Souviens-toi encore des femmes qui regardaient vers le large, leurs mains en visière dans l’attente de leur retour, le tricot sur leurs genoux emballés dans leurs sarraus de toile noire, moirée d’usure, un brin de laine bleu, un brin de laine vert, un brin de laine blanc, reviendra, reviendra pas, leurs fils, leurs pères, leurs maris, leurs frères, leurs oncles, leurs neveux itou, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, serrées dos au parapet face à l’océan, parmi les mots granitiques, piquetés de fleurs de genêt, qui sortent incessamment de leurs lèvres, ricochent dans le vent contre le mica sur les rochers à leurs pieds, leurs mains rouges posées en rang, d’abord une première ride au coin de l’œil, puis deux, puis trois, toutes les routes parcourues entre rires et pleurs s’imprimant au fil des ans aux angles de leurs paupières, à même leurs fronts, leurs joues, leurs mentons, dans l’alternance des sentences de l’Almanach du marin breton et des sermons du dimanche, Notre-Dame-de-la-Mer priez pour nous pôvres pêcheurs, adorant le Christ peint sur la voûte lambrissée qui lançait vers elles son visage blafard et sanglant, aux yeux révulsés de chien martyr, alors qu’en direction des terres, loin dans l’odeur des foins les feux de la Saint-Jean brillaient à travers la campagne, dans l’étirement lent du crépuscule aux teintes glauques et rougeoyantes, les gars en chemise blanche sautaient par-dessus, devant les filles qu’avaient mis leurs plus belles robes, puis en quatorze, en quinze, en seize, il y a bien un siècle de cela, ils s’en allèrent au casse-pipe et dans les tranchées ils chantaient :
Me zo ganet e kreis ar mor
Mais les Gallaoued se foutèrent de leur gueule :
— Qu’est-ce tu baragouines toué ?
Le poète Jean-Pierre Calloc’h n’en revint pas mais ton aïeul oui, avec une telle honte au front que de retour dans son village gris et vert, les poumons plus ou moins gazés moutarde, il interdit qu’on parlât breton au-dessus du berceau de son fils, rien que du français bleu blanc rouge afin qu’il sortît des ornières tracées par la providence le long des chemins creux et boueux qui ne menaient nulle part et qu’il avançât dans les voies bituminées de la civilisation en direction des destinées de la haute et républicaine administration.