Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :
« Et maintenant, campé sur ses deux jambes écartées, knickerbockers, dessinant un v inversé, planté sur la crête d’une falaise il fait corps avec sa paire d’ailes finement nervurées, diaphanes, imitées des oiseaux, tectrices, rémige, tenues par des haubans, sa tête barbue émergeant au centre de l’assemblage de bois et de toile. Il s’élance, dévale la pente sous le regard de curieux en chapeaux, se détache du sol, un saut, les genoux repliés, la structure de fines baguettes tenant la toile se déployant autour de lui, transparente, légère, libellule, part en vol plané et se fracasse après une brève chute en un amas de matières organiques disloquées. Un engin muni de roues à rayons et d’hélices en forme de plumes, dépliant en coque ses ailes de chauve-souris s’élève péniblement. Un assemblage rudimentaire de deux ailes blanches superposées, rectangulaires, reliées par une série de montants au centre duquel s’étend un individu en position allongée avance parallèlement à un paysage de dunes sépia. Soudain l’engin s’élève, devenant quatre traits parallèles au-dessus de la frondaison. Une gigantesque construction translucide de mats, de voiles, de haubans et d’hélices bascule sur elle-même et se disloque. Une autre se déchire en lambeaux qui s’engloutissent au fond d’un lac. Propulsé par deux hélices reliées à un maigre moteur avec de longues courroies en huit, l’avion vole très haut, ses roues à rayons dessinent deux cercles, ses ailes deux rectangles reliés par des traits d’une extrême finesse. Au sol, deux personnages vêtus d’identiques redingotes noires, triangulaires, pantalons serrés, bottines, courent dans la direction de la machine. Ils lèvent les bras et saluent joyeusement en agitant leurs chapeaux melon. Accompagnée ou plutôt poussée par la foule excitée, joyeuse, la machine de toile blanche roule sur la pelouse d’un parc. La plupart piétons, certains s’aidant d’une fine canne, d’autres conduisant à la main leur bicyclette, venus nombreux, ici un gamin en culottes courtes, cerceau, là un groupe de dos, enfant en pantalon de golf, bretelles, chemise blanche aux manches relevées, adolescent à casquette, leur mère à collerette blanche bordée de dentelle, longue jupe à volants qu’elle ramène de sa main gauche vers l’avant, à leurs pieds un petit chien au poil blanc, taché de noir, la queue relevée en trompette, tous se tournent vers l’avion et le désignent de leurs doigts tendus, ses ailes en v faites de cellules de cerf-volant, son flanc frappé du chiffre quatorze bis. Glissant sans poids au-dessus d’une plage, des enfants le saluant en bas, il atteint les falaises crayeuses de l’autre côté de la mer. L’engin à terre, le long d’une pente herbeuse, le pilote en tenue sombre, ses grosses moustaches, son bonnet de cuir, pressé par la foule accourue. Les bi ou triplans bien alignés, les jeunes pilotes qui courent, enfilent leur combinaison à la hâte, souriants, posant au pied des appareils. La fumée de leurs cigarettes s’absorbe dans l’air. Contre l’immensité du ciel, l’un les ailes frappées de la croix pattée noire, l’autre de la cocarde grise, blanche et noire, se rattrapent, s’emmêlent, se séparent et s’emmêlent de nouveau. L’un prend feu, point suivi d’un filet de fumée qui s’évase et coule à pic dans l’azur. Jeunes héros pris dans le noir et blanc qui tressaute. Son visage heureux de gosse bien portant, ses yeux plissés aux rides rieuses, large sourire découvrant sa dentition, son bonnet de cuir à courte visière, les lanières de sa jugulaire flottant librement, son col de fourrure, ses lunettes de verre et acier remontées sur le crâne, il pose au pied de son avion de métal. Divers drapeaux sont peints sur la carlingue de tôle étamée, percée d’ouïes et produisant un effet de moirage. Dans une typographie décorative se lit of S Louis, son visage d’écolier recouvrant l’espace entre le S et le L. La masse compacte roule un moment, cahote, se soulève, s’envole. Pleine lune, vent nul, la mer en dessous. De l’autre côté de l’océan, une foule en casquettes et chapeaux, tendue, guette son arrivée. Envahissant l’aérogare balayée par les faisceaux des projecteurs, des milliers de visages attendent dans la nuit. Sa tignasse bien brossée, en costume de ville, au milieu d’une foule heureuse, touché par d’innombrables mains, riant de ses yeux plissés, un sourire contenu aux lèvres, respirant la gloire, il s’avance entre deux murailles grises qui laissent passer le jour par une longue fente. Une multitude de drapeaux à rayures sombres et étoiles blanches, ponctuant les flancs des gratte-ciel piquetés d’une neige continue de papiers et de confettis. Des cohortes d’appareils en formation, frappés de la croix noire lâchent des nuées de bombes qui glissent vers le quadrillage des rues et des immeubles sillonnés par des fleuves, les balles traçantes faisant jaillir des jets de fumée blanche. L’un vacillant, tombant, une aile sectionnée, tourbillonnant dans les flammes et s’écrasant dans une gerbe liquide. L’autre se précipitant parmi les rayures des balles contre la masse sombre d’un porte-avions. Dans un crachement de flammes jaunes, un long tube blanc terminé par des ailettes s’élève à la verticale. Une boule métallique hérissée d’antennes lancée dans l’infini bleu nuit du ciel. Une chienne à la tête tachée de noir, corps blanc, poil ras, haletante, le regard vif, la truffe humide, dans une boîte blanche aux bords épais, munie d’un tuyau bleu relié à des valves métalliques. Sa jeunesse, son sourire éclatant, son nez pointu, ses yeux clairs et vifs, le visage moulé dans son bonnet blanc derrière la vitre de son casque riveté, au front duquel se lisent les lettres CCCP : il s’avance en combinaison rouge, s’élève dans l’espace, puis en uniforme militaire, la casquette plate au volumineux insigne rouge et doré, la poitrine couverte de barrettes et d’une étoile brillante, environné d’enfants souriants qui portent des bouquets de fleurs, il souffle dans le micro :
― Летал в космос, а Бога не видел.
Sur l’écran bleuté et légèrement bombé, le jeune chef aux cheveux clairs, bien coiffé, réplique alors :
― We choose to go to the moon !
Tout en haut le disque pâle tavelé de cratères et d’alvéoles. Une puis deux puis trois fusées se soulevant, d’autres visages jeunes et rosâtres, leurs yeux vifs derrière la vitre de leur casque, parfois retombant dans les flammes, explosant dans une gerbe jaune, leur engin éparpillé en une myriade de morceaux métalliques disloqués. Jeunes héros pris dans le grain de couleurs délavées. Extrait du vaisseau cylindrique, un cosmonaute au casque blanc, scaphandre blanc, flotte dans le vide, relié par un cordon, sans haut ni bas. À l’horizon lunaire s’élève le premier clair de Terre. Trois boys bien portants, cheveux rasés, décontractés, aux sourires confiants, posent en scaphandre devant une grande photo de la Lune. Deux sont assis et encadrent celui qui se tient debout au centre. Ils portent leurs casques à main nue, sans gants. Leurs noms écrits sur la poitrine, en petit, à côté du sigle NASA, de gauche à droite AMSTRONG, COLLINS, ALDRIN. L’épaule gauche est frappée du drapeau à rayures rouges et étoiles blanches sur fond bleu. La fusée s’élève, solitaire, suivie de sa flamme oblongue jaune. En bas, la foule émerveillée attend. Voici : une courbe grisâtre défile sur un noir d’encre, une masse de cratères, de montagnes et de mers de poussière, le cylindre au nez conique, hérissé de protubérances, passe devant l’astre d’un blanc éclatant, l’appareil métallique fait d’un agencement de cubes et de cylindres, aux pattes grêles terminées par des semelles circulaires, tourne lentement sur lui-même, ses flancs aux composants compliqués s’animant de reflets rosâtres, le sol grisâtre se rapprochant lentement pendant qu’une équipe, jeune pour la plupart, cheveux bien coupés, chemisettes blanches et cravates, certains munis d’un casque à écouteurs et micro, alignés devant des consoles jonchées de papiers et de cartes, se concentre sur les écrans vert pâle, les murs occupés par de grands écrans muraux quadrillés de chiffres et de courbes vertes, tous tendus dans la même direction, les voyants et les écrans clignotant, les mains tapant les claviers, agitant un crayon, saisissant des feuilles de papier alors que l’appareil aux pattes grêles, désormais flou, s’approche du sol, une étendue pâle, tramée, floue elle aussi, plongeant un instant dans le noir avant de réapparaître, l’équipe de contrôle se redressant alors des pupitres avec des sourires de soulagement, se renversant en arrière sur les sièges, levant la main, pouce dressé, excitée, tandis que le regard des foules demeure fixé sur le halo luminescent des télévisions, jusqu’à ce qu’une forme allongée se mette à bouger, là en bas, avec une infinie lenteur, le scaphandre gris sale, spectral, descendant avec précaution, tendant le genou gauche, hésitant, la jambe fléchissant, comme prise d’un réflexe de refus, sautant finalement à pieds joints, se rétablissant en oscillant d’avant en arrière et faisant quelques bonds, maintenant irradiant de lumière, bras écartés, flottant plutôt que marchant, installant immédiatement la caméra vidéo et déclarant :
― That’s small step, one giant leap.
Poursuivis par leur ombre, à l’aide d’une sorte d’épuisette les deux astronautes prélèvent un peu de la surface grise, blanche, crayeuse. Ils déploient le drapeau aux rayures pâles, sautillent, tournent autour, l’un prenant du recul et portant la main au casque de son scaphandre en salut militaire. Le drapeau solitaire, immobile, entouré des lourdes empreintes de pas. Debout, son scaphandre blanc presque confondu avec le sol mangé de lumière, ses deux jambes écartées en v inversé, les pieds enfoncés dans la poudre grise, ses genoux maculés de poussière, tout entier enveloppé d’une toile blanche plissée, par ailleurs étincelante, les mains recouvertes d’épais gants gris, portant sur le ventre quelques appareils ainsi que des valves bleues et rouges d’où sortent des tuyaux qui passent sous son aisselle droite pour rejoindre la hotte parallélépipédique dans son dos, l’épaule gauche frappée du drapeau, la masse sphérique de la tête englobée d’une bulle dorée sur laquelle se reflète en anamorphose le deuxième astronaute qui le photographie. Ils laissent une plaque avec quelques mots et des dessins. Fatigués, mal rasés, ivres de joie, le vaisseau cylindrique à nez conique tournant dans le noir du ciel. De nouveau l’équipe en manches courtes se concentrant derrière les consoles, portant nerveusement les mains au menton, graves, attentifs, le module de remontée s’élevant, le relief crevassé d’impacts s’éloignant, les trois astronautes bientôt saluant, pouce dressé, entre deux rangées de gratte-ciel, fendant la foule sous une neige continue de confettis. »