Souvenir de Claude Simon

Dans quelques jours, le 6 juillet, cela fera vingt ans que le romancier Claude Simon nous a quittés. Il avait poussé l’admiration pour son devancier américain, William Faulkner, jusqu’à disparaître le même jour que lui, un 6 juillet. Cet été 2005, je m’étais rendu quelques jours plus tard au cimetière Montmartre pour lui rendre, comme on dit, un dernier hommage. À l’entrée, le gardien auprès duquel je me renseignai dut ouvrir son registre et parcourir les listes du doigt afin de localiser sa tombe. C’est dire combien la célébrité avait épargné celui qui avait pourtant décroché le prix Nobel de littérature en 1985. C’est pas pour comparer non plus mais se profilent les deux millions escortant Victor Hugo à travers la capitale cent dix ans plus tôt. Faut-il en tirer une conclusion sur le devenir de la littérature ? En 2017, un admirateur de Claude Simon avait envoyé des extraits de son roman Le Palace à dix-neuf éditeurs. Résultat : sept non-réponses et douze refus. Aujourd’hui, la proportion de non-réponses et de refus serait à coup sûr inversée. Voire pire. Claude Simon, lui, avait la réputation de répondre à toutes les lettres. En 2003, je lui avais écrit pour lui dire combien son œuvre comptait pour moi, à la suite de celles de Proust et de Céline. Pour ma part, j’avais embarqué le brelan gagnant du roman de langue française au XXe siècle, Marcel Proust, le « dandy de Balbec », Louis-Ferdinand Céline, l’« affreux de Meudon » et Claude Simon, le « prix Nobel de la place Monge » à bord de Confettis d’empire, traversée de la mémoire coloniale à l’exergue triple :

— Mais que voulez-vous, l’histoire est l’histoire, nous n’y pouvons rien et il ne dépend pas de nous de la refaire.
Palamède de Charlus dans Sodome et Gomorrhe de Marcel Proust.

— y aura plus de récit ! et voilà ! y aura plus d’Histoire !… Ah soupirs !
Ferdinand dans Féerie pour une autre fois II de Louis-Ferdinand Céline.

— Nous y voilà : l’Histoire. Ça fait un moment que je pensais que ça allait venir. J’attendais le mot. C’est bien rare qu’il ne fasse pas son apparition à un moment ou à un autre.
Georges dans La Route des Flandres de Claude Simon.

Ces trois-là s’étaient succédé au bureau général de la littérature pour imprimer au long de leurs milliers de pages mille et un écho de l’aventure. À ma lettre, Claude Simon avait répondu, en date du 7 juillet 2003, d’une écriture alors devenue incertaine, tremblante, comme cherchant sa voie de biais sur le blanc de la page : « Quant à Proust et Céline, ces deux géants dont je n’ai jamais osé rêver d’être rapproché, c’est trop. Mais merci encore, tout de même. » Et il concluait par ces mots : « Pardonnez, je vous prie mon laconisme mais je sors d’une grave maladie, n’en suis pas encore remis, et ne peux à peine tenir un stylo. » Ces mots particulièrement touchants, non seulement parce qu’il émanaient d’un vieil homme atteint par la maladie, mais surtout parce qu’ils étaient tracés par cette même main, désormais affaiblie, et qui avait si magnifiquement mis à l’épreuve la langue française dans la prose, en de multiples directions, à commencer par la courbe architectonique de phrases à très longue portée, creusées de parenthèses, jusqu’à l’antépénultième degré précédant la rupture de charge, ou bien encore par le forage de la mémoire – individuelle, familiale, nationale, mondiale – en explorant l’infinie palette des tonalités temporelles du participe présent, demeurées plus ou moins inédites jusqu’à lui, cette même main qui avait donc écrit La Route des Flandres, Les Géorgiques et L’Acacia.

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