Alors que dans la plupart des domaines du savoir les découvertes sont toujours davantage des entreprises collectives – pensons aux sciences portées par des équipes de chercheurs en collaboration inter-laboratoires universitaires à l’échelle mondiale, comme si leurs résultats relevaient désormais d’une sécrétion de l’espèce – l’aventure artistique – et singulièrement l’aventure littéraire, cette quête de connaissance par le langage – demeure éminemment solitaire dans ses investigations poussées entre mantique et sémantique. Si la poésie fraye une voie dans la langue, sa finalité demeure la formule chère à Rimbaud, par où elle voisine avec quelque opération de physique ou d’alchimie. Qu’elle s’apparente à la confession d’inspiration chrétienne, à l’examen-lecture des viscères sumérien, au maniement du Yi King, à la divination sur écailles de tortue ou bien aux runes, dans la lignée de l’interrogation du « moi » romantique, du delphique « Γνῶθι σεαυτόν » ou du péremptoire « Deviens ce que tu es » de Nietzsche, elle provoque la langue à la faire éclater – à tout le moins la fissurer – pour en libérer des énergies inédites au bénéfice de ce que l’on n’ose plus appeler la « vie intérieure ». Disons que sa prière – toujours solitaire – oblige quelque dieu à « parler ». Or, c’est une personne qui avance à travers son masque sur la surface du papier. Ici, le choix des moyens importe au plus haut point. Ainsi, après la dure frappe sur les touches de la machine écrire, sans parler de la soi-disant « intelligence artificielle », produire un texte à l’ordinateur, avec des lettres pré-formées, voire pré-pensées dans le code, contraint le mouvement même de la marche de l’écriture – que l’on songe à rebours à la circulation gestuelle du pinceau dans l’art calligraphique chinois. Franz Kafka avait peut-être pressenti, au début du Château, les prémices des échos électro-magnétiques sur notre intériorité : « On entendait sortir de l’écouteur un grésillement tel que K. n’en avait jamais perçu au téléphone. On eût dit le bourdonnement d’une infinité de voix enfantines, mais ce n’était pas un vrai bourdonnement, c’était le chant de voix lointaines, de voix extrêmement lointaines, on eût dit que ces milliers de voix s’unissaient d’impossible façon pour former une seule voix, aiguë mais forte, et qui frappait le tympan comme si elle eût demandé à pénétrer quelque chose de plus profond qu’une pauvre oreille. » Prophète parmi les prophètes, Kafka indique la possibilité d’un ensevelissement de la voix singulière, celle qui perce à travers l’écriture poétique en retour du voyage, sous les voix du bruit définitif. Viendra le temps où tout ce qui aura été écrit de main d’homme dans la signature d’un nom – fût-ce celle de Homère – sera comme la naïveté résiduelle d’une vieille connaissance recouverte d’un non-savoir sans nom. L’aventure continue.
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