Et nous ? Souvenons-nous.
Souvenons-nous du suicide des baleines, comme elles viennent s’échouer à la côte de Patagonie, du Bengale ou de Nouvelle-Zélande, leurs cadavres géants pourrissant sur la plage, dans la sympathie de tout ce qui respire. There she blows ! There she blows ! Toi qui vas, tel un canot pneumatique sur le fleuve de boue, Gange, Amazone ou Mississippi, écoute leur chant quand freine la rame de métro à la station Nation. Voilà l’histoire :
« J’étais déjà fort mauvais prophète, bavard, j’allais de bar en bar porter la nouvelle, chez moi à Gat Hépher. Mais quelle nouvelle déjà ? Je l’avais oubliée moi-même, quand il m’ordonna :
― Debout fainéant ! va à Ninive et dis leur que j’ai entendu leur méchanceté !
Mais moi non, je n’y tenais pas, je m’enfuis à Joppé pour m’embarquer et m’évader loin, loin, le plus loin possible, là où sa voix ne porte plus. J’arrive donc sur le port et, cachant mon visage dans la capuche de mon manteau, comme un voleur, j’avise un bateau en partance pour Tarsis, au-delà des colonnes d’Hercule où le soleil sombre du côté de l’île engloutie dans l’océan. Le patron était assis dans sa nef, occupé à vérifier les comptes de sa marchandise :
― Qui es-tu ? Tu cherches de l’embauche ? qu’il me demande.
― Non, c’est comme passager, que je réponds.
Je vois bien qu’il me devine, à mon air louche, sans bagage. Les hommes d’équipage s’arrêtent de travailler et me regardent avec suspicion.
― Combien voulez-vous ? demandai-je.
Il en profita :
― Si tu paies d’abord c’est trois couronnes, pas de problème mon gars, saute à bord !
Le soir nous appareillâmes et fîmes route au couchant, mais le lendemain, alors que nous étions en pleine mer, le vent se leva et forcit en tempête. Le bateau était lourdement chargé de jarres d’huile d’olive. L’équipage et le patron délibérèrent et, devant le gros temps, vraiment gros, se résolurent à jeter une partie de la cargaison. Les vagues commençaient à entrer par paquets. La voile fut affalée. Les rames rentrées. Mais le vent redoubla. La mer écumait. Le bateau menaçait de se briser. Les matelots avaient peur. Le patron avait peur. Certains, malades, restaient immobiles, tassés sur eux-mêmes. D’autres levaient les bras, murmurant des prières, implorant. Le patron gémissait et en appelait à ses dieux. Il ordonna à chacun de prier. Mais moi je me couchai au fond du bateau, je m’endormis d’un profond sommeil et me mis à rêver de grasses prairies de printemps, d’étendues d’herbe piquetées de fleurettes blanches où s’ébattaient des poulains à la robe également blanche. Bientôt je fus réveillé par le patron, assez rudement :
― Qu’est-ce que tu fais à dormir ? Lève-toi et prie toi aussi, prier c’est la seule chance de s’en sortir !
J’obéis, enfin je fis plus ou moins semblant de prier moi aussi. La mer était noire et blanche. Une rumeur me parvint au milieu de leurs cris et de leurs lamentations, ils commençaient à murmurer que quelqu’un à bord avait le mauvais œil. Ils décidèrent de jeter les sorts pour savoir qui. Le patron arracha des sarments tout mouillés d’un fagot près du foyer lui aussi inondé, les brisa et en remit un à chacun selon sa taille. Il récolta ensuite les bâtonnets mouillés de pluie et d’eau de mer dans un pan de son manteau qu’il referma et il les secoua. Puis il demanda au plus jeune d’entre eux, un gamin d’une douzaine d’année, de glisser sa main dans cette poche et de lui donner le premier qu’il sortirait. Évidemment, le sort tomba sur moi. Alors, eux :
― Qui es-tu, toi ? D’où viens-tu ? Qu’est-ce que tu fuis au juste ?
― Je suis hébreux, répondis-je. Le nom de mon dieu ne se prononce pas. Il est qui il est, voilà tout.
Dans ce chaos liquide, ils étaient terrorisés :
― Qu’est-ce que tu as fait là, malheureux, dit le patron, et qu’est-ce qu’on va faire de toi pour que ça cesse ?
― Je sais, je sais, répondis-je, c’est à cause de moi. Jetez-moi à la flotte et vous verrez, ça va se calmer.
Ils ne savaient quoi faire et ne se voyaient pas commettre le crime de me flanquer à l’eau. Ils craignaient surtout des représailles, mais de qui ? Ils décidèrent donc de me déposer à terre et tentèrent de ramer vers la côte. Peine perdue, la tempête se déchaîna davantage encore et elle entraîna le navire toujours plus au large. Les vents agitaient l’air d’horribles frémissements et la mer lui répondait en mugissant. C’est alors qu’ils crièrent vers mon dieu à moi, l’innommable, le dieu des Hébreux, notre dieu, ils priaient à leur façon, gémissant de peur :
― Pardonne-nous, suppliaient-ils, pour ce que nous allons faire, mais c’est toi qui l’a voulu.
À quatre ils me saisirent et me balancèrent par-dessus bord, ces salauds. Je sombrai au milieu des flots, bus la tasse avant de pouvoir remonter à la surface. Aussitôt la tempête s’était apaisée. Les vagues dansaient sous le bleu du ciel, des albatros allaient et venaient. Le navire s’éloignait, sa voile redéployée, et j’entendis les voix des marins portées par l’onde, qui te remerciait, toi, oui toi, le dieu des Hébreux. Leur bateau disparut tout à fait derrière l’horizon et je me retrouvai seul au milieu de l’eau, nageant et barbotant, lorsque j’aperçus sous moi, remonter du fond de la mer désormais bleue, translucide, une tache blanche qui grossit, grossit, comme si le reflet de la voie lactée remontait des profondeurs, et l’énorme masse de chair pâle creva la surface dans un éclaboussement qui me submergea. La bête géante se retourna sur le dos dans les flots, tel un de ces poulains joueurs qui cabriolaient dans la prairie printanière de mon rêve, elle émit son chant plaintif et je n’eus que le temps de voir l’immense gueule à l’envers s’ouvrir et se refermer sur moi pour m’engloutir en elle. J’étais là, dans son ventre, me croyant au royaume des morts. Une algue entortillée autour de mon cou m’étouffait. Alors j’ai dit, en moi-même j’ai dit :
― Non, je ne veux pas mourir !
Et, tandis que je me voyais mort, vraiment mort, noyé parmi les petits poissons, je me mis à chanter vers toi et me sentis happé vers le haut, d’abord par les jambes, puis renversé sur moi-même et hissé la tête la première, au milieu de la mer. Je me retrouvai trempé, nu, grelottant de froid, sur le sable d’une petite plage. J’entendis alors ta voix de tonnerre :
― Debout, je te dis ! Va à Ninive et dis leur ce que je te dirai de dire ! Ouvre la bouche et tu parleras pour moi.
Qu’est-ce qu’un prophète ? Rien qu’une marionnette. Je fis comme il m’avait dit et tant bien que mal, profitant de la charité de ceux qui me vêtirent et me nourrirent je gagnais au plus vite cette foutue Ninive. Une ville grande comme un océan. Jamais vu autant de monde. Je m’arrêtais sur les places, les marchés, sans grande conviction mais quand même je criais :
― Dans quarante jours votre ville ne sera plus que ruines ! Repentez-vous ! Repentez-vous !
Mais le pire c’est que ces mécréants me crurent ! Les voilà qui se mettent à jeûner, s’habillent de toile de jute, tous s’arrêtent de travailler, vont par les rues en criant à leur tour que la fin est proche, même leur roi quitte son trône, il jette ses habits brodés et se couvre d’un sac avant de s’asseoir sur un tas d’ordures et de rester là. Et les voilà, ces maudits idolâtres, qui se mettent à t’implorer toi, pas un de leurs dieux à eux, Ishtar aux lèvres de miel ou Yojo le fétiche en bois ou quoi, non, ils implorent notre dieu à nous, les Hébreux. Et ils demandent pardon. Or, moi j’étais là pour ça, pour le châtiment nom de Dieu ! Ainsi pendant quarante jours, ils ne mangèrent pas, ne burent pas, ne forniquèrent pas, ils criaient vers toi et priaient à leur manière, mais ils priaient. Le quarante-et-unième jour arriva et il ne se passa… rien. Et moi, alors ? Qu’est-ce que j’étais venu faire là ? J’avais l’air de quoi ? Je savais bien que je n’avais rien à faire ici. Au point où j’en étais j’aurais préféré crever sur place de honte. Furieux, je quittai la ville et m’installai à l’écart, en direction du levant. Entre deux rochers, je me confectionnai une hutte de branchages. Je restai là, à guetter quand même l’événement :
― Ce n’est pas possible, me disais-je, il va agir, il va manifester sa colère, il va engloutir tous ces idolâtres, les anéantir d’un coup et moi je verrai tout !
Au fond de moi je n’y croyais plus. J’étais là, dans ma guérite, attendant dans le peu d’ombre donné par les branchages entrecroisés en guise de toit. Il faisait très chaud, le soleil lançait ses rayons brûlants vers moi. Or, dans la nuit, tandis que je dormais, comme par miracle, un lierre poussa le long du rocher et vint couvrir les branches d’un épais matelas de grasse verdure. J’étais là, à l’abri dans ma cabane encadrée de ce lierre, tandis que la nuit bleutée envahissait le ciel, le couchant basculant derrière moi, je m’endormis dans la fraîcheur parfumée. Mais, réveillé à la pointe de l’aube, je vis que le manteau de lierre avait disparu, comme si un ver s’y était mis par maléfice. Il s’était desséché et il n’en restait plus que quelques tiges rabougries entortillées dans les branchages. La chaleur du soleil fut bientôt insoutenable, sans compter le vent qui se leva, de face, faisant voler la poussière. J’avais fui, j’avais provoqué la tempête sur la mer, la baleine m’avait englouti puis recraché, j’avais erré vers Ninive, prêché en vain, et me retrouvai là, coincé entre deux cailloux, abandonné de toute raison et de toute espérance. Pour la seconde fois j’eus envie de mourir. C’est alors qu’il me fit de nouveau entendre sa voix :
― Encore fâché ? C’est à cause de ce lierre qui a poussé en une nuit sans te coûter le moindre travail et qui s’est desséché la nuit d’après ? Et moi alors, qu’est-ce que je devrais dire à cause de Ninive et de tous ses habitants qui ne savent même pas reconnaître leur droite de leur gauche, tout comme un troupeau de bêtes ? »
Nos souvenirs sont comme un os de seiche sur la plage où viennent en promenade les amants de l’après-guerre : baleine, mystique baleine aux souffles paresseux, profonds, lourds et lents, quand tu nages dans la houle, baleine pleine de quiétude et de force, cache ton secret dans l’ourlet de tes moustaches et pardonne-nous nos vieilles chasses, nos vieux massacres qui remplirent combien de millions de tonnes de ton huile et teignirent de ton sang chaud et rouge comme le nôtre les trois océans, sans compter l’arctique et l’antarctique, maintenant que notre seul asile se tient dans le néant, attends-nous, baleine, attends-nous, arrivent, arrivent, nous voilà qu’arrivent !