Triptyque de la consolation – Scène 8/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :

Détail du cheval halluciné dans Guernica de Pablo Picasso

Jusqu’à ce théâtre cubiste…

« Et c’est le saut dans le noir. D’abord une étendue croûteuse, pustuleuse, comme une maladie du sol même, une lèpre, la terre devenue une tôle rongée d’acide, grisâtre. Un mur de pierraille mêlée de mottes arrachées et d’objets indistincts, sacoches, bidons aux lanières flasques, fondus en une même matière concassée. Dépassent les troncs de quelques soldats, leurs casques ronds formant des boules pâles sur lesquelles s’étalent les reflets du soleil. Visages encrassés, certains la tête baissée, tassés sur eux-mêmes dans leurs vareuses chiffonnées, écroulés, dormant tout équipés, leurs deux mains entre les cuisses en un geste instinctif de protection. L’un tire sur une cigarette qu’il couvre en la tenant tournée vers l’intérieur entre le pouce et l’index. Soudain, ils sortent de leur trou et se mettent à courir sur l’étendue crevassée, le fusil à la main, certains une pelle sur le dos, tous tendus en avant parmi les rouleaux de fil de fer barbelé tenus par des chevalets en x. Dans un sens. Dans l’autre. Casques. Vareuses. Fusils. Besaces. Dans le ciel bleu éclate le panache blanc d’un shrapnell. Toujours toujours partout le ciel. C’est de là qu’il sort, lui, l’acclamé, le long de travellings sans fin de foules joyeuses, adorantes, tenues par des haies de chemises sombres sanglées de baudriers de cuir bien cirés, l’insigne en brassard, le flou des foules aux visages hissés les uns derrière les autres, avides de voir, se dressant sur la pointe des pieds pour l’apercevoir, saluant en souriant, des enfants aux cheveux clairs, chemises blanches et bretelles de cuir portés au-dessus de la masse, tous saluant le bras levé tandis qu’il passe, debout dans sa Mercedes décapotée. Il se baisse dans son uniforme sanglé serré hors de la tribune parmi quelques paires de bottes de cuir luisantes vers la nuée de ses admiratrices qui rient à ses pieds, touchant de ses doigts le faisceau de mains tendues vers lui. En cercle autour d’un brasier d’où s’élèvent des morceaux de pages carbonisées, des jeunes en uniforme saluent le bras levé. Jaillissent de ce feu l’épée héroïque et l’anneau magique, les géants, les nains, les déesses blondes et nattées sur les fonds de ciels embrasés des scènes de carton-pâte figurant des grottes et la forêt profonde. Jusqu’à ce théâtre cubiste : violemment éclairé par une ampoule électrique aux filaments entortillés dont les rayons agressifs rivalisent avec une lampe à pétrole tendue à bout de bras par une habitante à la fenêtre, le cheval fou de douleur, transpercé d’une pique, se retourne sur lui-même, dents hérissées, naseaux dilatés, langue en pointe de couteau, ses sabots ferrés piétinant un cadavre aux bras écartés, une main tenant l’épée brisée d’où jaillit une minuscule fleur au-dessous d’une mère hurlant, son enfant mort dans ses bras, le taureau cornu à la force placide scrutant l’horizon de toute sa pesanteur, la bouche monstrueuse et tordue, une autre se précipitant hors de chez elle, terrifiée, stupéfaite, tournée vers le ciel d’où les avions ont disparu, se traînant sur ses pieds démesurés, seins pendants, fesses nues, une autre encore, bras levés dans les flammes, le visage renversé, tombe de sa maison incendiée. D’abord presque hésitant il s’avance entre la double haie de chemises sombres qui saluent la main tendue. Il s’essaie dans différentes poses, sous différentes lumières, dans différents costumes. Mains croisées à hauteur du sexe, il fait un pas vers la table où son texte est posé, puis une main sur la hanche, l’autre en avant, l’index pointé vers le haut, il indique une destination. Serrant les poings, crispant les doigts et les refermant de nouveau, prenant l’air furieux, menaçant, il lève de nouveau ses mains aux doigts fins, presque féminins, sa bouche dépourvue de lèvre supérieure, arquée, s’ouvre en grand, sa moustache en brosse projette son ombre sur cette bouche maintenant défigurée, il roule des yeux de haine, transpire, sa mèche noire s’effilochant en filaments devant son visage, la croix pattée noire s’agitant sur sa poitrine, il va et vient dans la lumière artificielle, dramatique, enserré dans le cercle des uniformes à képis, balayant l’air de ses doigts écartés, agitant frénétiquement l’index, martelant la tribune de son poing, se frappant le torse, les yeux brillants, croisant les mains sur la poitrine et se soulevant sur la pointe des pieds, retombant, saluant en balançant mécaniquement plusieurs fois la main droite en arrière, le visage maintenant convulsé, luisant de sueur, hagard, hors de lui, extatique au-dessus de la marée des automates qui crient :

― Sieg heil ! Sieg heil ! Sieg heil !

S’épongeant de son mouchoir, il ramène sa mèche plate et grasse en arrière et croise de nouveau les bras, glissant une main sous l’aisselle. L’acteur à chapeau melon et canne de jonc, portant comme lui la moustache en brosse, le double bientôt en jonglant dans son uniforme avec l’immense globe de baudruche, dansant au ralenti avec la boule lumineuse sur laquelle se dessinent les continents et qui s’élève doucement dans l’air du gigantesque bureau jusqu’à l’éclatement final. Présidant aux parades alignées à l’infini, sur lesquelles flottent les cinq anneaux et les croix gammées de part et d’autre d’un aigle de stuc hiératique, aux ailes déployées, hollywoodien, le dictateur occupe la tribune d’un monumental stade de béton blanc, animé d’une foule estivale qui salue, un athlète blond gravissant les marches en courant jusqu’à la vasque et allumant la flamme. Il est là, au milieu de tout cela, le petit coureur noir au visage de gosse, concentré, tendu, bondissant et souriant sous le drapeau rayé et étoilé. À pied, en rangs par quatre, coiffés de casques anguleux et l’aigle cousu sur la poitrine, les soldats dépassent un arc de triomphe sculpté de figures guerrières et descendent une immense avenue rectiligne bordée de platanes. Sortant d’une voiture militaire, un groupe d’uniformes se précipite vers les marches d’un édifice colossal aux allures de temple grec et repart aussitôt à travers la ville déserte, passant dans le petit matin d’été devant un obélisque esseulé parmi des lampadaires art nouveau. Le cortège stoppe devant une esplanade ouverte sur le ciel : alors il s’avance seul, le dictateur, en manteau blanc, sa casquette plate se détachant sur la tour élancée de métal tressé qui s’effiloche dans l’air rose et bleuté. Bientôt rejoint par d’autres uniformes, il lève les yeux, se retourne, jette un œil en touriste, maintenant dos à la tour, le regard caché par sa visière, les mains croisées sur le bas-ventre, un doigt s’échappant avec obscénité de ses gants clairs qui pendent. Puis des chars filent sur la plaine enneigée, suivis de fantassins en manteau blanc au pas de course, pointant leur fusil prolongé d’une baïonnette bien droits au devant d’eux. Alors que sur les hauteurs, la montagne au loin, des plaques de neige s’accrochent entre les sapins, fatigué, les yeux cernés, entouré d’uniformes vert de gris, il baise la main de jeunes admiratrices aux cheveux blonds et ondulés, saines et gaies, il joue avec des enfants ou bien caresse sa chienne berger allemand. La visière toujours plus enfoncée sur les yeux, le col de son manteau relevé, cachant son visage, seule sa mâchoire affaissée dépassant, il salue dans un sourire crispé une rangée de gosses d’âges divers et vêtus d’uniformes dépareillés, leur tapotant la joue. À la fin, l’aigle de stuc, tenant dans ses serres l’insigne pris dans une lourde couronne de feuilles de chêne, tombe à terre, gisant parmi les gravats foulés par quelques paires de bottes poussiéreuses. »

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