Triptyque de la consolation – Scène 4/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :

Et, dans cette immense architecture éclairée par le haut, scandée de piliers, striée de rails aériens, les roues de transmission des courroies sans fin suspendues dans l’air, un enchevêtrement de cordes, chaînes, poulies, glissent sur plusieurs rangs des pièces de métal circulaires sur lesquelles se penchent des ouvriers en ligne, vêtus de toile bleue, une enfilade de corps flous, le dos courbé, le regard baissé, caché par la visière de leur casquette, leurs mains tendues au-devant d’eux dans des gestes identiques, obéissant à la cadence, saisissant un écrou de la main gauche dans une boîte placée à hauteur de leur ventre et l’enfilant de la droite sur une vis, d’autres plaqués contre des machines-outils, faisant corps avec elles, greffés à ces blocs de métal grenus, gonflés de protubérances bulbeuses, traversés d’un axe terminé par un petit volant d’acier poli, hérissés de manettes à boules de bakélite sombre. Sur le tapis roulant s’avancent les châssis de tôle emboutie qui se suivent sur la chaîne de montage, la succession de cadres en H désormais équipés de leurs roues, glissant le long des rails, jusqu’à ce qu’elle continue toute seule la chaîne de montage, les ouvriers ayant disparu, ayant laissé la place aux masselottes électriques, aux riveteuses aux énormes mâchoires en bec de perroquet, aux presses plieuses automatiques. Un instant plus tard, parfaitement alignées, identiques, sur plusieurs files, elles s’avancent sous les néons les automobiles aux carrosseries arrondies, lisses et irréelles, leurs phares ronds et leurs calandres tantôt rigolotes, tantôt agressives, leurs portières ouvertes, prêtes à l’envol, leurs pneus noirs peints d’un impeccable cercle blanc, leur capot dont aucune matité ne ternit l’immaculée brillance, les rutilantes peintures serties de chromes étincelants, piquetant la longue nef de milliers d’éclats lumineux. Ainsi poussées à touche-touche, elles rejoignent le jour sur d’immenses parkings, désormais immobiles, leurs toits bombés dessinant sous le soleil une répétition de virgules blanches jusqu’à l’horizon, les pare-brises lançant des milliers d’étoiles. Semblant flotter dans l’air ou tombée du ciel, caisse de ferraille noire, grossière, pionnière, austère, puritaine même, de formes hâtives, essentielles, chacune de ses fonctions réduite à sa plus simple expression, la capote tenue par des tiges articulées, les banquettes en cuir de vache capitonné, le volant dressé au bout de son axe, le capot saillant, parallélépipède à pans biseautés sur lequel se greffent la calandre d’acier et les deux phares cylindriques, son pare-brise inclinable parfaitement plat, portée par quatre roues de caoutchouc blanc aux rayons de bois et protégées par des pare-chocs ondulants, la voici qui glisse sur la chaussée de terre le long d’une interminable usine de brique au couronnement de laquelle se devine une longue phrase en lettres pâles terminée par ford automobiles. Puis, sur l’autoroute, vivant de manière autonome, les carcasses mobiles poursuivent sur l’asphalte cette existence en file encadrée par les gigantesques portiques des panneaux signalétiques, les carrosseries bleu pétrole, brun rouge, jaune d’or, vert émeraude, rouge sang, s’étagent l’une derrière l’autre, s’avancent sur le ruban gris et mouillé, répétant le même motif chaque fois légèrement plus petit, jusqu’à ce qu’elles s’estompent en mousse bleutée dans les lointains, les visages de leurs occupants formant des disques clairs, aux traits effacés, passagers passifs enveloppés dans les habitacles de métal et de verre, tantôt ronds, pleins, ventrus, tantôt s’évasant vers le sol, anguleux, plats, agressifs, perçant la nuit de leurs feux, blancs dans un sens, rouge dans l’autre, laissant derrière elles de longs filaments colorés, filant vers les grands espaces, le tapis grisâtre déroulant ses courbes entre deux buttes de terre où se dressent des pins sauvages sous le ciel bleu parsemé de nuages. On the road. À tombeau ouvert. Où est-ce qu’on va ? Ainsi filant, la main droite virilement posée sur le volant crème, lisse, brillant, doucement cranté d’aspérités ondulées qui retiennent les doigts, laissant voir le compteur de vitesse circulaire, les voyants de contrôle, aveuglé de lumière le conducteur vêtu d’un simple jean-tee-shirt file vers un rendez-vous d’insouciance, de paix et d’amour, parfois un froissement de tôle fatal, gris et mouillé, l’écrasement contre le noir de l’asphalte sillonné d’une bande blanche, dans le picotement des phares et l’irisation des gouttelettes de pluie, un aplatissement répété de ferraille tordue, les carrosseries dessinées avec soin et dupliquées à l’identique prenant sous les frottements et torsions un aspect inédit, unique, emboutissages chaque fois différents aboutissant cependant aux similaires amas de ferraille tordue, l’impact éclatant le capot, les ailes, les pare-chocs, exhibant les organes internes, pièces de moteur disloquées, tuyaux rompus, châssis mis à nu, ouvrant de force les portières cabossées, pulvérisant les vitres en myriades de grains de verre, expulsant les occupants, les déchiquetant, les projetant sur la chaussée, inanimés au milieu de la nuit et d’une herbe éparse, de vagues poteaux de bois reliés par des fils indiquant une clôture. Sous la violente lumière d’un projecteur émerge au-dessus d’un gros chiffon de métal, le demi-cercle du volant, des morceaux de tôle étant retombés alentour, le phare aveugle et pendant, la roue faussée, un tas dérisoire donné pour les restes de l’automobile de course à bord de laquelle ce jeune acteur blond, au visage d’ange, trouve la mort sur une route de campagne.

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