Lors de l’interrogatoire préparatoire à son procès en 1961, Adolf Eichmann expose sa méthode pour améliorer la production bureaucratique de l’émigration juive à Vienne à l’été 1938 : « J’eus l’idée d’un tapis roulant. On poserait à un des bouts le premier document, puis les diverses autres pièces nécessaires, et à l’autre bout, on récupérerait le passeport dans un panier. » Témoin au procès, Franz Mayer, corrobore ses dires du point de vue de la victime, alors que les dispositions proposées par Eichmann ont été mises en œuvre par la Zentralle für jüdische Auswanderung, organisme chargé d’organiser l’émigration des Juifs : « J’ai dit tout de suite : ça a l’air d’une usine automatique, c’est-à-dire comme un moulin ou une fabrique, un complexe. C’est comme une usine. Un Juif entre, il passe de guichet en guichet, de bureau en bureau. Il entre en tant que détenteur d’un compte en banque, et sort par la porte de derrière ne possédant plus rien, dépourvu de tout et n’ayant qu’un passeport où il était marqué : “Vous devez quitter le pays à telle date, sinon vous serez déporté dans un camp.” » À cette chaîne administrative qui broie et expulse la personne via son double administratif de papier se substitue bientôt la chaîne industrielle de mort dans laquelle la personne est toute entière happée et annihilée chair et âme. Vassili Grossman décrit cette chaîne de mort au chapitre 29 de la deuxième partie de Vie et destin et désigne Eichmann comme son architecte : « Cette nouvelle installation réunissait à la fois les principes de la turbine, de l’abattoir et de l’usine d’incinération des ordures. […] Le sol était constitué de lourdes dalles mobiles à encadrement métalliques parfaitement jointes. Un mécanisme commandé depuis la salle de contrôle permettait de faire basculer ces dalles en position verticale, de telle sorte que le contenu de la chambre était évacué dans les locaux souterrains. C’est là que la matière organique était soumise au traitement de brigades de dentistes qui en extrayaient les métaux précieux des prothèses. Après quoi on mettait en action le convoyeur conduisant aux fours crématoires, où la matière organique désormais exempte de pensée et de sensibilité subissait, sous l’effet de l’énergie thermique, une dégradation ultérieure pour se transformer en engrais minéraux phosphatés, en chaux et en cendres, en ammoniac, en gaz carbonique et sulfureux. » Cette vision de l’horreur bio-industrielle laisse la machine de La Colonie pénitentiaire de Franz Kafka loin en arrière, tel un jouet d’enfant, une gravure naïve venue de l’âge artisanal, quelque chose comme un croquis d’engin tiré du carnet de Villard de Honnecourt. Mais Kafka est souvent, à juste titre, cité comme un prophète en noir et blanc de l’âge concentrationnaire. Dans Kafka pro und contra, publié en 1951, Günther Anders-le-Perspicace pointe ce qui a changé dans la lecture de cet auteur : « “Je suis employé comme fouetteur donc je fouette”, déclare dans Le Procès un homme qui, par la faute involontaire de K., est contraint de frapper deux fonctionnaires. Il y a un quart de siècle, quand Kafka créa ce personnage, on le prit pour un pantin imaginé par un sadique […]. Aujourd’hui la réponse du fouetteur apparaît dans une tout autre lumière : elle est identique aux réponses des employés des camps allemands d’extermination dans leurs interrogatoires. Elle est la réponse de l’homme sans pouvoir et sans responsabilité : sans responsabilité parce qu’on ne lui en laisse aucune ; c’est la réponse de celui qui ne vit pas vraiment, mais qui “est vécu”. » Ce changement de lecture marque un changement d’être au monde. Plus tard, en 1964, dans Nous, fils d’Eichmann, Anders lie l’avènement de la machine de mort à cette dépersonnalisation sur fond d’impérialisme : « Toute machine est expansionniste, pour ne pas dire “impérialiste”, chacune crée son propre empire colonial de services. » Ne sommes-nous pas déjà tous devenus peu ou prou les servants butineurs sans pouvoir ni responsabilité d’une méga-machine pour laquelle nous comptons non plus par millions mais par milliards ? Telle est l’échelle des études de marché des entreprises qui comptent désormais. Il suffit alors de fermer les yeux sur ce vertige hors d’échelle pour voir que la catastrophe ne fut possiblement qu’un brouillon. Hiroshima est son autre nom. L’Ange de l’Histoire décrit par Walter Benjamin voit s’amonceler les ruines jusqu’au ciel. Une répétition ?
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