Au commencement était la mer du Milieu. Cette vaste vallée d’eau qui s’insinue entre Charybde et Scylla dans toutes les anfractuosités de ses côtes, comme dans les dentelures de l’âme, en un flot d’images sans cesse jaillies du vase marin qui se balance entre l’Atlantide et les îles des Bienheureux. Thalassa ! Thalassa ! La grande salée, la glauque écumeuse à la crinière ourlée, la glougloutante, la vineuse inépuisable sous les coups de rame, c’est de l’un à l’autre de ses bords qu’advinrent, depuis la nuit des temps, entre « eux » et « les autres », tant de rapts de femmes suivis de navigations exténuantes, de guerres incessantes et d’implacables vengeances du destin. Sous un ciel sans nuage, au fond obscur du labyrinthe crétois aux parois de craie, ou bien d’une lande de bruyère violette dans la grisaille bruineuse d’Irlande, tourne et se retourne le taureau furieux qu’ils tentent encore de nos jours, les natifs, de tant bien que mal domestiquer. Son ancêtre déjà, Io, afin de cacher le forfait de l’ardent Zeus aux yeux de son épouse Héra, fut transformée en une vache qui, rendue folle par la piqûre d’un taon, s’enfuit en Asie en franchissant le Bosphore, bien nommé « passage de la vache ». Sur les ondes de la chambre à interférences mentales du mythe, elle est d’abord cette jeune princesse qui joue avec ses compagnes, sur une prairie en bordure de la côte, aux environ de Tyr. Soudain, un troupeau de jeunes taureaux folâtres dévale en mugissant de la montagne. L’un d’eux, splendide, à la robe d’un blanc neigeux, se détache et gambadant deçà delà, fait étalage de ses avantages. Sous les ondulations de sa peau, ses muscles roulent comme la houle quand elle soulève des vagues d’écume. Son fanon se balance suavement sous son cou. Ses cornes dessinées en croissant, petites et fines il est vrai, paraissent deux bijoux diaphanes d’ambre poli. Son front pur, son large regard velouté de tendresse enveloppent la jeune fille d’une attirance pleine de confiance. Elle hésite pourtant. Puis elle s’avance timidement vers le magnifique animal, tend sous son mufle une brassée de graminées piquetées de fleurettes blanches et de campanules d’un bleu profond. Sans la toucher, de son souffle humide le taureau lui baise doucement les mains, puis les poignets, puis les bras. Tout joyeux, excité, il bondit dans l’herbe verte, descend vers la plage et se roule sur le sable dont la blondeur se confond avec la blancheur de son pelage. Elle, enhardie par le jeu, effleure sa poitrine soyeuse et enguirlande ses cornes de fleurs tressées. Innocente, elle grimpe sur son dos. Le taureau se relève et la promène en zigzagant sur le rivage, s’approche de l’onde qui s’étale en vaguelettes sur la grève, y pose un pied, puis deux, et s’élance à la nage vers le large où il emmène sa captive. Frissonnant de crainte, la jeune fille voit s’éloigner la côte. De la main droite, elle agrippe l’une des cornes, les doigts de l’autre saisissent les poils de la croupe, elle ramène ses pieds nus sous elle de crainte des flots, tandis que le vent fait onduler sa robe. Sut-elle jamais, Europe, la fille du roi de Tyr, que son ravisseur fut le premier des dieux, Zeus ? Condamnée à l’errance, jetée à la côte de Crète, la princesse asiatique demeure introuvable. Parti à sa recherche, son frère Cadmos se laisse guider par une génisse sauvage, comme l’oracle de Delphes l’en avait averti, jusqu’à ce que la bête s’effondre, épuisée, au lieu de fondation de la ville de Thèbes. Voulant sacrifier la vache en remerciement à Apollon, le jeune homme s’apprête à puiser de l’eau à une fontaine quand la gueule d’un dragon se reflète sur le miroir d’eau. Se retournant, il engage le combat contre le monstre qu’il abat de son javelot de frêne. Inspiré par Athéna, Cadmos enfouit dans la terre les dents du dragon et de cette étrange semence pousse bientôt un peuple nouveau de guerriers tout armés. Le mythe raconte encore qu’il transporte avec lui vingt-deux signes à dessiner sur l’argile ou la cire pour enfermer les sons de la langue et les prononcer plus tard.
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