L’entrée dans l’arche : des vieux singes aux jeunes méduses

C’est pourquoi je chante.

Je chante les vieux singes qui s’avancent en grimaçant, les yeux bandés, au bout du promontoire de leurs songes. Eux aussi ont besoin de consolation.

Je chante les méduses qui les mers colonisent,

les moustiques qui les airs envahissent,

les rats qui des terres s’emparent,

Je chante les salamandres qui entrent dans le feu

et les phénix qui de leurs cendres renaissent,

Je chante les mille-pattes et tout ce qui rampe et tout ce qui danse,

Je chante les phasmes qui sur les feuilles et puis les branches se fondent dans le grand bal des apparitions,

Je chante les poissons aveugles dans leur bocal vide et les morues réfugiées dans les mers d’asile,

Je chante les graves moutons lorsqu’ils épaulent notre devenir gravé de signes chinois,

et je chante l’agneau sous le couteau,

Je chante les loups et la raison du plus fort quand elle souffre et meurt sans parler,

Je chante les oiseaux et le cœur simple des perroquets effarouchés quand ils ressemblent au Saint-Esprit et dévalent les rues si lasses d’avoir charrié tant de chair,

et je chante les aigles qui doucement dépècent leurs proies d’un air d’ennui,

les fourmis aux regards absents, qui versent des larmes sèches sur leurs civilisations en ruines,

Je chante même les chiens-chiens à son pépère et les chats-chats à sa mémère,

les langoustines et les étoiles pleines d’épines,

les tortues concaves, lentes et divinatoires,

le lièvre de Dürer, le plus célèbre dans l’ordre des mammifères,

Je chante le tigre qui sommeille en vous,

Je chante les chevaux : de mine et de halage, de labour et de poste, de trait et de boucherie, de cirque et de cavalerie, chevaux aux amples courbes surmontées de vos cous préhistoriques, au bout desquels se tendaient vos visages osseux et placides, chevaux de charge et de fiacre battus par des cochers pleins de brutalité, dans les rues des cités, à l’orée des villages, et qui terrorisaient de pitié les petits enfants et les philosophes des siècles d’avant, chevaux disparus de la scène du monde et qui demeurez seulement dans nos rêves,

Je chante aussi les ânes qui ne marchent plus le long des chemins caillouteux, pas plus que la mer ne danse le long des anses, les ânes morts que plus personne ne pèse plus.

« Struggle for life ! Struggle for life ! »

crie au loin le slogan publicitaire.

Mais moi, sur mon rafiot de fortune surpeuplé, parmi mes frères les pullulants, je continue de chanter.

Je chante les iguanes des Galapagos et les serpents pleins de plumes qui font tomber la pluie,

Je chante les nymphes entéléchiques quand elles exhalent leurs âmes de papillons à travers leurs lèvres closes et s’élèvent dans le vent vers le sphinx infini,

Je chante le long filet de bave qui s’envole de la bouche des taureaux avec la suavité du duende et se pose sur leurs naseaux roses, comme un baiser de l’au-delà quand ils meurent dans l’or de l’après-midi,

Je chante les mouches qui crèvent sur le papier collant qui tombe en spirale du plafond de l’épicerie-buvette de mon enfance,

Et je chante aussi les trente-cinq mille lions résiduels aux masques nègres, avant leur disparition, à l’heure où nous écrivons ces lignes,

et les ours blancs gravés dans l’os,

les chats sauvages et les chauve-souris,

les choucas de Prague et l’hermine de Cracovie,

les épinoches qui du chef opinent au bal de Saragosse,

Je chante les éléphants, les canards et les sangliers, je chante les pigeons de Darwin et les renards des vitraux médiévaux, les hyènes, les fouines et les panthères, les chouettes, les effraies et les grands ducs, les hérissons, les porcs-épics et les chacals,

Et je chante encore les pieuvres de Hugo, de Lautréamont, de Verne et de Caillois, vieilles pieuvres oubliées derrière vos yeux de soie.

Je chante et je me souviens.

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