Et maintenant, le vol de l’ogre…

Et surgit l’ogre, l’empereur, derrière le paravent du 13 vendémiaire.

Napoléon.

D’une île l’autre,

De Corse à Sainte-Hélène et retour des cendres,

Quel est ton nom, Napoléon ? Qu’as-tu fait de ton âme ? De ta gloire ?

Tu voles comme l’éclair et frappes comme la foudre.

Tu es partout. Tu vois tout.

Drapeau en panache dans la main gauche, gantée de cuir noir, sabre dans la droite, également gantée de noir, ta ceinture bouffant en un nœud rouge et blanc à franges dorées, à l’instant de poser le pied sur le pont d’Arcole, tu jettes en arrière un dernier regard.

Sus à l’Égypte des Mamelouks et des pyramides de quarante siècles. Pierre de Rosette. Sous la galerie en arcade du lazaret de Jaffa, dans une lumière jaune, au centre d’une troupe d’uniformes, de costumes enturbannés et de pestiférés presque nus, de ta main gauche maintenant dégantée tu touches l’aisselle droite d’un malade hirsute, aux traits fatigués, au corps blafard, dans un geste de guérisseur thaumaturge.

Premier consul de sac et de corde, au 18 brumaire tu cornes la fin de la Révolution.

Tu franchis les Alpes au Grand Saint-Bernard à travers la glace, la neige, la tourmente, sur un cheval blanc cabré, à la crinière blonde, échevelée, enveloppé dans ton manteau tantôt vermillon, tantôt jaune orangé, gonflé par un vent violent, ton visage tourné vers nous, ta main gauche et gantée agrippant la bride, ta main droite, dénudée, indiquant une direction de la pointe de l’index, la voie du sommet qui mène à Marengo.

La justice passe et s’oublie mais demeure le Code civil des Français, avec ses deux majuscules dressées vers le ciel bleu blanc rouge, bien gardé par les aigles et constellé d’abeilles qui bourdonnent au sacre de Notre-Dame.

Dans ce grandiose décor d’opéra de facture néo-classique, à la peinture à peine sèche imitant le marbre, tous les regards convergent vers toi, car ils sont tous là, les hardis sabreurs dévoués, les maréchaux des boulevards, les ex-futurs épinglés de l’honneur, le diable boiteux derrière son pilier, tous plus ou moins traîtres à venir, les femmes tes sœurs les boudeuses et même ta mère, l’impériale sous son voile, le pape tristement bénisseur sans la sainte ampoule, ainsi qu’une volée d’ecclésiastiques résignés, les ambassadeurs des rares puissances pas encore fâchées, alors qu’à mains nues tu saisis ta couronne pour t’en coiffer toi-même, avant de poser l’autre sur la tête de ta Joséphine.

Tu veux tout faire. Tu sais tout faire. Tu peux tout faire.

Se lève la Grande Armée. L’Anglais, voilà l’ennemi ! Soleil d’Austerlitz !

Tu égraines les batailles comme un collier de victoires. C’est à Iéna, avec sa chouette sur l’épaule, que le philosophe Georg Wilhelm Friedrich Hegel voit passer à cheval devant lui l’âme du monde. Mais, à Madrid, dans la nuit du Tres de Mayo, au feu blafard d’une lanterne posée à terre, se dresse, agenouillé face à la herse des fusils tricolores, l’homme aux bras levés en un large v, ses mains écartées trouant la nuit, son regard halluciné au-dessus de sa chemise immaculée, telle une tache de pureté contre la butte de terre sur laquelle tes victimes innocentes s’écroulent sous les balles. Eh bien, c’est là, précisément, que sombre ta raison dans l’histoire.

Au solstice, à la tête de cinq à six cent mille soldats de vingt nations, les poèmes d’Ossian dans ton bagage, tu franchis le Niémen. Tu avances dans l’immensité. L’est à perte de vue. Le ciel bleu, infini, dénué de nuages. La chaleur accable tes braves. Tes forces fondent. Les Russes se dérobent en laissant derrière eux leur terre brûlée. Tu avances. Tu avances encore. Comme dans tes mauvais rêves tu frappes mais tes coups ne tranchent que le vide. Le grand vide russe. Tu entres dans la cité presque déserte et bientôt elle flambe. Au Kremlin, tu attends un signe qui ne vient pas. L’automne est là. Alors, tu rebrousses chemin. La neige tombe. Vous repassez par la Moskowa, parmi les cadavres puants restés sur le terrain dévasté à l’été précédent. Tu fais construire des ponts sur la Bérézina. Les Russes vous assaillent. Tu fais détruire les ponts. Escorté du général Caulaincourt, tu grimpes dans une dormeuse et regagnes Paris en quatorze nuits et quatorze jours, en une traversée de l’Europe durant laquelle tu monologues sur la guerre et la paix, les sombres fatigues de la dictature, le hasard, le destin et la providence, tandis que les débris de ta Grande Armée s’éparpillent dans le désastre.

Cette fois, tous sont contre toi. D’un coup, ton empire se rétrécit au chagrin de la France. Tu ne pointes plus l’avenir du doigt. Maudit sois-tu, Napoléon ! Tes fines lèvres s’arquent d’un pli amer aux commissures. Tu fourres ta main droite sur ton estomac dans ton grand manteau gris, la gauche nerveusement resserrée en poing dans ton dos, tu vas, tu viens, tu cherches en vain l’issue et dis adieu à ta Vieille Garde avant de prendre la route de l’exil.

Ton chant du cygne est un vol d’aigle de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. Cent jours. Waterloo ! Morne plaine ! La Garde meurt. Se rend pas. Rideau. Un ou deux millions de cadavres après toi, il ne te reste qu’à mourir dans un hoquet sur ton caillou tombé dans l’océan.

Et après ?

Après ? Rien.

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