barbelés emmêlés, parsemée de formes humaines enfoncées dans la terre, mortes, tassées, cassées, cocasses, concassées, obscènes et couleur de terre, retournant là d’où ils viennent, les hommes, à cette terre soi-disant nourricière, l’humus d’où ils tirent leur nom, dans le fracas des obus hululants et de la mitraille déchiquetante, avançant dans des mares de boue, s’enterrant dans les tranchées puantes, attendant contre un parapet, devenant boue eux-mêmes, soufflés par un éclair de chaleur au ras du sol, tuant le boche à coup de fusil, à coup de grenade, à coup de baïonnette, mourant de soif et de peur, oubliant les poux qui les dévorent en douce, repartant en avant à l’assaut sous la pluie ou bien se faisant tuer, jusqu’à ce que le matin se lève sur un ciel chargé de vase dans la somnolence du manque de sommeil et le harcèlement des rats, l’estomac noué de faim et encore de peur, tandis que les blessés, couchés à droite à gauche entre les lignes, appellent au loin :

— Maman ! Maman !

il est vrai de moins en moins fort à mesure que le temps passe, que le jour monte, les cris s’amenuisant puis se taisant tout à fait, alors que les lettres des morts, leurs cartes postales à l’encre violette : « Mes meilleurs vœux t’accompagnent mon Lu que j’adore Kenavo Maria » s’éparpillent autour d’eux, volettent ou s’écrasent elles aussi dans la boue, leur fragile archive engloutie dans le chaos, le Cendrars de Paname tentant bien plus tard de les relever par leurs noms, un à un ressuscités des interstices de sa mémoire, le soldat Rossi, le soldat Lang, le soldat…, tous ceux qui n’en sont jamais revenus, s’efforçant de leur donner une dérisoire sépulture d’encre et de papier, tapée à la machine contre l’oubli, tous les portés disparus, mais par qui portés ? tous enfouis dans le sépulcre du verbe, cette bienfaisante fosse commune de la souffrance et de l’inextinguible carnage, tandis que dans ce paysage fangeux surgit une main coupée, fichée en terre, sanglante comme une fleur. C’est aussi, bien après les bons, les emprunts, la défense nationale, le Chemin des Dames (40 000 morts en pas même quinze jours) et l’attente infinie du soldat dans sa tranchée, l’attente toujours recommencée, haletante, la perme enfin venue, la jouissance au creux de l’épouse, la remontée en ligne et la mort déjà ; la clairière de Rethondes, la grippe espagnole, les moustaches du Tigre-Père-la-Victoire, c’est encore après cela, après cet apogée où l’âme du monde s’est totalement perdue, qu’elle devient la plus-jamais-ça, la Derdéder, au moment même où commence la litanie des comptages et recomptages, dans le tremblé de la statistique, 1 300 000 morts sans compter ceux qui ne sont pas nés, c’est dans l’écho suintant des ossuaires et le silence de gloire, d’honneur, de courage et d’orgueil des immenses champs de croix de bois, c’est à ce moment-là qu’il surgit d’un anonyme cercueil de Flandre, d’Artois, de Champagne, d’Île-de-France, de Verdun, de la Somme, de Lorraine ou du Chemin des Dames, le soldat inconnu qui sous l’arc vient reposer, qu’on ait la garantie qu’il soye bien français au moins ! ce mort qu’on réveille en toi chaque soir à dix-huit heures trente, c’est ta flamme de démobilisé à perpétuité qu’on ravive sur la dalle sacrée, « Debout les morts ! » douce France, ô mon beau tombeau, jusqu’à quand, dis, jusqu’à quand ?

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