Triptyque de la consolation – Scène 10/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :

Prise du Palais d'Hiver dans Octobre d'Eisenstein

Dans un poudroiement de fumée blanche…

« Et alors jaillit en haut de l’escalier le landau en osier tressé, aux fines roues métalliques, qui se redresse d’un coup et laisse voir le bébé emmailloté de blanc, sa tête qui repose sur l’oreiller rebondi, suivi de sa mère ou bonne, grand corps oblong vêtu de noir qui le pousse. La tête de l’enfant se soulève, retombe, il crie, la jeune personne à l’allure de veuve ramène la voiture à elle, se penche vers l’enfant et le couvre. De profil, une rangée de soldats en uniformes blancs, à casquettes plates, blanches, pantalons noirs, bottes luisantes, fusils à baïonnettes pointés en avant, descend une volée de marches. Visage blafard couvert d’un voile de dentelles noires, lèvres fines, noires, yeux sombres et cernés, elle ouvre grand la bouche. Elle se retourne, cherche à protéger la voiture. Pas en avant des soldats. Son visage aux yeux sombres. Cri. Bottes luisantes des soldats qui continuent de descendre. Salve. Deuxième salve. Son visage se renverse en arrière, yeux révulsés, bouche ouverte sur le cri. Les roues de la voiture vacillent au bord de la marche, hésitent à basculer vers la pente, oscillent d’avant en arrière. Son visage se redresse, hagard. Elle porte ses mains gantées de blanc à sa ceinture dont la boucle métallique dessine un cygne, ses deux mains crispées serrent son ventre, le tissu noir et mat de la robe sur lequel coule un liquide sombre, brillant, les gants tachés, la ceinture maculée. Elle tombe en arrière, ses yeux se ferment, son visage blafard glisse vers le bas, son corps noir s’efface et laisse apparaître le bébé, redressé sur son oreiller, pleurant, les sourcils froncés. Les roues oscillent, les bottes des soldats formant des plis luisants, continuent de descendre, surmontées des fusils pointés en avant. Feuillage. Ciel. Le port au loin. Se tenant toujours le ventre de ses gants blancs tachés, toujours bouche ouverte, elle s’écroule au pied du landau dont les roues projettent des ombres elliptiques. Dans sa chute, elle repousse la voiture. La foule ponctuée d’une ou deux ombrelles dévale l’escalier dans un désordre de taches grises, noires, blanches, striées par les marches. Les soldats à cheval frappent. Un vieux à manteau blanc essaie de relever le corps inerte de sa compagne. Dans sa chute, la jeune personne en noir, au visage blafard, repousse la roue du landau. Visage affolé du bébé, sa main ramenée sur l’œil. Elle s’écroule à terre, la fine roue du landau glisse au-delà de la marche. Visage défait, incrédule, pétrifié, une vieille dame à l’allure d’institutrice, le binocle de travers, sourcils froncés, tenant son foulard taché à la main. Le bébé couché dans sa literie immaculée bordée d’osier, inquiet, les mains en avant, dévale maintenant les rayures dessinées par la lumière sur les marches parsemées de cadavres. Il cahote à chaque degré, bousculé, agite les mains, cligne des yeux, la tache claire du landau glissant parmi les corps tombés et la foule qui continue de courir, de voler presque. Les soldats à cheval continuent de frapper. La foule grouillante s’éparpille. La jeune mère expire. Le bébé continue de dévaler, le landau dont les roues lancent des étincelles passe par-dessus les cadavres. Un jeune aux traits réguliers, aux lunettes ovales d’intellectuel, sourcils froncés, front en sueur, crie. Le vieux au manteau blanc tente toujours de relever sa vieille. Le bébé poursuit sa course. L’intellectuel balaie la scène du regard, l’air inquiet. Le bébé secoué dans sa course folle. Les soldats continuent de tirer. Le landau continue de dévaler. Le jeune intellectuel continue de crier. Stoppé net, le landau esquisse le mouvement de basculer vers l’avant. Le visage défiguré par la violence, un soldat relève lentement son sabre en arrière et le rabat d’un geste brusque. Le visage de la vieille institutrice, bouche ouverte, cheveux défaits, binocle au verre brisé, l’œil souillé d’une coulure noire. De nouveau la foule, la dispersion, les ombrelles, les étranglements et les mitraillages, les engrenages et les écrémeuses, ouvriers, soldats, matelots, les aigles à deux têtes qui s’effondrent, et lui : sous une horloge car l’heure a enfin sonné et des drapeaux aux caractères cyrilliques, penché dans le vent hors de la tribune faite d’un assemblage de planches grossières, drapée de noir, d’où ne dépasse que son buste, le leader aux yeux bridés légèrement prognathe, portant un bouc et coiffé d’une casquette de chauffeur, vêtu d’un veston et d’un gilet sombre, avec un col blanc et une cravate nouée à la diable, discourant sans fin dans des gestes nerveux, jetant son buste loin hors de la tribune, le bouc en pointe, volontaire, le visage crispé, ôtant sa casquette et la tenant dans son poing brandi, découvrant son crâne lisse, de plus en plus lisse et abstrait au fil des retouches, un simple assemblage de traits noirs et blancs, un signal, une icône, tandis qu’au pied de la tribune se tiennent d’autres visages semblables, barbiches, lorgnons, myopie de professeurs, coiffés aussi de casquettes ou encore de toques d’astrakan en forme de bonnets assyriens qui leur confèrent quelque chose d’à la fois mystérieux, anachronique et barbare, visages qui disparaissent de retouche en retouche dans le bruit du temps, tandis que s’étalent en bas, dans un agglomérat de taches noires et blanches, les masses infinies et patientes qui saluent en agitant leurs casquettes. Alors, il lève le bras tel sa statue de bronze bientôt déboulonnée et crie :

― Мир, земля, хлеб !

Dans un poudroiement de fumée blanche, les ouvriers, les soldats et les matelots donnent l’assaut. Un marin bardé de cartouches escalade les grilles rococo du palais. Lui, le visage grêlé, les doigts boudinés, les moustaches hérissées de cafard, tapi dans sa ruse, fourrant la main droite dans sa vareuse militaire, ses bottes de cuir luisantes qui accrochent l’œil. Ensuite ? Rien. Une étendue blanche. D’autres convois vers nulle part. Des groupes grelottants qui creusent la mer gelée. Un engloutissement. »

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