Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :
« Or donc, pour la cent vingt-quatrième et dernière fois le condamné pénètre dans la salle du tribunal et s’installe dans sa cage. Entrent son avocat, le procureur général et sa suite, le public de nouveau en vêtements légers. Les juges de la cour suprême prennent place. Comme si un effet de condensation avait réduit le message à l’essentiel, un lent travail de tamisage s’étant opéré de session en session, après l’énorme masse des trois mille cinq cents pages de l’interrogatoire préparatoire, puis les deux cents pages de l’épais jugement initial, sous le chandelier et les rameaux d’olivier le président donne lecture des soixante-dix pages de la décision, signifiant au condamné que son appel n’a pas été entendu et, consentant seulement à élargir légèrement l’ombre du doute portée sur la centralité de son rôle dans la solution finale de la question juive, confirme la sentence. Eichmann demande la grâce. Ensuite, au deuxième étage d’une aile à part de la prison de Ramla, dans sa cellule où un gardien assis sur une chaise le surveille en permanence, il patiente durant toute une nuit et tout un jour. C’est le surlendemain en effet, alors que le soleil décline, qu’arrive la réponse du premier ministre David Ben Gourion. C’est non. À cette même date, un peu avant minuit, le gardien-chef pénètre dans sa cellule. Dans la lumière au néon, à « sa » table, le condamné boit à petites lampées la bouteille de vin qu’il a demandée pour dernière volonté. Puis, en chaussons, pantalon noir et chemise blanche, ses cheveux clairsemés ébouriffés sur son crâne dégarni, qu’il plaque en arrière de ses grandes mains, il est conduit dans la salle mitoyenne où une potence a été fixée au plafond, au-dessus d’une trappe aménagée dans le plancher. Le pasteur canadien qui au cours des derniers mois a tenté de l’amener au Christ est là. Le commissaire de police qui a suivi tout le procès et quelques autres policiers sont là. Un médecin est là. Quelques journalistes aussi. À deux pas de la trappe, les mains entravées, son nez se met à couler. Il demande qu’on l’essuie. Quand le commissaire lui demande s’il souhaite dire quelque chose il déclare :
— Vive l’Allemagne ! Vive l’Autriche ! Vive l’Argentine ! Trois pays que j’ai aimés. J’ai obéi aux lois de la guerre et à mon drapeau. Je salue ma femme, ma famille et mes amis.
Le gardien-chef lui passe la corde autour du cou. Il ne manifeste aucun trouble. Il refuse d’avoir les yeux bandés. Le jeune gardien tiré au sort pour procéder à l’exécution entre. Deux minutes avant minuit, celui qui par la force des choses est devenu bourreau actionne le mécanisme qui ouvre la trappe. Happé, l’ancien Oberstumbannführer Eichmann sent d’un coup se dérober sous lui cette bonne vieille terre qu’il souhaitait mettre sous leurs pieds, chutant de plusieurs mètres dans le vide. Silence. Une heure plus tard, grimpés sur un petit échafaudage construit à cette intention, le bourreau et le gardien-chef entreprennent de déposer le cadavre. Le jeune gardien le soulève afin de soulager son poids et permettre ainsi à son supérieur de desserrer la corde. Un brancard attend à côté. Le visage, livide, a gonflé. La langue pend. Du sang tache la chemise. La corde a largement et profondément entaillé le cou. Le jeune gardien a du mal à se contrôler. Il se met à trembler. Rejoints par d’autres uniformes, ils placent le corps sur le brancard et le descendent dans la cour. Afin de respecter le vœu du mort d’être dispersé dans la mer, un four crématoire a spécialement été installé dans un endroit secret, une orangeraie distante de quelques kilomètres. Ils emballent le corps dans une couverture et le hissent dans le camion qui s’en va dans la nuit. Sur place, à la lumière des lampes électriques, dans la senteur sucrée des fruits en train de mûrir, ils déposent leur fardeau. Mais, inexpérimentés, maladroits, tenus à distance par le feu qui sort à mille huit-cents degrés de la bouche rougeoyante, ils ont du mal à enfourner le cadavre qui ballote d’un bord sur l’autre. Les policiers parviennent enfin à engager le brancard sur les rails. Les portes sont refermées. Trois heures plus tard, ils retirent les cendres. Dans le silence de l’aube, sous la garde du commissaire, un véhicule de police kaki à bandes blanches les emporte dans un seau jusqu’au port de Jaffa. Tandis que le soleil se lève, une vedette de la marine les emmène au large. Une fois franchies la limite des eaux territoriales, loin, ainsi qu’était autrefois chassée au désert la bête hideuse, le pasteur ayant dit une prière, le commissaire de police procède à la dispersion des cendres en détournant le visage, puis se tenant de la main droite au plat-bord du bateau, il se penche au ras des vagues afin de rincer le récipient qui pend au bout de son bras où se lit, tatoué à l’encre pâlissante, le chiffre 161135. »