C’est comme ça que tout commence

Enuma Elish ! Enuma Elish ! Berechit ! C’est comme ça que tout commence. Entre, si tu veux. Ou n’entre pas. C’est selon. Il est encore temps de faire demi-tour. Nostos. Dans les feux du couchant, vois-tu, moi aussi je finirai par remonter la grève, ma rame sur l’épaule. Souviens-toi, au commencement était la colère. La belle, la douce, la primitive colère. Ensuite, nous aurons passé notre vie à la regarder couler en avant de nous. Pas une seule fois nous ne nous serons baignés dans le grand fleuve qui roule ses eaux verdâtres sous nos yeux. D’ailleurs, les fleuves ne s’embarrassent pas de leurs rives ni des cendres qu’ils charrient. Voilà à quoi nous aurons passé ce que nous appelons notre vie : la regarder filer suivant les fluides glauques sur nos écrans, sans même apercevoir la berge d’en face. Grand Contrôleur des Flux, c’est un job d’avenir pour ceux qui se tiennent aux carrefours. Aux autres la sensation d’être la fine aiguille d’une horloge à l’ancienne, qui jamais ne dormait deux fois dans le même lit. Ceux-là se posent la question : « Est-ce bien moi, ce navire en papier qui flotte là-bas à la dérive ? » Ainsi, le conteur Adalbert Chamisso rapporte qu’il vit dans un port du Kamtchatka, le 4 juillet 1816, alors qu’il dînait à la table d’un vaisseau américain, le portrait de Juliette Récamier peint sur verre par une main chinoise, ravissante image qu’il retrouva ensuite tout au long de son voyage, à terre et sur les bateaux, jusque dans les plus lointaines îles des mers du Sud. Il confesse en avoir éprouvé comme une angoisse. La terre s’était en effet d’un coup resserrée. Et nous, qu’allons-nous faire de tous ces instants qui n’auront pas été enregistrés ? Tant pis pour toi, on t’avait pourtant prévenu, Arnauld que plor et vau cantan. S’il est possible encore un mot d’écrire dans cette langue foutue. À moins que l’inverse ce soit : cette foutue langue ? Poussant toujours ta quête ardente tu t’absentais de toi. Tu te perdis de vue. Tu pris l’histoire pour la vie. Tu t’es retiré avant même d’être entré. Tu n’as fait que marcher au bord de tes champs. Hors de tes pompes. Sur ton ombre. Mais on n’arrête pas une image qui vole. Est-ce si sûr ? Certes, tu ne fais que passer. Un acte de présence. Jure que tu n’as rien fait. Bien planqué dans l’un des angles morts. Un ange plein d’effroi peut-être. Un spectre ?

Ayant largement dépassé la moitié du chemin, je me retournai :

« La voie droite s’est perdue

la voie droite s’est perdue

la voie droite s’est perdue. »

C’est ce qu’elle disait la voix. Elle disait aussi :

« Il ne manque pas une ride au château de Kafka. »

Et puis :

« Plus loin, plus loin, va plus loin. »

Elle me parlait à l’oreille :

« Oublie tes espoirs et tes désirs passés, avance,
les temps changent, que veux-tu,
habille ton cœur de neuf ! Avance !
La question est grave, la réponse légère,
n’aie pas peur !
N’aie pas peur ! Non aver paura ! »

Et aussi :

« Jette l’ancre !

Enfonce un gond cardinal pile au mitan des quatre coins du monde flottant.

Jette l’ancre. »

Qu’étaient mes compagnons de route devenus ? Ils avaient été éparpillés je crois dans les quatre directions de la décidabilité. Vers quel avenir rouge et radieux ? Au diable les amis soi-disant ! Tout autour voici que la chair se renouvelait. Et tous, les uns après les autres, ils mourraient plus ou moins. Quand elles sont perdues, tu peux être sûr que les voies droites ne se retrouvent jamais. Il n’y a même plus de forêt, ni de bois de bouleaux, ni de petit taillis où se cacher. Et comme j’avais aussi lu des auteurs américains, je me dis comme ça : « Mon gars, nul Virgile ne viendra te pousser du coude dans la nuit… »

Peut-être

vivrai-je

la prochaine fois ?

Alors, cherchant à tâtons la perceuse qui forera un joli trou de silence dans tout ce bruit, j’aurais bien aimé, à mon tour, faire un bond hors du cercle de mort. Ou bien foutre le feu à cette mer gelée qui paraît-il est en nous. Tel cet Inuit plein de mélancolie, assis à même sa banquise, jambes écartées, au-dessus de son orifice d’ombre percé dans la glace, son fil à la main, fredonnant sa chanson de guetteur. Le mieux serait de se taire, on est d’accord là-dessus. Maintenant faudrait voir, des fois qu’il y aurait là-dedans un mot ou deux. Après c’est promis, j’arrête. Penché au bord du canal de l’Ourcq, souillé d’ordures industrielles et ménagères, sa promenade préférée comme il l’appelle, la plaine aride dans son dos, le Roi pêcheur se dit qu’il ferait mieux de mettre de l’ordre dans ses terres. Adepte du Néo-Credo, il prie à sa façon :

— Mon Dieu, faites qu’entre le berceau et l’urne cinéraire il ne se passe rien !

Et maintenant, écoute.

Écoute la cellule qui profondément dort
Et veille sur le bon sauvage qui sommeille en toi

Courbé sur le puits sans fond, cran après cran remontant tous ces vieux verbiages détrempés, gluants, boueux, les mettant à sécher sur un fil dans le soleil qui pâlit, te demandant comment faire une belle flambée de tout cela, ainsi échaudé tétutenu dans les marges de ce cauchemar, redoutant de faire le moindre mal, fût-ce à une mouche, qu’on ne t’appelle la nuit à la barrière de Pantin, afin de pousser des corps aussi chauds que le tien, vêtus de chemises immaculées, un pan faseyant dans le vent froid sous les projecteurs, une balle tirée dans la tête, les corps se repliant, se cassant en deux avant de basculer dans la terre fraîche mêlée d’ordures. La chance et son contraire : l’enfer. Ainsi tu as redouté de faire le mal. Et même le bien. Tu t’es tenu sur le côté, au bord de la fosse. Enfin t’es-tu dit : « Assez ausculté le temps il est temps de le sculpter. »

Alors, essuie-toi les pieds et entre. Elle est encore là, tapie dans un coin, nue et transie, la vérité. Bien scellée sous le boisseau du secret, elle brille comme une fille sur les boulevards des maréchaux. Penche-toi et cherche le motif, à quatre pattes, ne serait-ce que sa trace. Une figure bien profilée. Une allégorie bien trempée. Tu la traques dans le marc de café. Renversé sur le dos, pourvu qu’une fenêtre en PVC le découpe comme il faut, n’importe quel ciel dessine un temple. Observe les nuages là-bas. C’est mon film préféré. Le jour où j’ai réalisé qu’Andreï Tarkovski faisait tourner un hélicoptère pour capter le vent du miracle dans son miroir, j’en ai pleuré. Observe l’oiseau contre le bleu du ciel. S’il entre par la droite : bonheur. Flèche blanche. S’il entre par la gauche : malheur. Flèche noire. Moi aussi je m’ouvre le ventre. J’en extraie le foie et considère dans les reflets de sa surface les astres qui réfléchissent notre devenir. Les mots de la guenizah générale, pas besoin de les pousser beaucoup pour qu’ils se mettent à table. Jette le cornet et prête l’oreille à leur fracas. Écoute. Tu sauras bien faire le tri entre le bon grain et l’ivresse :

C’est marqué sur le panneau : « Entrée libre. »

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