Toujours dans la poésie de Victor Segalen, revenant à Nietzsche qui fut sa grande inspiration philosophique, notamment pour jeter par-dessus bord le christianisme de son enfance et « inverser les valeurs ». Revenons au décret de la mort de Dieu stipulée au paragraphe 125 du Gai Savoir : « Dieu est mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! » lisons-nous. Or, me disais-je, dans la grande culbute des valeurs, n’est-ce pas cette vie – et même cette Vie avec un grand v – qui est venue occuper la place de ce Dieu laissée vide ? Nietzsche lui-même en donne l’indice au paragraphe 8 du chapitre « Pourquoi je suis un destin » de Ecce Homo : « La notion de « Dieu », inventée comme antithèse de la vie » écrit-il en symétrie des deux termes. Si « Dieu » a été mis autrefois à la place de la « Vie », alors Nietzsche et ses épigones n’ont-ils pas remis la « Vie » à la place de « Dieu » ? Une restauration en somme. Pour en savoir davantage sur le troc de la santé contre le salut et du journal du jour contre la prière du soir, j’ai lu l’enquête de Barbara Stiegler, Nietzsche et la vie, qui montre comment la biologie, à la suite de la théorie de l’évolution, innerve la philosophie de Nietzsche, en un temps – celui de l’impérialisme – où le télégraphe, le chemin de fer, la navigation à vapeur, la presse de masse étendent leurs filets à la planète entière en un « flux absolu ». Cependant, explique Stiegler après Nietzsche, ce « flux absolu », aujourd’hui porté à son intensité maximale sous l’égide des échanges mondialisés, « menace toutes les stases nécessaires à la vie » : soit au sens biologique d’un arrêt « dans l’écoulement d’un liquide organique », soit au sens des stabilités institutionnelles, politiques, économiques, etc. au profit d’un éclatement des clôtures, des frontières et autres limites, tel que le propage le néo-capitalisme globalisé. Car, si le flux du devenir est propre à la vie, s’il l’entretient et le fortifie, selon la pensée de Nietzsche l’exposition intégrale des corps à sa toute-puissance est aussi pleine de dangers et potentiellement destructrice. La résistance à ce « flux absolu » suppose la capacité d’ériger des « stases », des ralentissements, des arrêts, des immobilités à même de rendre supportables les cataractes furieuses des forces vitales.
Il se trouve que l’œuvre de Segalen – lui-même ayant été emporté autour de la Terre dans les courants de la mondialisation coloniale – son œuvre s’arque tout entière dans la tension entre « flux » et « stase », dont les pôles s’inscrivent dans deux textes majeurs, Un Grand Fleuve, projet de monographie dédiée au gigantesque Yangtsé, et Stèles, recueil de soixante-quatre poèmes dont la forme dérive « des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription » et qui, au sein du paysage chinois, « marquent un fait, une volonté, une présence, elles forcent à l’arrêt debout, face à leurs faces. » La polarité entre l’horizontalité déclive du fleuve et la verticalité minérale des stèles apporte une exacte allégorie de la polarité tragique décrite par Nietzsche entre « flux » et « stase », « entre Dionysos, le dieu de l’illimitation […] et Apollon, le dieu […] de l’ordre et de la stabilité. » Après Nietzsche, Segalen glorifie à son tour la vie, le corps et les sens comme valeur de substitution opposée à la morose morale chrétienne de ses ancêtres. Mais nous, aujourd’hui, où en sommes-nous ? Un grand siècle plus tard, tandis que les torrents libéraux de la modernité émancipatrice s’achèvent dans les idéologies néo-libérales de la dérégulation intégrale, je me demande : n’est-ce pas l’avatar de cette promotion du corps et de la vie qui exerce une hégémonie tyrannique ? Tout comme « Dieu » autrefois, la « vie » se laisse difficilement définir. Bénéficiant de cette ambiguïté, la « vie » érigée en « valeur sacrée » n’induit-elle pas – comme Dieu – des comportements d’idolâtrie ? Le renversement promu par Nietzsche – et Segalen – se lirait de manière dégradée dans l’obsession pour les soins du corps, le « bien-être » et la santé, jusque dans les prouesses de la biomédecine et des techniques biologiques, dans les sports intensifs, la valorisation de l’érotisme – voire la diffusion de la pornographie – mais aussi dans le culte de l’assiette gastronomique et du « bien manger » ou encore dans la consommation des drogues, des musiques électriques et électroniques de transe et la banalisation du tatouage, inscription physique à même la peau de l’univers fantasmatique auparavant projeté à l’extérieur de soi sur les écrans de la création graphique. Ainsi s’expriment les corps contemporains lancés dans le « grand flux » des courants dérégulés des échanges de biens et services, tant physiques – on pense aux conteneurs bourrés de chaussures ou de tee-shirts sillonnant les océans – que numériques – on pense aux millions d’heures de vidéos publiés chaque jour sur les réseaux électroniques. Si toutes ces pratiques ne se réduisent pas à une dimension strictement biologique, elles donnent la préséance au corps dans sa pulsation neuro-gastro-musculaire. Disons que l’« âme » est passée sous la ligne de flottaison. Cette vie idolâtrée cependant ne s’entend qu’au regard de son « grand autre », à savoir la mort. Or, si la vie a toujours été comparée à un fleuve – celui du devenir dans lequel on ne se baigne jamais deux fois, selon Héraclite – la mort était, elle, une interruption, un arrêt, une « stase » pour reprendre le terme de Barbara Stiegler. Cependant, le « flux absolu » de la vie contemporaine ne serait-il pas en train d’engloutir jusqu’à cette fatale échéance ? Et si la mort se met à couler comme la vie, qu’est-ce qui les différencie ? Telle est la question que je me posais il y a pile dix ans, ici. C’était avant l’horreur du Bataclan, c’était avant l’Ukraine, c’était avant le 7 octobre et les massacres de Gaza, c’était avant. Et depuis ? Combien, oh combien depuis ?
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