Triptyque de la consolation – Scène 52/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Chinois attendant une distribution de nourriture durant la famine du "Grand bond en avant"

… la faim, la torturante faim, l’insatiable faim …

« Au même moment, sous le ciel désormais unifié par les vols orbitaux et la bombe menaçante, l’empire du milieu pourtant lourd comme une panse bien pleine sur la mappemonde, pris sous une chape de silence, aucun chant de travail, aucun jeu d’enfants ne se faisant plus entendre, aucun animal non plus, ni bœuf meuglant, ni chien aboyant, tous ayant été depuis longtemps mangés, ni poules, ni canards, sans parler des porcs, emportés par les cadres du parti, pas même de passereaux ou de rongeurs, rats ou souris, tous ayant été détruits au titre des « quatre nuisibles », les arbres dépourvus de feuilles, l’écorce entièrement grattée, leurs branches décharnées ne retenant plus le vent qui seul court sur la plaine en soulevant des nuages de poussière jaune, s’engouffrant dans les villages dont la haie de bambou manque, elle aussi mangée, les cadavres gisant à même la paille des champs, les survivants errant à travers la campagne, hagards, trop affaiblis pour enterrer les morts, avançant péniblement à quatre pattes et grattant la terre sèche, friable, à la recherche de graines, pas même de blé, de maïs ou de sorgho, mais de plantes sauvages, pissenlits ou chardons, des silhouettes accroupies au bord des mares tentant d’attraper de rares grenouilles tachetées, en tenue de camouflage, maigres elles aussi, les survivants grelottant de froid, à peine recouverts de haillons percés, usés au point de laisser passer le jour, ou même complètement nus, certains bouffis d’œdème, courbés, enserrant leurs squelettiques cages thoraciques de leurs bras plus fins que fins, leur sexe se balançant mollement sous eux ou dessinant une ombre plus sombre, que les moins atteints protègent de leurs mains en coque, l’un ou l’autre rampant sur la terre jaune et gelée de la rue principale et s’effondrant sur place, désormais immobile, les touffes de cheveux noirs se soulevant sous les bourrasques, au pied d’un mur de brique badigeonné du slogan « Vive les communes populaires », ou bien à l’intérieur d’une maison de terre, de la même couleur jaune que la rue, dépourvue de fenêtres et de portes, aux toits de chaume effondrés, s’endormant recroquevillé sur le kang éteint, claquant des dents, ayant mangé les couvertures de coton matelassé, la main instinctivement posée entre les cuisses et rêvant d’une soupe de nouilles fumante sur laquelle surnagent les grasses auréoles dessinées par les morceaux de lard, et ne se réveillant pas, les bébés ayant depuis longtemps tous disparus, d’abord les filles, puis les garçons, leurs mères n’ayant plus de quoi les allaiter et les regardant s’éteindre, suivis des plus grands qui eux aussi se sont évanouis, comme absorbés par la terre jaune, une maman ou une autre ayant même tué son enfant de ses propres mains et l’ayant mangé avec son mari, ensuite devenue folle bien sûr, alors que de nombreux millions – mais combien exactement ? – se sont ainsi enfoncés de l’autre côté à cause de la faim, de la torturante faim, de l’insatiable faim, et tandis que les intellectuels, ces incapables qui n’ont que la gueule pour agir, ce Wu Han, ce Deng Tuo, ce Liao Mosha, le « village des trois » du Běijīng Wǎnbào, ne cessent de le harceler de leurs piques, tournant autour de lui tels des taons autour d’un bœuf par un jour d’orage, alors qu’il se trouve quasiment empêché de publier dans la presse, relégué, écarté, à tout le moins tenu en lisière, eux ne cessent de le fustiger au long de leurs verbeux apologues, se moquant de ses habits neufs, exaltant ce Hǎi Ruì, un vieux lettré de la cour des Ming qui avait embrassé la cause des paysans contre l’empereur, l’empereur c’est-à-dire lui, le traitant de Zhūge Liàng au petit pied, tournant en dérision ses slogans par leurs tournures précieuses d’auteurs révisionnistes-bourgeois, critiquant son goût des mots, « c’est sur la page blanche qu’on écrit les plus beaux poèmes », « la révolution n’est pas un dîner de gala », sa soif de gloire, lui qui aspire à devenir le soleil, ni plus ni moins, tandis encore que l’autre, le président de cette république, Liú Shàoqí est son nom, bouleversé par ce qu’il a vu dans son Hú’nán natal, ou plutôt par ce que les paysans de son village lui ont raconté en brandissant sous son nez leur wok vide, alors que devant l’immense auditoire des sept mille cent dix-huit délégués venus de toutes les provinces il se permet Liú Shàoqí de le mettre en cause, tombant son masque de révolutionnaire inflexible pour s’effondrer dans la pire sentimentalité, disant : « la population n’a pas de quoi manger ni se vêtir, les gens manquent de tout, la production agricole a chuté, et pas qu’un peu mais de manière dramatique, non seulement le Grand Bond en avant ne s’est pas produit mais un grand pas en arrière oui, et les soi-disant trois années de catastrophes naturelles n’y sont pour rien, là où je me suis rendu pas plus qu’ailleurs il n’y a eu de graves intempéries, et rien ne sert de se réfugier derrière des formules hypocrites du genre “les erreurs se comptent sur un seul doigt mais les réussites sur les neuf autres”, non, tout cela est faux », ainsi de suite trois heures durant, déclenchant dans l’assistance une onde de doute et le contraignant lui, Máo Zédōng puisque tel est son nom, à reculer, et même à s’exposer en autocritique devant les sept mille, à reconnaître : « c’est moi le responsable », puis à feindre d’être de leur côté, à déployer toute sa ruse pour détourner la culpabilité sur quelques cadres provinciaux, quelques hauts fonctionnaires, quelques planificateurs du ministère de l’agriculture, tous ces experts contre-révolutionnaires, leur disant aussi aux délégués : « et vous, croyez-vous que vous n’êtes pas responsables vous aussi, croyez-vous que le peuple ne vous bottera pas le cul ? bien sûr qu’il le fera » et donc, tandis que le Grand Bond en avant retombe dans la poussière, qu’il s’achève dans un murmure de mourant à la porte de l’entrepôt qui renferme le riz réquisitionné, lui choisit de faire un pas de côté, il fuit et désormais replié dans sa villégiature du Lac de l’Ouest, à Hángzhōu, en Fils du Ciel au creux de la vague, ayant atteint le point le plus déclinant de sa courbe d’étoile rouge, mais confiant dans son nom appelé à briller longtemps dans le ciel d’Orient, il s’enroule sur lui-même tel le tigre blessé dans sa tanière, la villa numéro 1, il nage dans la piscine construite pour lui ou bien dans le fleuve Qiántáng afin de s’exposer au courant et de recouvrer l’énergie qui lui permettra de surmonter l’adversité, il se promène dans les jardins de bambou et sur la colline solitaire, il jouit de la vue sur le lac aux eaux sombres, il invite ses favorites à l’incarnat léger à le rejoindre dans son lit, car l’âge venant il est conseillé aux candidats à l’éternité de puiser très souvent à la source de vie, mais à condition de se garder d’éjaculer à tout coup, et il se demande si — se divise en – – ou bien si au contraire – – se rassemble en —, lisant les inepties du « Rapport sur les souffrances du Tibet et propositions pour le travail futur du Comité central sous la direction du président ministre Zhōu Ēnlái » qui lui parvient dans sa retraite, écoutant au loin les slogans révisionnistes-droitiers qu’ils lancent en son absence, « peu importe que le chat soit blanc ou gris pourvu qu’il attrape les souris », méditant de reprendre son essor à partir d’un trépied idéologique propre à lancer une nouvelle révolution, jeunesse – campagnes – culture, se préparant à bondir dès la fin de l’été à l’assaut de ses rivaux, Liú Shàoqí et Dèng Xiǎopíng, à l’occasion de la conférence annuelle de Běidàihé en préparation à la dixième session plénière du huitième comité central, leur jetant au visage : « Voilà plus de deux ans que vous cherchez à m’anéantir mais maintenant c’est à moi de vous faire trembler ! »

Ce contenu a été publié dans éditoriaux. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.