Au loin sur la baie, la coque de métal rouillée oscillait mollement, à l’ancre, entre ciel et mer. Dans le scintillement de la lumière, sur le fond ocre parsemé de taches rouges plus vives, de traînées orange plus claires, à la proue se détachaient en lettres blanches, étincelantes, le mot Cargo. Étrange collage que l’irruption de ce nom commun à la place du nom propre de ce navire en bout de course, échoué là au bout du monde. Telle fut la première image qui saisit le jeune sculpteur, à peine débarqué du Cessna qui l’avait amené jusqu’au port de Wewak, sur la côte nord de l’île de Nouvelle-Guinée, ce jour de printemps 1984, au milieu de tout ce bleu bordé de plages à palmiers où il était venu pour l’un de ses premiers voyages en quête de l’étonnement. Bientôt, les missionnaires américains qui l’hébergèrent lui apprirent que le mot « cargo » se chargeait ici d’une résonance particulière. Depuis l’époque coloniale, sous l’appellation de « culte du Cargo », dans la conflagration de l’envahissement du monde d’avant par la civilisation occidentale, avaient surgi dans toute la Mélanésie des mouvements de type religieux se caractérisant par l’attente du « cargo », c’est-à-dire du navire porteur des richesses que les blancs obtenaient si facilement au moyen de morceaux de papier coloré appelés billets de banque : des armes aussi étonnantes que les fusils à l’acier bleuté, des outils métalliques au poli impeccable, des boîtes de conserve étincelant au soleil avant de livrer leur nourriture toute cuisinée, des sacs de riz que personne n’avait ni planté, ni récolté, ni fait sécher, des vêtements déjà confectionnés, prêts à être enfilés et comme tombés du ciel… Tous ces objets inconnus, si lumineux, si parfaits, étaient sortis génération après génération des malles des marins, des ventres des navires et des soutes des avions. Pour les Mélanésiens, ils demeuraient lointains, inaccessibles, interdits. Les blancs prétendaient les avoir produits de leurs mains. Mensonge. Seules des divinités ou les ancêtres pouvaient en être à l’origine. Un siècle durant, les cultes du Cargo furent donc une réponse à cette usurpation : par des rites tels que des danses, des cérémonies, des sacrifices d’animaux, à travers des textes, des chants ou des actes de résistance comme le refus d’obéir ou de travailler pour les planteurs, conduits par des leaders charismatiques, les mouvements du Cargo entendaient faire rendre aux autochtones ces biens préparés à leur intention et qui ne leur parvenaient jamais.
La vision de ce cargo fantomatique, au nom d’énigme dénotative, se balançant au-dessus des flots dans le port de Wewak, offre le point d’ancrage d’une magnifique allégorie sculpturale. La tension vers ces objets divins que furent longtemps, aux yeux des Mélanésiens, les produits de l’industrie occidentale, placés à portée de leur main et pourtant impossibles d’accès, confinait à un tabou du toucher. Or, à l’image des rêves où les doigts saisissent des objets d’une densité prodigieuse, les sculptures d’Axel Cassel invitent à vivre de telles sensations intérieures. Leur appel au contact s’accommode symétriquement d’un trouble qui noue, mêle et oppose les sentiments contraires de la prohibition. Elles jouent elles aussi d’une annonce de fusion dans l’instauration opposée d’une distance infranchissable. À travers les multiples formes qu’elles proposent au regard, la plupart surmontées de leur tête hiératique, elles figurent donc une attente, façonnent en creux un « objet invisible » promis et pourtant inaccessible, interdit peut-être, celui autour duquel les sculpteurs tournent depuis la nuit des temps, un objet dérobé et qu’ils espèrent bien restituer aux humains, exactement comme cette cargaison que les ancêtres mélanésiens devaient rapporter un jour aux leurs et que nous attendons tous.
Aller à :
-
Editoriaux inactuels