L’Europe qui vient – Le chant du Rhin et Danube

Mon café était bu depuis bien longtemps. Près de la tasse, l’austère couverture jaunasse de la revue se soulevait sous un léger courant d’air. Sur la flèche du temps se leva alors le chant du Rhin et Danube. C’était au temps où les livres commençaient à sortir des presses typographiques de Gutenberg, entre Strasbourg et Mayence. Avant de devenir l’inventeur de l’imprimerie, Gutenberg essaie de gagner sa vie en fabriquant de petits miroirs talismaniques qu’il projette de vendre à la foire d’Aix-la-Chapelle. Ces fragments de verre de Venise poli, enchâssés dans un cadre de cuivre sur une plaquette en alliage d’étain, de plomb, de cuivre et peut-être d’antimoine, afin de le durcir, captent le reflet des reliques de la sainte vierge Marie que les pèlerins emportent avec eux, agrafés à leur chapeau. En quoi cette expérience du mélange des métaux liée au commerce religieux contribua-t-elle à la mise au point des vingt-cinq lettres métalliques d’où sortit, par pressage, la fameuse édition de la Bible à quarante-deux lignes sur deux colonnes, qui émerveilla Aenas Silvius, futur pape Pie II, à la foire de Francfort, en 1455 ? Sans compter ces quatre-vingt quinze thèses que Martin Luther placarda le 31 octobre 1517 à la porte de l’église de la Toussaint à Wittemberg et bientôt diffusées à plus de trois cent mille exemplaires de pays en pays. À partir de cette date, il fut à jamais impossible de prendre le texte du verbe fait chair au pied de la lettre. Là, le long du Rhin, ce fossé qui joint le sud au nord, fleurissent en caractères d’encre sur du papier, tant de livres de piété à emporter avec soi, qui poussent tout un chacun à imiter le Christ dans le souvenir de cette mystique hautement spéculative, peut-être née du fleuve, suivant laquelle l’âme réfléchit Dieu – car il faut bien le nommer – en un « miroir », une « image », un « éclair », une « étincelle », un « quantum de lumière » qui noue au fond de cette âme la créature et son créateur, en laissant une empreinte – davantage perceptible dans le substantif allemand Bild – une union que la voix de maître Eckhart avait fait éclore dans l’entendement des fidèles lors de sermons tout feu tout flamme, entre Strasbourg et Cologne. Sans parler de sainte Ursule et de ses onze mille vierges, ni de sainte Hildegarde de Bingen qui une langue à soi-même inventa, cette spéculation sur une possible saisie ou rencontre de l’Être – et même de son au-delà – était promise à une formidable fortune théologique et philosophique, jusque dans les controverses les plus modernes. D’amont en aval, ou remontant le courant, sur cette route d’eau sinueuse, jalonnée de marais, passèrent et repassèrent tant de nefs des fous, réelles ou imaginaires, figurant l’âme du pécheur qui navigue entre les écueils, une lampe à la main en plein midi, grimpant à bord parmi ses semblables pour éprouver l’éternelle théorie de la relativité :

Ceux qui pour voyager s’embarquent dessus l’eau
Voyent aller la terre et non pas leur vaisseau

Il est possible que ces navires fussent remplis de pèlerins en transit ici-bas, les bras tendus vers un mât de cocagne. Folie, c’est justement en descendant la vallée, depuis l’Italie via Bâle, qu’Érasme de Rotterdam, en voyage vers son ami Thomas More en Angleterre, conçut ton éloge au pas de son cheval. Absorbé en lui-même, encombré de citations toutes plus grecques et latines les unes que les autres, courant après le libre arbitre et l’esquisse d’une paix universelle, à peine écoute-t-il le chant du fleuve dont les vagues ne se soulèvent pas encore sous la furie wagnérienne : Weia ! Waga ! Woge, du Welle, walle zur Wiege ! Wagala weia ! Wallala, weiala weia ! etc. Non, mais le bruissement de l’eau sur les cailloux de schiste chante déjà lore lore leï et de là-haut, perchée sur l’un de ces rochers, la plus belle des jeunes filles chante et laisse tomber sa chevelure dorée qu’elle peigne d’un peigne d’or pour enserrer dans ses rets les nautoniers égarés sous la lune. Frantz Liszt parcourt le continent en tous sens, haletant, pas un piano sur lequel il n’eût joué, fébrile, convoquant sous ses doigts à la table d’harmonie, tel un sourcier du lieu, l’accord spectral de son dieu. Et, comme dit joliment la notice, il fut aussi un grand séducteur et connut de nombreuses et célèbres femmes avant d’embrasser la religion. Bon baiser. Il n’est plus question de destin. Sur les flots de lait noir, Sulamith peigne déjà ses cheveux de cendre. Une tombe se creuse d’avance dans le ciel. Comme des voiles, sur les méandres marécageux le vent pousse les hommes au souffle coupé. Dein Luft ist kühl, Vater Rhein. Te souviens-tu avoir été une sorte de Sepik serpentant loin vers l’Est ? Là où l’énigme jaillit au chaos des rocs, s’écoulent les chants voilés d’une aube vineuse, louchant vers sa source d’Asie. Liberté. Liberté. Liberté, chante le poète déraciné, Friedrich Hölderlin, emmuré dans l’aboulie de sa tour, à Tübingen. Au-delà de Mayence, depuis leur bateau qui glisse mollement sur l’eau verte, les voyageurs admirent au sommet des collines maints châteaux en ruine, dressés au-dessus des précipices, entourés de forêts sombres, tandis qu’au détour d’un promontoire les pentes verdoyantes des vignobles s’animent des airs joyeux des vendangeurs. Ils endiguèrent la folie de son rêve, à l’Hölderlin, comme ils le firent des sinuosités du fleuve, pour que l’Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft y emmure la centrale dont les turbines alimentèrent en ondes électriques l’éclairage des villes comme les électrochocs des hôpitaux psychiatriques. Ainsi se dessinent les axes liquides qui tiennent son grand corps de terre continental sur la rotule du lac de Constance : après un pas de côté, l’or du Rhin s’écoule en cardo nord-sud tandis que Danube le dénudé se carapate en decumanus est-ouest. Armées, barbares, croisades franchissent avec femmes, enfants et bagages le fil vertical du Rhin mais suivent le couloir horizontal du Danube quand il s’enfuit à la mer Noire, jusqu’au mont Caucase, Byzance, Bagdad si tu veux, via le nœud de Vienne resserré dans l’angoisse de sa joyeuse apocalypse vociférée par Karl Kraus – C’est le langage qu’on assassine ! – À la césure, Attila le Hun accueille Kriemhild, la princesse burgonde. Au musée historique de l’armée, à Vienne donc, tu peux voir la tunique bleu ciel tachée du sang de l’archiduc François-Ferdinand. C’était le 28 juin 1914 entre dix heures quinze et onze heures. Sans parler du champ des merles au Kossovo. Ni de la bataille de Nicopolis où le sultan Bajazet Ier arrête les chrétiens. Ou bien de la bataille de Mohács où Soliman le Magnifique bat l’armée hongroise. Tant que la Marche de Radetsky retentira au Muzikverein le 1er janvier, nous serons saufs. Plus loin encore, au crépuscule du soir embarque le vampire Dracula sur le delta qui s’étale dans la confusion des terres, de l’eau et des roseaux à plumets violets et bruns, froissés par le vent, ainsi que les pleurs d’Ovide en train de perdre sa langue :

Cui nunc haec cura laborat ? se demande-t-il.

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