Triptyque de la consolation – Scène 13/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :

Martin Luther King saluant après son discours du 18 août 1963

Face à lui, la foule tendue en avant d’elle même

« Et, repoussés par les jets des lances d’incendie, battus, matraqués, mordus par les chiens de policiers casqués, en chemisettes sombres, poings aux hanches, jambes écartées au pied de lourdes motos ou de camions grillagés, ils s’éparpillent parmi les blocs d’immeubles de brique en proie aux flammes. Des processions nocturnes, masquées de hautes cagoules coniques blanches, s’assemblent autour de croix en feu. Puis c’est une immense foule, joyeuse, grave, en bras de chemise et chapeaux clairs, robes légères, transpirant et s’essuyant le front ou bien s’abritant d’un journal, qui converge en direction d’un temple grec aux proportions monumentales et s’écoule de part et d’autre d’un miroir d’eau au milieu d’un parc démesuré, à l’extrémité duquel, reflété dans le bassin, se dresse un obélisque gris. Alors il prend place sur les marches, à la tribune, au milieu de cette foule. Sa puissante tête noire, aux cheveux ras et crépus, à la petite moustache en v inversé, bien taillée, émerge de la rangée de micros. Il commence à parler. Ses phrases s’échappent de sa bouche. Des deux mains, il appuie à la tribune son corps compact, plein d’une force concentrée. Les mots s’envolent, son visage s’abaissant pour une pause brève. Face à lui, la foule tendue en avant d’elle-même et qui s’étend à perte de vue, hérissée de pancartes, souriante, enthousiaste, applaudit vivement. Il reprend son discours, calme, mâchant chaque mot qui tombe de ses lèvres, prenant son inspiration et repartant à l’assaut de la phrase suivante. Son visage se tourne à droite, à gauche, il baisse le regard vers le papier, redresse la tête pour pousser d’autres mots dans l’air, interrompu par de nouveaux applaudissements. Comme il reprend, les applaudissements décroissent, il cherche des yeux les mots sur le papier, les trouve et lance :

― I have a dream…

Répétant la même courte phrase et secouant la tête de droite et de gauche en une esquisse de transe, lentement d’abord, rapprochant et écartant les lèvres, mordant légèrement celle du bas entre deux segments de parole, reprenant plus fort, ne s’arrêtant plus, accélérant sous les acclamations, il ouvre maintenant grand la bouche, découvre les dents et secoue la tête toujours plus fort au milieu de la foule toujours plus enthousiaste, sa main droite qui tenait le pupitre lâchant sa prise, avançant, agitée, semblant vouloir s’envoler comme les mots, s’élevant bien haut, franche, droite, tandis qu’il crie maintenant et que la foule applaudit encore, il tend en avant ses deux mains qui se referment en poings, à la fin son bras droit décrit un arc de cercle au-dessus de sa tête et il quitte la tribune à peine sa bouche refermée. Au sol, des bandes blanches dessinent des couloirs de course ocre rouge. Un pistolet donne le départ. En chaussettes, leurs chaussures à la main, ils traversent la pelouse et grimpent sur le podium dans leurs survêtements bleu foncé bordés de rayures blanches, marqués des trois lettres USA. Leurs visages se penchent pour recevoir les médailles. Tandis que le drapeau rayé et étoilé se lève, eux baissent la tête. Ce sont leurs poings gantés de noir qui se dressent, les deux gants d’une même paire, l’athlète sur la plus haute marche levant le poing droit, l’autre le poing gauche, deux poings noirs sur la verdure de la pelouse olympique. Légèrement arquées, tendues en avant, les deux courbes de leurs corps athlétiques, sculpturales, parfaitement parallèles, à l’unisson de leurs poings tendus vers le ciel. Toujours toujours partout le ciel. »

Ce contenu a été publié dans éditoriaux. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.