L’entrée dans l’arche : mélancolie du cerf

Souviens-toi du cerf à travers les âges qui ne hante même plus tes rêves, comme autrefois il traversait tes chasses miraculeuses au plus profond de la forêt bornée en triangle par le rameau d’or, la terre gaste et le cœur des ténèbres. Rappelle-toi comme il caracolait tout au long du cycle des saisons en poussant toujours plus haut ses bois de beauté. À l’heure des noces de Cernunnos il tirait le pays, laissant à la traîne maintes fumées en troches, nœuds ou plateaux, broutant à divers gagnages son viandis d’herbe grasse, la canche flexueuse, la luzule blanche, les fétuques, la laîche poilue et toute sorte de baies humides, framboises, mûres ou myrtilles. Sur la lande il allait, abordant aux emblavures et blutant son blé de ses dents, haletant après la fraîcheur des eaux clercoulantes, se mirant au cristal des fontaines et louant la beauté de ses bois. Puis, prenant son buisson il gagnait les beaux pays où tout le jour il se retirait en secret, caché au petit taillis pour se refaire la tête, allant, venant, aux arbres se confondant, frayant le velours agacé de ses cornes, en lambeaux, à l’écorce des bouleaux, hêtres ou chênes. Là il restait tout l’été avant d’émerger hors de l’ombre des futaies, arborant son masque nouveau, casqué de vert et fauve, piaffant entre le sacre et le massacre, portant haut le candélabre de sa ramure enguirlandée de lierre coriace et de digitales violettes. Puis, quand le voile des brouillards montait, versant leurs cendres monotones avec de longs haillons de brume dans les cieux, au soleil exténué il s’éveillait de l’humus sombre dont la race des humains est issue, plein de fureur il s’approchait de la lisière des champs fraîchement retournés, qui exhalaient l’haleine des tombeaux ouverts et des venaisons annoncées, il ne faisait plus alors qu’aller et venir, fouissant les mottes, les touffes, musant la biche fuyarde, mêlant ses andouillers dans de luxueux combats pour jouir des femelles ainsi gagnées. Et recommencer. Le voici tel que sur les chromos d’avant, parcourant les sous-bois, essoufflé, insatiable, tourmenté, humant et bramant, saccageant les arbrisseaux, raflant la fougère, se ruant aux halliers dans la confusion de la glaise des marais, du cor qui résonne déjà au loin et du sang qui vient. Rappelle-toi comme à Julien il apparut au faîte de la colline, dans une lumière de vitrail rouge rubis, jaune d’argent, vert de fer, au milieu des jonchées de cadavres de chevreuils, daims, blaireaux, paons, merles, geais, putois, renards, hérissons, lynx qu’il avait décarnés, la voix sortant de sa gorge :

― Maudit ! Maudit ! Maudit ! Un jour, cœur féroce, tu assassineras ton père et ta mère !

Puis à Eustache, à Hubert, à d’autres veneurs encore il apparut dans l’aboiement des chiens, dressé sur ses fuseaux au haut d’une éminence rocheuse, entre deux futaies, son museau et ses doux yeux larmoyants sous l’orbe de ses cors entre lesquels se lève la croix qui brasille dans la pénombre verte :

― Repens-toi ! Repens-toi !

Et encore ceci : reconnais en lui le chasseur qui l’imita dans sa course à travers les forêts, jusqu’à se fondre parmi les feuillages, admettons qu’Actéon soit son nom, la tête coiffée d’un massacre sanguinolent, aux poils maculés, il se cache dans la grotte, épie le retour de la déesse en son bosquet sacré, tendu vers sa blancheur de lune, sa virginité tégumentaire, Diane serait son nom, lui s’avance ainsi masqué entre deux massifs de scolopendres sous les pins et les cyprès, en quête de la divine extase dans la folie du voir et le délire du toucher, alors qu’elle vient se baigner en son miroir, immense parmi ses nymphes, apercevant dans un reflet sur l’eau le visage du chasseur masqué qui s’approche, soudain surprise sans voile, se redressant dans tout l’éclat de sa chair diaphane, le pourpre montant d’un coup à ses joues de craie et se retournant, elle lance vers l’assaillant une gerbe liquide :

― Et maintenant, vas raconter, si tu le peux, que tu m’as vu nue !

Alors le masque de cerf qu’elle vient d’arroser se soude au chef du chasseur dont le corps se change en bête des bois à la ramure pointue, au pelage tacheté, son cou s’étire, ses oreilles s’effilent, ses bras et jambes s’allongent, terminés par des ongles à deux pinces. Il a peur, il s’enfuit, veut crier, gémir et protester, il se débat en dedans mais seul un râle de mélancolie lui sort de la poitrine. Quelle est cette voix qui brame en moi ? s’interroge-t-il. Son appel enfermé reste sans réponse. Aucun écho, pas même un murmure ne retentit contre la matité des rocs, des branches, des fougères et des herbes mouillées. Il court, bondit entre les éboulis de rochers mais ses trente-et-un chiens, comme surgis de l’enfer en escorte d’un dieu cornu pour une chasse sauvage, plus vifs que le vent, de leurs crocs lui agrippent les flancs, le cou, le visage, l’assaillent de toute part tandis qu’il tombe sur ses genoux, geignant comme pour une prière, muet, saignant, ses yeux veloutés de brun cherchant l’azur à travers la guipure des branches au-dessus de lui. Suis-je la proie ou l’ombre, suis-je l’éclair éblouissant de ta blancheur ou bien est-ce ta flèche qui perça l’os de mon cœur ? se demande-t-il en divaguant avant de rendre son âme. Puis, l’hiver venu, le cerf à travers les âges regagnait la chaleur de la harde et se tenait là, paisible, blotti parmi les biches et les faons, dans l’attente que tout reverdisse. Et recommence.

La photographie animalière nocturne est empruntée à George Shiras.
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