L’Europe qui vient – L’Été de 1989

Souviens-toi de l’Europe qui vient. Patience ! Patience, mon cœur. Tandis que la sonde Voyager 2 s’approchait de Neptune, détectant de brèves impulsions radios émises par le corps de la planète, que seulement six cents milliards de dollars s’échangeaient chaque jour sur les marchés financiers, que les étudiants chinois avaient vu, un mois et demi plus tôt, détruire sur l’immense place Tian’anmen leur déesse de la Démocratie en polystyrène et plâtre, en ce dernier week-end de juillet 1989, la météo nationale était en grève. Pourtant, il faisait grand soleil. Paris s’était vidé de ses classes moyennes, enfuies en R25 sur les autoroutes des vacances. C’était une belle journée. Je m’assis à la terrasse du Métro, en bordure de cette autre place que les habitants s’obstinaient à appeler Daumesnil et non Félix-Éboué selon le nom officiel depuis quarante ans déjà. Je commandai un café tout en contemplant les jets d’eau qui sortaient de la gueule des lions en bronze de la fontaine. Sans un mot, pour ne pas déroger à la tradition aimable du service parisien, le garçon posa la tasse devant moi. Je remuai le café. L’approchant de mes lèvres, je vis que la mousse, en tournoyant, avait dessiné le symbole du yin et du yang de manière parfaite. La tache plus claire s’enroulait dans la zone noire du café et réciproquement, selon un mouvement d’engendrement continu : Contraria sunt complementa. J’ouvris le dernier numéro de The National Interest, emprunté quelques minutes plus tôt à la bibliothèque Picpus et tombai sur l’article d’un chercheur du Département d’État américain nommé Francis Fukuyama, intitulé « The End of History ? »  ̶  S’appuyant sur Karl Marx et Georg Wilhelm Friedrich Hegel, analysant la décennie écoulée, en ces temps de proclamation de fin de la guerre froide, l’auteur prophétisait l’expansion inéluctable du libéralisme économique et politique au sein des sociétés communistes, toutes réputées agonisantes, ainsi que dans le tiers-monde. Même si le titre comportait un point d’interrogation, suivant Fukuyama nous vivions bel et bien la fin de l’histoire. L’humanité avait atteint le terme de son évolution politique pour entrer dans l’ère de la démocratie universelle. Sa démonstration faisait valoir combien l’interprétation matérialiste, dialectique et déterministe de l’histoire avait envahi toute la pensée, jusque dans les milieux les plus avancés du capitalisme. Mais l’auteur croyait quant à lui fermement à l’autonomie fondamentale des cultures ainsi qu’à la capacité de l’humanité à endurer les pires souffrances pour la défense d’une simple idée. Il réaffirmait la suprématie de l’esprit sur la matière : « Je pense, écrivait-il, que l’économie comme la politique reposent d’abord sur la conscience qui seule les rend possibles. » Dans sa conclusion, il esquissait la vision d’un peuple globalisé de consommateurs désenchantés, en proie au règlement de problèmes technico-commerciaux et environnementaux, avec la nostalgie de l’idéalisme et de l’imagination morte pour toute vie intérieure. C’est alors que j’entendis le mot « Europe » tomber sur la table de marbre. Je me penchais sur lui, l’ouvris en deux et entrepris d’en déplier quelques sens qui aussitôt s’épanchèrent entre terre et ciel.

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