Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :
« Et les flammes tremblent, courent sur l’asphalte gris cendré, tache noire, volutes, mèches de feu s’élevant, crachant la fumée, le drapé de son vêtement clair arraché, son genou et la boule de son crâne rasé décrivant un arc parfait, son oreille, sa face un trou noir auréolé de flammèches, assis en position de méditation, parfaitement droit, un léger vent dans le dos, le bonze se consume en torche vivante au milieu de la chaussée, une momie charbonneuse assise dans le feu devant une voiture à la peinture claire, luisante sous le soleil, décorée d’une bande plus sombre en forme de flamme qui souligne sa puissance, le capot grand ouvert, un bidon d’essence posé à côté, d’autres bonzes allant et venant, affolés, des spectateurs en vêtements légers, clairs, assistent à cette scène d’immolation figés dans la stupeur. À l’abri de son cockpit trépidant, le pilote au rictus carnassier, regard d’aigle sous son casque blanc, lâche ses bombes et chasse ceux qui cavalent loin au-dessous de lui, les rafales, les gerbes soufrées du napalm, les navires kaki remontant les fleuves boueux, les hélicoptères sillonnant les feux du couchant, les longs avions métalliques, brillants, aux ailes en v piquetées de rivets, lâchant mollement, interminablement, leurs tapis de bombes dans le feu roulant du tonnerre, cherchant et détruisant tandis qu’en bas éclatent les gerbes jaunes contre le vert des rizières au-dessus desquelles se balancent doucement les palmiers. Parmi une végétation aux feuilles grasses, une fille minuscule, casque sur la tête, vêtue d’une sorte de pyjama noir, son regard intense fixé sur son immense victime qu’elle conduit à la pointe de sa baïonnette, un garçon en uniforme de toile froissée, chiffonnée, poussiéreuse, mains dans le dos et baissant sa tête blonde de baby boy trop nourri. Incendiant les villages. Secourant les blessés. Les ventres éclatés qui se répandent en taches rouges sur le vert foncé du treillis et de la végétation mêlés. Des défilés surmontés de mégaphones se forment derrière des banderoles marquées du signe de la paix et de pancartes portant ce jeune et beau visage encadré de longs cheveux bruns et coiffé d’un béret étoilé. Vêtue d’une robe à motifs décoratifs irréguliers, les mains devant son visage tendu enserrant une petite fleur claire, cheveux courts et bruns, la tête un peu ramassée dans les épaules, la jeune fille fait face à la rangée de soldats casqués, en treillis, visages fermés et pointant en avant leurs fusils terminés de baïonnettes. En tenue plus ou moins excentrique, plus ou moins chevelues, des foules de jeunes gens déferlent ici ou là, en ville, sur les campus, à la campagne, marchant, s’asseyant, s’allongeant par terre et ouvrant leurs doigts en v, brûlant leurs papiers, distribuant des fleurs, plus ou moins nus, dansant, se baignant filles et garçons mêlés, s’éclaboussant joyeusement, chargées par la police ou l’armée, chassées à coup de gaz lacrymogène et parfois tués par balles. Il revient aussi pour sa fin le pasteur noir souleveur de foules. D’abord l’avion tel une flèche à hélice lâchant un trait noir puis la fumée noire qui s’élève au-dessus du village puis la boule de feu liquide, jaune, qui éclate en gerbes et traverse la route mouillée, les enfants qui courent pieds nus, affolés, leurs bouches grandes ouvertes, criant, leur peau arrachée par lambeaux, noire, la chair rose, à vif, un garçon en chemisette blanche et short sombre, sous l’œil des photographes qui les attendent à quelque distance et pile au centre la petite fille aux bras brûlés qui flottent, écartés, les mains légèrement retombantes, courant nue sur la route mouillée, sa bouche grande ouverte de douleur. Conduit par des soldats en tenue de camouflage et casqués, l’un portant des lunettes noires, la victime s’avance dans la rue déserte bordée de bâtiments cubiques, à galeries, vérandas et balcons, en chemisette à carreaux, les mains derrière le dos, les cheveux ébouriffés, l’air inquiet, un soldat lui adressant la parole, se penchant légèrement vers lui, un bras aux veines saillantes, la main cramponnée au chargeur, l’autre tenant une cigarette, le chef au visage maigre, surmonté d’une touffe ébouriffée, s’approche dans son gilet taché et sa chemise aux manches retroussées, sort un minuscule revolver qui brille dans le soleil, pointe la tempe du prisonnier, tire et range son arme. L’autre grimaçant et s’effondrant d’un bloc dans trois rigoles de sang. Ses jambes maigres aux pieds nus et convulsés sortent de son short sombre, chiffonné et poussiéreux. Des foules des deux sexes, enfants et vieillards compris, affolées, tentent de franchir le portail, le mur garni de barbelés, escaladant, se bousculant, se piétinant même, certains se passant des enfants de bras en bras dans la plus grande pagaille. Juchés sur une frêle passerelle à quelques mètres d’un avion dont la porte se referme déjà, les hélicoptères basculant lourdement par-dessus bord, jetés à l’eau du haut des porte-avions. Tandis qu’une file à la queue leu leu se hisse dangereusement le long d’un mince escalier d’accès à une plate-forme sur laquelle se tient un hélicoptère prêt à décoller, ses pales malaxant le ciel gris, dans le chaos de la foule civile en tenues légères et des soldats en uniformes de toile verte, un char massif enfonce la grille d’entrée délicatement ouvragée, rococo, maintenant disloquée, et pénètre le jardin de l’immense palais moderne, blanc, percé d’innombrables ouvertures en forme de cellules comme un nid d’abeilles. Les soldats verts vont et viennent, l’arme au côté, ou massés sur les tanks, souriants et brandissant des drapeaux rouges à étoiles d’or, sillonnant la ville, fendant la foule plus ou moins enthousiaste, des jeunes filles en ao dai les accueillant en brandissant des banderoles et des pancartes à l’effigie d’un vieillard maigre, barbichu, aux traits rieurs. »