Les statues coloniales meurent aussi

A l’occasion de la lecture ou relecture du quatrième motif de Confettis d’empire, « Lyautey, l’homme cheval », retour sur la  genèse de ce motif, entre maturation de la mémoire dans l’imaginaire et travail dit de recherche. Ici, compte rendu d’une séance aux archives diplomatiques de Nantes : l’exercice de description des documents photos comme déplacement mental vers le passé :

Archives du Ministère des Affaires étrangères, archives diplomatiques, Nantes, FONDS MAROC, fonds iconographique : série A : A 153 Casablanca, monument en l’honneur de John Dal Piaz (1865-1926) [1929] ; A 4316 à 4344 Inauguration de la statue du mal Lyautey à Casablanca (5 nov. 1938)

Consultation le 23 décembre 2005 – Dans la salle déserte, le silence, la soufflerie d’un unique ordinateur, le cliquetis des touches, le cercle refermé, venu refermer le cercle, les photographies échappées du carton noir, ficelé de blanc, se succédant les unes autres, se chevauchant, déroulant le film de l’inauguration de la statue équestre de Lyautey, à Casablanca, le 5 novembre 1938. Les photographies de 20 X 13 cm [vérif] collées sur un bristol épais et numérotées sur un onglet de 4316 à 4329 et estampillés dans l’angle supérieur gauche par un cachet ovale ARCHIVES . MINISTERE DES AFFAIRES ETRANGERES les photographies racontant une histoire sans parole, ou bien aux paroles effacées. Une séquence cinématographique montée dans le désordre. Comme se jouant de l’implacable chronologie comme dans ces jeux d’enfants un malin génie classificateur est passé par–là et a éparpillé les photographies échappées de la boîte : saurez-vous les remettre dans l’ordre logique ? (« l’ordre logique », à en croire Maurois, était une expression favorite de Lyautey) chaque séquence de ces sortes d’une interminable cérémonies qui n’adviennent qu’une seule fois dans la vie des hommes :
Sur la première image (4316) : sur un fond de ciel d’un gris uniforme, pâle, une large avenue aux bâtiments modernes, de style mauresque, de part et d’autre de laquelle se masse une foule dans les lointains, vagues silhouettes d’un côté, à gauche bien alignés les soldats que l’on devine dans le flou au garde-à-vous, à gauche des silhouettes désordonnées de civils et deux trépieds portant vraisemblablement des caméras tandis qu’au centre s’avance un groupe d’hommes, au nombre de sept, en tête un homme en frac noir et pantalon rayé à rayures, chaussures cirées, les mains gantées de blanc, à la main gauche un haut-de-forme à reflets, une décoration à la boutonnière, le visage légèrement épais, la peau mate, le cheveu coiffé en arrière, les moustaches tombantes, le menton rond, un pli au front, soucieux, jeune encore et les traits déjà tombant, ministre de l’air arrivé la veille (photographies n° 4310 à 4315) à sa droite le résident général, l’air grave, vareuse, culotte de cheval, bottes cirées, la poitrine chamarrée de décorations, baudrier, képi feuilles de chêne, gants blancs, et en arrière cinq silhouettes de soldats aviateurs, cavaliers, officiers supérieurs.
Sur la deuxième image (4317) : les deux hommes, le résident général et, à moitié caché, le ministre, accueillent un homme encapuchonné dans une djellaba, le visage à la peau mate, portant des lunettes noires, les pieds chaussés de blanc, sorti d’une énorme voiture de luxe découverte, d’un blanc étincelant, le chauffeur campé derrière son volant au-dessus duquel émerge en arrière-plan la tête d’un cheval, ses deux oreilles dressées, pointues, et au premier plan un drapeau [fanion] flasque, d’un gris foncé, sur lequel se devine une étoile à cinq branches, l’homme en djellaba, le sultan, sorti par la portière ouverte, frappée d’une étoile à cinq branches, légèrement penché en avant, serrant la main du résident général lui aussi légèrement penché en avant tandis qu’en arrière se tiennent divers protagonistes visiblement secondaires, civils et militaires mêlés et, juché sur une estrade de bois munie d’un escalier, un cameraman en complet gris filme la scène. Sous la portière de l’automobile dépasse un petit pied chaussé de blanc, au-dessus de la portière dépasse un petit fez de couleur sombre, d’un enfant vraisemblablement en train de descendre de l’automobile à la suite du sultan.
Sur la troisième image (4318) se tiennent, de gauche à droite,à un mètre environ chacun de distance, dans une position de salut, le ministre de l’air les yeux levés, ses chaussures vernies formant un v parfait, tenant son chapeau haut-de-forme à la main gauche, le sultan au visage légèrement empâté, le regard caché par ses lunettes noires, les bras le long du corps, les pieds dans ses babouches blanches posés parallèlement, puis le résident général au garde-à-vous, les doigts de la main droite gantée de blanc touchant la visière du képi aux feuilles de chêne, la vareuse tombant impeccablement, les bottes impeccablement cirées formant un v parfait, tandis qu’au fond une foule compacte et pointillée se masse jusque sur les toits.
Sur la quatrième image (4319) le ministre de l’air, son chapeau toujours tenu à la main gauche, salue en lui serrant la main, une femme de profil, tout de noir vêtue, à l’exception d’un col blanc marqué d’un liseré de dentelle, chapeau sur la tête sans bord sur lequel se niche une sorte de gros nœud noir, comme une coiffe lorraine stylisée, les cheveux gris dépassant de la coiffure, le visage légèrement gras, souliers à talons noirs, bas noirs, jupe longue noire sur laquelle pend au bout d’une chaînette une loupe, le ministre ouvrant la bouche, disant quelque chose de définitivement perdu car vraisemblablement ni écrit ni enregistré, sous le regard immédiat du résident général, le général qui a maintenant ôté son képi devant la femme, découvrant une calvitie et la belle forme de son crâne bombé, tandis qu’au fond, sur un socle monumental, orné d’un cadre aux lettres gravées, émergent les pattes d’un cheval sculpté coupé à hauteur des flancs.
Sur la cinquième image (4320) enfin se dresse sur son socle, raide sur son cheval de bronze musculeux, maigre, à l’arrêt, la tête en avant, les oreilles dressées, pointues, comme étonné, lui bien droit, maigre, avec une cape et pour le moment le visage couvert d’une étoffe légère, par larges bandes, l’une foncée, celle du milieu très claire, l’autre également foncée, qui lui fait comme un voile de veuve ou de mariée relié au sol par un long fil. Au pied de la statue, deux officiers présentent des drapeaux et d’autres au garde-à-vous.
François Cogné sculp.
Inscription sur le flanc du socle :
« Etre un de ceux auxquels les hommes croient dans les yeux desquels des milliers d’yeux cherchent l’ordre à la voix desquels des routes s’ouvrent des pays se peuplent des villes surgissent »
repris en dessous en arabe.
Sur la sixième image (4321) : debout devant des sièges, sur une estrade (un podium) le long de laquelle court un fil électrique, les trois protagonistes ministre, le sultan à côté duquel, légèrement en retrait, se tient un enfant d’une dizaine d’années, habillé d’une djellaba, chaussé de blanc et portant un fez sombre, et le résident général cinq étoiles tandis qu’en arrière se tiennent des officiers, certains uniformes chamarrés de décorations, d’autres en djellabas. [pendant l’audition des discours]
Sur la septième image (4322) : à une tribune recouverte du drapeau foncé clair foncé, les fils électriques s’éparpillent dans le sol sableux, sont disposés trois micros dont l’un en forme de lyre, un homme de noir vêtu, l’air sévère, les mains croisées sur le ventre, barbu, les cheveux blancs, donne un discours dont les mots doivent figurer dans un autre carton, sa silhouette se découpant sur un ciel d’un gris uniforme, pâle, tandis qu’au loin la foule massé et que s’élèvent dans le ciel au-dessus des bâtiments modernes, deux drapeaux, l’un à trois bandes, l’autre d’un gris foncé sur lequel se devine une étoile à cinq branches.
Sur la huitième image (4323) : à la même tribune, parle un autre homme, également barbu, le cheveu ras, une feuille de papier à la main, cette fois en habit d’académicien.
Sur la neuvième image (4324) : toujours à la même tribune, parle cette fois le ministre de l’air, bien droit, tenant bien droit devant lui une liasse de papier, les lèvres entrouvertes sur le silence.
Sur la dixième image (4325) : la femme en noir, cette fois de trois-quarts face, au visage légèrement gras, tenant quelques feuilles de papier à la main gauche et la bouche arquée en train de dire quelque chose comme un remerciement, donne la main droite au ministre de l’air placé de trois-quarts dos, reconnaissable à ses cheveux graissés et tirés en arrière et la courbe de sa joue un peu molle, tandis qu’au-dessus d’une haie de silhouettes sombres avec un fauteuil au pied duquel est posé un chapeau haut-de-forme renversé [voir ces histoires de chapeau chez Proust] et parmi laquelle foule un homme portant une caméra et une femme recharge un appareil photographique dans le lointain se dresse la silhouette impériale, maigre, de l’homme et de son cheval, tous deux maigres, du maréchal cette fois dévoilé, le visage légèrement levé, son képi légèrement oblique, la cape reliant l’homme et l’animal, débutant sa vie d’homme-cheval pour l’éternité
[4326] : à la même tribune qu’en [4322], [4323] et [4324], discours du résident général.
[4327] : discours du résident général (de dos)
[4328] : discours du résident général (de loin)
[4329] : non depuis l’estrade tribune mais depuis la tribune officielle, le sultan prononce un discours derrière trois micros (le petit garçon à côté de lui).
4330 : autre vue du discours du sultan, face aux caméras, derrière-lui la statue équestre se découpant en contre-jour sur le ciel cette fois tout à fait blanc, une filigrane, une silhouette de papier découpé et le détail de son bâton tenu à la main droite (son bâton dépassant en silhouette…)
[4331] : discours d’un dignitaire arabe, âgé, le visage couvert de la capuche de sa djellaba, un papier à la main, le sultan les mains derrière le dos, regardant devant lui, le regard caché par ses lunettes noires, le ministre de l’air et le résident général commençant visiblement à fatiguer, appuyés d’une jambe sur l’autre, le petit garçon donnant des signes de distraction, les yeux fermés, les doigts de la main gauche écartés, jouant avec ses pieds, la semelle de sa babouche droite retournée, dans l’assistance un officier, barbu, cinq étoiles cousues à sa manche, le regard baissé, appuyé sur son sabre planté en terre, qu’il tient à deux mains, devant lui.
[4332] – Côté officiels, la foule assise. Civils et militaires mêlés.
[4333] – Début du défilé : un officier, de dos, à cheval passe devant la statue du maréchal tandis que de part et d’autre des drapeaux saluent. Une haie de drapeaux.
[4334] – Défilé de chefs arabes (spahis), à cheval, de dos, enveloppés dans leurs manteaux blancs.
[4335] – Les mêmes, de face regardent passer un corps de spahis.
[4336] – Défilé de l’infanterie de Marine, les fusils, les pompons, cols blancs et guêtres blanches.
[4337] – Défilé d’un engin à chenilles traînant deux pièces d’artillerie, au pied de la statue quatre femmes en tenue folklorique dont une Lorraine avec coiffe noire volumineuse.
[4338] – Défilé de chars et de voitures blindées.
[4339] – Défilé de troupes marocaines (cavaliers et fantassins)
[4340] – Défilé de troupes marocaines, cavaliers saluant la statue, fusils à bout de bras.
[4341] – Idem
[4342] – Au-dessus des immeubles modernes, sur lesquels se lisent Citroën et Banque d’Etat du Maroc sur lesquels sont juchés des milliers de spectateurs, dans le ciel d’un gris pâle, des griffures sombres, géométriques, dessient des avions biplans et monoplans à deux moteurs.
[4343] – Le sultan, souriant par-dessus ses lunettes noires, salue la dame en noir, sous l’œil du vieil homme arabe qui lisait tout à l’heure son discours et du petit garçon à fez tandis que de part et d’autre les observent le ministre de l’air, son chapeau haut-de-forme et ses gants blancs tenus à la main gauche, et le résident général, képi sur la tête, au fond se reconnaît l’académicien, son bicorne sur la tête, et au fond apparaissent, un peu floues, les pattes bien droites du cheval de bronze.
[4344] – De face, le ministre de l’air, tête nue, salue le sultan qui parle au vieil arabe, de trois quarts dos, toujours accompagné de l’enfant, également de trois quarts dos le résident général, képi sur la tête, tandis qu’à l’extrême gauche de la photo se devine la portière ouverte de la voiture. Au-dessus du public émerge la tête du caméraman et la caméra sur son trépied.

Ce contenu a été publié dans éditoriaux. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.