New York capitale du XXe siècle – esquisse n° 2

En 1904, après vingt ans d’absence, Henry James revient sur son continent natal et constate que New York est désormais le centre mondial de la civilisation. Cherchant peut-être son étoile dans le tapis, il considérait John Pierpont Morgan comme une sorte de double obscur de lui-même. Celui qu’il aurait pu devenir s’il était resté en Amérique et s’il avait accumulé d’autres richesses que celles de l’esprit. Quoique Morgan fût également historien de l’art. Il aurait alors contribué lui aussi à l’accroissement de ce Metropolitan Museum où venaient aboutir toutes les oeuvres des autres civilisations. Celles d’avant. 180 000 mètres carrés. 2 millions d’objets. The best art money can buy :

I’m going abroad next week for vacation.

Hey, Mr Kane, they have a lot of pictures and statues in Europe you haven’t bought yet.

They have been making statues for two thousands years but I only buy for five.

Tous tableaux et statues venus au fond des cales des navires, contre le clapotis qui frappe les flancs de métal. Trésors de guerre. Tout commence sur la baie, à Ellis Island, le monument du va-et-vient. Allemands, Irlandais, Français. Par où passe le vent de la chair ? Par la grande trieuse. Hongrois, Macédoniens, Russes, Italiens, Polonais. Toutes voix venues de l’au-delà. Visages hagards des débarqués de la grande transhumance. Les désormais pullulants. Une croix à la craie sur ton manteau. Fiorello Enrico LaGuardia y fut interprète. En 1925 le docteur Louis Destouches vient voir là le service de quarantaine. En 1939 le docteur Richard Huelsenbeck ouvre un cabinet de psychiatrie à Long Island sous le nom de Charles R. Hulbeck. La psychanalyse afflue. Le docteur Otto Rank meurt là cette même année. L’art théâtral y gagne l’Actor’s Studio. Une blonde se balade à Manhattan. Elle s’appelle Zelda Zonk. Et épouse un grand escogriffe d’homme de lettres nommé Arthur Miller. D’ailleurs, New York ouvrit le bal cinématographique avant Hollywood. L’un des premiers films montrait un homme éternuant : Edison Kinetoscopic of a sneeze. Why not ? répondit plus tard Marcel Duchamp, de passage. Les images qui bougent enfermèrent pour l’éternité le spectre de la Sioux Ghost Dance. À Manhattan, les Indiens n’étaient jamais loin. Broadway était leur chemin. Pendant ce temps, Blaise Cendrars chantait ses Pâques et Arthur Cravan dormait dans Central Park, faisant des écureuils ses amis : « Et comme tous les amis, il faut que je les quitte. » Tous les paquebots, le Minnetonka, celui de Céline venu de Cherbourg, le Monserrat venu de Barcelone avec Léon Trotsky et Arthur Cravan, c’était en 16, puis celui qui transporte Victor Serge et André Breton, c’était en 41. Sur quel navire débarqua Nguyên Ai Quoc ? Au total, la lutte des classes se joue entre les premières et les troisièmes. La « business » et l’« economic ». Où sont passés les golden boys à chemises à grosses rayures blanches et bleues, les cheveux passés au gel ? Et la gloire éteinte de la mégalopole ? Où est passé Jack Kerouac dont l’ombre avinée bruissait devant lui de toute la poésie des races celtiques ? À la santé du dernier des Beatniks. Sans parler de Jimi Hendrix, de Lou Reed et des autres. A Perfect Day. Picabia traversa sur La Lorraine. C’était en 1913. À bord il vit le spectacle de la danseuse Stasia Napierkowska. Il allait exposer à L’Armory Show. Et au retour il peignit Udnie. Mais c’est sur place que Max Ernst peint, lui, Vox Angelica. L’idée serait d’emporter avec soi tout ce qui est. Rien de moins. Une arche. Dans l’attente d’un déluge. Triple vie. En 1927, Charles Augustus Lindbergh fait l’aller-retour. En octobre 1928, William Faulkner dactylographie son roman, Le Bruit et la Fureur, chez son agent et ami Ben Wasson, à Greenwich Village. Le livre paraît le 7 octobre 1929 à la veille du krach boursier. Taxi Driver. Depuis le temps que les films nous montrent « l’envers du décor américain » on aimerait bien voir l’endroit. En 1962 John Glenn descend l’avenue en triomphe. Il est sorti de la bulle. « Le plus terrible quand on ne supporte plus cette ville, c’est qu’on n’a nulle part où aller. C’est le sommet du monde. Il ne reste plus alors qu’à tourner en rond comme un écureuil dans sa cage. » À regarder par la baie vitrée le ciel se couvrir de reflets d’or absorbés par les nuages vermeils, laissant de larges trouées d’un bleu pur. Tout cela bien sûr se passait au temps d’avant le 11 septembre. Alors que les feux de circulation parlaient encore aux piétons : Walk / Don’t Walk.

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