Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :
« Enfin, c’est à lui de voler. Il est le quatrième. Sur la steppe, la chaleur de l’été dissipe la rosée de la nuit. Les épaisses touffes herbeuses d’armoise et de sarriette, dans lesquelles les criquets stridulent, exhalent une odeur âpre et poivrée. C’est le début d’une grande et belle journée d’été. Lui, il est seul tout là-haut, au faîte de la fusée, vêtu de sa combinaison orange vif, sa mèche de beau gosse soviétique ramassée dans son casque blanc sur lequel se détachent en rouge les lettres CCCP, enfermé dans sa capsule nommée Vostok 2. Cap à l’est. Par le hublot, il voit les tours de montage de la fusée qui s’évasent. Seul dans sa boule de métal, à trente mètres au-dessus du tube argenté marqué BOCTOK, le cosmonaute Guerman Titov sent les millions de chevaux-vapeurs le pousser vers le ciel. La fusée semble s’immobiliser. Aucune peur. Il sait exactement vers quoi il va. La fusée tremble. Il sent peser sur lui un poids énorme. Il regarde la Terre s’éloigner, s’élargir l’horizon violemment éclairé par les rayons du soleil. Séparation. Les deux étages de la fusée se détachent dans une secousse. Il appréhende l’instant imminent où il va échapper à l’attraction. Il éprouve une euphorie mêlée d’une nostalgie irrépressible pour la planète natale. Le passage de la pesanteur à l’apesanteur se révèle pourtant insensible. Aussi infime que le passage du mot pesanteur au mot apesanteur dans la langue française. La mise sur orbite lui échappe. Il a juste l’impression de s’être retourné et d’avoir la tête en bas. Très vite il souffre de nausée. Il prend une position ramassée sur son siège et évite tout mouvement de la tête. Il a envie de vomir. Les rayons solaires l’aveuglent. Il éteint la lumière. Il ouvre le hublot de son casque. Mais Vostok 2 entre déjà dans l’ombre de la Terre. Sur l’immense ciel nocturne, les étoiles s’allument. Du fond de son cerveau lui revient le vers de Mikhaïl Lermontov :
― Et l’étoile parle à l’étoile.
Toujours gêné par le mal de l’espace, il passe en commande manuelle et effectue diverses manœuvres prévues dans son plan de vol. Chaque fois son estomac manque chavirer avec lui. C’est la nuit la plus courte. Il sort de l’ombre de la Terre. L’aube émerge suivie de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. L’aurore. La cabine est envahie d’un coup par la lumière du soleil. À l’horizon, la Terre s’ourle de bleu. Il voit les nuages. Il voit les fleuves. Il voit les montagnes. Il est toujours nauséeux. Malade comme un chien de l’espace. Au début de sa deuxième orbite, par la radio il adresse son rapport au Comité central, au gouvernement, au camarade et premier secrétaire-président :
― Je me sens bien, dit-il.
Au-dessus de l’Afrique, tachetée de vert et de jaune telle la peau d’un léopard, le cosmonaute Titov adresse un salut fraternel aux peuples qui se libèrent du joug de l’impérialisme. Il voit la mer Méditerranée. Il survole de nouveau la terre russe. Il voit ses plaines infinies, ses forêts, ses fleuves, dans un chatoiement coloré, du vert émeraude des vastes étendues agricoles du sud à la blancheur de neige de la Sibérie. Quand il commence sa troisième révolution autour de la boule bleue, il reçoit un message de Youri Gagarine :
― Je t’embrasse, mon ami, lui dit-il.
Puis il se lance dans des considérations grandiloquentes sur la gloire de la patrie. Le cosmonaute Guerman Titov n’arrête pas de prendre des notes dans son carnet de bord. Mais qu’est-ce qu’il écrit ? La caméra transmet l’image de son visage cerclé de son casque et pris dans les lignes horizontales de la vidéo. Il sourit. Parfois son carnet, dont la couverture s’orne de la faucille et du marteau sur fond de globe terrestre, flanquées de gerbes de blé, sous l’étoile rouge et au-dessus d’un soleil levant, bouche le champ de vision. Il s’en rend compte et s’efforce de le garder sur les genoux. Par les émetteurs à transistors, deux à ondes courtes, deux à ondes ultra-courtes, et les micros fixés dans la cabine, il reporte chaque moment qui passe à l’Ingénieur Principal. Lui parvient le brouhaha de voix, de sons et de musiques qui se mêlent autour de la planète, une cacophonie qui croise une valse de Strauss, le prêche d’un pasteur américain appelant Dieu, un jazz plein de révolte, une chanson russe, et au-dessus de ce bruissement ininterrompu, le bulletin d’information qui relate son vol, l’écho de son exploit dans toutes les langues, la célébration de la victoire soviétique, comme s’il se dédoublait, à la fois ici dans l’espace et là-bas sur la Terre. À quoi pense le cosmonaute Guerman Titov ? À la libération des peuples. À Lénine. À l’anniversaire de Hiroshima. Au programme que la Pravda vient de publier et qui doit être présenté au XXIIe congrès du parti pour l’édification du communisme en U.R.S.S. : « Le communisme établit la Paix, le Travail, la Liberté, l’Égalité et le Bonheur de tous les peuples sur la Terre. » À midi, son plan de vol prévoit qu’il déjeune. Il n’a pas faim. L’estomac toujours révulsé. Mais c’est prévu au plan. Il tend la main vers la boîte de nourriture et en extrait le premier tube. Avec un haut le cœur, il le fourre dans sa bouche. Il absorbe une demi bouchée de pâte verte. Des petits pois ? Il déglutit avec peine. Le deuxième tube est pire. Pâté de foie. Il se force. Pour boisson, jus de cassis, également en tube. Des bulles s’échappent et restent en suspens comme si les baies se reconstituaient dans la cabine. Il est le premier à manger dans l’espace. Il doit manger. Mais la répulsion est plus forte et d’un coup la purée, le pâté et le jus de fruit fusent en une nappe qui s’étale dans l’habitacle, lui éclabousse le visage et s’effiloche en filaments roses, flottant par flaques avec une odeur aigre, atteignant sa petite caméra Konvas qui elle aussi flotte à portée de ses mains. Il filme la nuit. Il filme le jour. Il filme l’entrée dans l’ombre de la Terre. Il filme la sortie dans la lumière. Les étoiles. La Lune. Les nuages. Il se filme lui-même. Révolution après révolution il est pris dans une sensation d’immobilité. Ou plutôt d’éternité. Toujours barbouillé par le mal de l’espace il reprend les commandes manuelles, à seule fin de les tester. Au septième tour, après dix heures de vol, son plan prévoit qu’il dorme. Il doit dormir. Il adresse un dernier message radio, rajuste les sangles qui le retiennent à son siège et s’ordonne de dormir. Il s’effondre dans un sommeil nauséeux, entrecoupé de rêves désagréables. Il est le premier à dormir dans l’espace. Il flotte, ramassé sur lui même autant qu’il le peut, endormi dans sa cabine capitonnée de jaune qui file autour de la boule bleue à huit mille mètres par seconde, ses bras ballant dans l’air au-dessus de lui. Dans son mauvais sommeil, il se réveille par intermittence, jette un regard à son tableau de bord, vise sa position sur le globe de contrôle devant lui et lit le nombre de tours : huit, neuf, onze. Lors du dixième tour, il a vraiment dormi. Il dort même trente-cinq minutes de plus que prévu. L’équipe au sol le laisse dormir. À son réveil, le mal de l’espace s’est effacé. Il fait un peu d’exercice physique, pour autant que sa situation le permet. Sans détacher les sangles, il se soulève de son siège pour faire travailler ses abdominaux. Il stimule les différentes parties de son corps. Il lui reste encore cinq révolutions. Sans cesse il griffonne dans son carnet de bord. Tout en écrivant, il passe le dos de la main gauche sur sa joue et sens la rugosité des poils qui ont poussé. Il écrit : « J’écoute Moscou. On joue Les Soirées sur la Moskova. » Il chronomètre chaque orbite. Encore un jour. Encore une nuit. Son rasoir est resté à terre. Quatre-vingt-neuf minutes. Il noterait volontiers dans son carnet la sensation du raclement de sa barbe qui pousse. Mais non. Au dix-septième tour, dans le casque, près de son oreille, la voix de l’Ingénieur Principal lui demande de se préparer pour la rentrée. Le système de descente automatique est actionné. Les rétrofusées de Vostok 2 sont allumées et le vaisseau quitte son orbite. La boule métallique plonge en rougeoyant vers les couches denses de l’atmosphère. Symétriquement à la sensation éprouvée lors de l’ascension, le passage de l’apesanteur à la pesanteur se fait tout aussi insensiblement. La force d’accélération le colle sur le siège. Ses bras lui semblent lourds. Enfermé dans la boule de feu, il fonce vers la Terre et voit par le hublot la lueur rosée, puis rouge vermillon, puis enfin pourpre profond. Il est plaqué par la force d’accélération qui grandit jusqu’à l’écraser et déformer ses traits. Puis la sensation d’écrasement cesse. À travers la vitre réfractaire du hublot maintenant jaunie, il aperçoit un morceau de bleu. Le ciel. Le siège s’éjecte et le grand parachute orange se déploie au-dessus de lui avec un claquement sourd. Il est de nouveau pris d’un sentiment d’euphorie. Il descend lentement parmi les cumulus. Silence. Le souffle de l’air contre son corps lui procure une sensation de douceur. Il voit la Volga qui serpente. Il voit la Terre qui se rapproche. Il voit la lumière du soleil filtrer à travers les nuages. Il voit une moissonneuse jaune sale qui avance dans un champ immense, avec un petit filet de fumée à sa suite. Il voit des parcelles boisées. Il voit des pâturages avec les taches rousses des vaches. Il voit un train de marchandises et les têtes du chauffeur et du mécanicien qui le désignent du doigt. Jambes fléchies autant que sa combinaison le permet, les deux pieds bien parallèles, il se pose sur le sol et roule parmi les chaumes dans la terre noire et molle. Il se relève en chancelant et regarde autour de lui le ciel, l’horizon, les champs et il respire l’odeur de la terre et de la paille fraîche. »