L’Europe qui vient – La main amie de Walter Benjamin

Le soir avançait. Mais, j’étais resté immobile. C’est la terre qui avait tourné. Le jour d’été ne semblait pas avoir plus de hâte que moi à bouger. Il était tard maintenant et c’était lui, le jour déclinant, qui sur la place Daumesnil donnait aux huit lions de bronze un rose poli. La lune se levait, flanquée de son étoile amie. J’étais là, ressasseur de l’histoire, dans le crépuscule qui venait. Nous avions eu la paix. Et qu’en avions-nous fait ? C’était le dernier week-end du mois de juillet. La météo était en grève. L’histoire n’avait pas encore basculé de l’autre côté ni Rostropovitch chanté du violoncelle au pied du mur avant de rentrer à la maison :

Wo bist du, mein geliebtes Land ?

Salman Rushdie tout juste infatué de sa fatwa, l’ombre chaude de l’islam commençait à déverser sur notre espoir le sang malade de ses versets sataniques. Dieu était bel et bien mort. Les Roms s’en foutaient. Partaient de toute éternité voir ailleurs. Les Bohémiens à roulotte de mon enfance. Vagabonds de nulle part et de partout. S’en allaient de parole en parole envolée à travers les âges. Disant la bonne aventure :

— Fais voir ta main ma jolie, la gauche.

Nous effrayaient, du fond de la classe : « Mange tes morts ! » qu’ils nous lançaient en retroussant leurs paupières. Petits gitans voyous des routes. Au matin, plus là. Repartis comme venus. À la belle étoile contre le talus sur le bord du chemin. Jamais frappés par la foudre à ce qu’on disait. Le temps des Tziganes n’est plus. Le violon s’est tu ainsi que le doux sifflement du merle. Les Roms poussaient désormais devant eux des poussettes d’enfant déglinguées, pleines de ferraille, ouvrant la nuit les poubelles de nos villes avec des gestes délicats, pour en extraire quoi ? Boîtes à surprises. Sur les marches, à l’entrée d’Auchan, les mères épouillaient les enfants en sirotant une cannette. De retour avec le printemps, sur le parking en pente, les bâches en plastique, la marmite sur le feu, le canapé en skaï. S’endormaient au pied d’une pile de pont, sous l’autoroute, du côté de la porte de Bagnolet, enroulés dans une couverture léopard, prêts à tout, grêle, bagarres de clans, descentes de police et autres calamités naturelles. En bordure du périphérique, un migrant grattait un ticket de la Française des jeux. Une fois. Deux fois. Chance au grattage. Chance au tirage. Chance au mirage. Loin de cette fille enlevée au rivage, emportée au large et qu’on a perdue de vue.

Merde ! Avec tout ça j’allais oublier que j’avais rendez-vous à Rochechouart, café des Oiseaux, avec Jean Selz, un de ces intellectuels d’autrefois, mi-journalistes mi-écrivains, mi-cinéastes mi-éditeurs, érudits et libres, espèce parisienne aujourd’hui éteinte. Lui, c’était critique d’art. Créchait à Montmartre. Sa bibliothèque semblait avoir été coulée dans un jus de nicotine jaune. Il était très doux, sa conversation avait une empreinte poétique qui donnait à son savoir l’autorité des choses vraiment vécues de l’intérieur. Nous nous asseyions, lui le vieux monsieur dont la mèche blanche et la silhouette conservait un air juvénile, moi le jeune homme curieux de l’entendre, sur un banc de l’une de ces placettes qui donnait au Paris des hauteurs l’apparence d’une ville onirique ouverte sur le ciel. Comme il me le raconta, allumant l’une de ses innombrables cigarettes blondes, il avait bien connu durant quelques mois, sur l’île d’Ibiza, l’écrivain allemand Walter Benjamin. C’était lors des étés de 1932 et 1933. Il le décrivait comme un ours timide et maladroit. Une photographie prise sur la terrasse de la maison louée par lui, alors âgé de vingt-huit ans, les montre tous deux, lui torse nu, chapeau de paille, accoudé sur les cuisses, penché en avant et regardant l’objectif, Benjamin au second plan, allongé de profil dans une chaise longue, un livre ou deux posés sur le ventre, la main au menton selon son geste invétéré de penseur. Il avait alors quarante ans, mais sa corpulence, ses cheveux grisonnants, son souffle court le faisaient paraître beaucoup plus âgé. Walter Benjamin appartenait au nombre de ces personnes qu’on dirait nées vieilles. Comme l’expliqua Jean Selz, il ne cessait d’exprimer son étonnement pour toute sorte de détails, une plante rencontrée en promenade, le vêtement des paysannes de l’île, la préparation du feu dans la cheminée, en répétant à tout bout de champ « Tiens, tiens ! » et il lançait à partir de ces observations autant de fusées théoriques. Son esprit tout de pétillements d’intelligence, aussi profonds que subtils, contredisait sa massivité balourde. Lors du deuxième été qu’ils passèrent ensemble, tandis que l’Allemagne s’enfonçait vers son démon meurtrier, Benjamin commença de lui lire ses textes d’Enfance berlinoise que le jeune Parisien entreprit de traduire. Mais, ce dernier raconta également, afin d’expliquer le froissement de leur amitié, comment un soir qu’ils se trouvaient tous deux au bar le Migjorn, Walter Benjamin répondit stupidement au défi d’une résidente polonaise en acceptant de boire coup sur coup, comme elle venait de le faire sans sourciller, deux verres d’un gin particulièrement fort. Ayant avalé ce tord-boyau, l’écrivain se tint un moment droit et coi, puis il se leva d’un bloc et se dirigea vers la sortie, d’un pas encore alourdi, franchit le seuil et s’écroula dans la rue. Son ami vint le redresser tant bien que mal et quand l’autre eut repris une lueur de lucidité, lui proposa de l’héberger chez lui, dans sa maison de la ville haute. L’ascension de nuit à travers ruelles et escaliers escarpés s’avéra difficile, le philosophe perfectamente borracho titubant cahin-caha, reprenant sa respiration, s’asseyant et s’endormant sur une marche. Quand ils atteignirent la maison et que Benjamin fut couché sur son lit de dégrisement, l’aube se levait. Le lendemain, ajouta Jean Selz, lorsqu’il se réveilla vers midi, son ami avait disparu. Il avait laissé un mot d’excuses sur la table de la chambre. Cependant, se sentant humilié par cet épisode il évita par la suite les rencontres avec lui, malgré les assurances données par son jeune ami du peu de cas qu’il faisait de cette nuit troublée. Certes, expliqua Jean Selz avec tact, sans insister sur l’amour propre démesuré de Benjamin, ils reprirent leur tâche de traduction d’Enfance berlinoise, mais après cet incident éthylique la concorde ne se rétablit jamais. Reste qu’Enfance berlinoise, par sa remémoration du paradis originel où les sensations se fondent magnifiquement dans les mots, touche au dernier texte du philosophe errant, ces fameuses thèses Sur le concept d’histoire, écrites au début de l’année 1940 qui fut pour lui la dernière. Sentinelle messianique envahie par la nuit qui s’avançait, Walter Benjamin pressentait une fin de l’histoire grosse de sa rédemption, bien différente de la fin circonstancielle annoncée par Francis Fukuyama depuis son bureau de Washington. C’est à Portbou, sur la ligne pointillée d’une frontière, comme poussé vers un retour au-dessus du vortex des origines, cette mer Méditerranée où le regard d’Ulysse plane de Gibraltar aux Dardanelles, qu’il vint s’échouer le 26 septembre 1940 après avoir légué cette allégorie de l’Angelus Novus tirée d’une aquarelle de Paul Klee, si féconde qu’elle irrigue encore chaque jour les débats académiques désormais mondialisés. Tandis que Fukuyama s’en remettait au Hegel résumé des cours de sciences politiques, Benjamin mettait ses derniers pas d’exilé dans le souffle de l’Hölderlin de Patmos. Les ruines de la catastrophe qui s’entassent jusqu’au ciel au pied de cet ange aux yeux écarquillés, les ailes déployées dans la tempête de l’avenir, ces images inversaient les cimes du temps entassées en cercles autour de la clarté visionnées par le poète reclus de Tübingen. Quel est ce messager dont la bouche s’ouvre sur le vide et d’où nul papillon ne s’échappe ? Nous creusons la fosse de Babel. Nous ne cessons de tourner en rond autour de nous-mêmes. Au-dessus des immeubles de la place Daumesnil, la lune se levait, déployant son ample et merveilleux croissant d’or. J’allais maintenant rejoindre cet homme âgé, frêle et sage, qui avait parlé, joué et travaillé avec Walter Benjamin, et serrer cette fine main qui avait serré plus d’un demi-siècle auparavant la main pataude du perspicace témoin de notre futur. Je fus pris du frisson superstitieux de la magie par contact et, comme si je m’étais faufilé par quelque faille temporelle mentale, plongeai à la rencontre de cet à-présent théorisé par l’auteur de Sur le concept d’histoire. En mémoire de quelles victimes ? Si l’exemplaire de The National Interest qui restait sur la table n’avait pas appartenu à la bibliothèque, je l’aurais laissé sur place. Afin de le rendre, je le fourrai dans mon sac. Et pour payer, sortis mon portefeuille d’où s’échappa mon passeport à la couverture lie de vin, sur laquelle s’étalaient en lettres d’or, au-dessus de l’emblème national au faisceau de licteur entouré de feuilles de chêne, les mots Communauté Européenne et République française. Dans la soucoupe de plastique je posai un billet bleu pâle, délavé, comme oublié dans une poche de blue jean pendant la lessive, une grisaille qui montrait un visage surmonté d’une large coiffe de peintre, aux yeux légèrement rieurs, au sourire légèrement ironique, encadré des mots Cinquante Francs écrits d’une belle écriture cursive, du chiffre 50 et de la mention Banque de France en petites capitales, ainsi que le nom du peintre Maurice Quentin de la Tour. Il me sembla alors entendre derrière moi comme s’effondrer un vieux monde et le clair galop des anges s’engouffrer dans le ciel.

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