« Idée », « image », « beauté », « liberté » : c’est dans cette région que surgissait le devenir d’un « nous » mis à l’épreuve, tout comme aux temps scolastiques, dans des affrontements verbaux conduits par le moteur de la dialectique, en quête de la vérité. À Davos, villégiature des Grisons pour curistes cosmopolites aisés, avaient été institués, à la fin des années 1920, des cours universitaires, les Davoser Hochschulkurse, destinés à instruire les étudiants convalescents et favoriser la paix par le rapprochement des intellectuels, principalement français et allemands, au sein d’une « académie des cimes », sur le sol neutre de la Suisse. Lors de la deuxième session, du 17 mars au 6 avril 1929, malgré la présence de Léon Brunschwig parmi les professeurs ; de Jean Cavaillès, Maurice de Gandillac ou du très jeune Emmanuel Levinas parmi les apprentis philosophes, l’esprit soufflant où il veut c’est dans la langue allemande qu’il choisit de parler lors d’une controverse restée fameuse, entre Ernst Cassirer, sommité académique de l’université de Hambourg, au faîte de sa carrière, qui cherchait à renouveler l’héritage kantien de l’école de Marbourg dans le champ de la culture, et Martin Heidegger, de l’université de Fribourg-en-Brisgau, habité par la conviction de devoir retourner aux fondements mêmes de la pensée occidentale afin de rouvrir la voie métaphysique. Ni plus, ni moins. Il se pourrait qu’alors, dans ce dialogue – ou plutôt non-dialogue – s’exprimât le battement d’une crise spirituelle qui nous enveloppe encore de ses oscillations.
Depuis soixante ans, les commentaires insistaient sur le contraste entre les deux hommes, qu’une photographie montrait, sous le préau d’un local technique du Grand-Hôtel Belvédère de Davos, devant un mur hérissé de skis. Cassirer de haute stature, belle allure de grand bourgeois juif d’Allemagne du nord, son noble visage surmonté d’une mousse de cheveux blancs, humaniste progressiste lié à l’intelligentsia avancée, cosmopolite, héritier spirituel de Hermann Cohen, proche d’Aby Warburg, d’Erwin Panofsky et de Franz Rosenzweig, d’un flegme olympien, d’une immense culture classique et moderne, au fait des dernières avancées de la science, aussi à l’aise dans le corpus des tragiques grecs que dans les questions de physique atomique ; Heidegger de taille plus médiocre, souvent comparé à quelque paysan rusé de la Forêt-Noire, l’œil pétillant, malicieux, ironique, issu d’un milieu catholique provincial, sédentaire, en proie à des brusqueries de provincial timide, élève d’Edmund Husserl et professeur de Hannah Arendt, Karl Jaspers, Günther Anders et tant d’autres, mais bientôt compromis avec le régime de l’Allemagne nazie, sportif, coupant son bois et puisant lui-même son eau à la fontaine près de sa cabane de Todtnauberg, se montrant volontiers durant le séjour de Davos en tenue de ski à la porte de l’hôtel après avoir sillonné les pistes sur les hauteurs de la station, tandis que Cassirer, grippé, fiévreux, demeure confiné dans sa chambre.
Après la série de cours magistraux, Heidegger et Cassirer se retrouvent, le mardi 26 mars 1929, dans la salle de conférence vaguement Art déco du Grand-Hôtel Belvédère, devant une assemblée de quelque deux cents professeurs et étudiants, brillante, attentive, mais émoustillée comme toutes les foules trop humaines lorsqu’elles attendent n’importe quel pugilat, match de boxe, course de taureau, débat politique et philosophique, dans ce qu’il faut bien qualifier d’appel du sang. De dix heures à midi, arbitrés par leur collègue néerlandais Hendrik Pos, les deux protagonistes confrontent leur interprétation du schématisme kantien tel qu’il est exposé dans la Critique de la raison pure, l’un dans le but d’affirmer l’avènement, ou plutôt de célébrer les retrouvailles avec une métaphysique de l’« être », l’autre de réaffirmer la suprématie de la raison dans la compréhension des choses humaines. Cassirer ouvre la discussion en interpellant Heidegger sur la définition du néo-kantisme, « bouc émissaire », dit-il, de la philosophie contemporaine. « Qu’est-ce que Heidegger entend, demande-t-il, par « néo-kantisme » ? » Ce à quoi, docilement, Heidegger répond qu’à son sens le néo-kantisme est une théorie de la connaissance relative à la science de la nature. Mais, développe-t-il aussitôt, il faut prendre conscience que Kant a voulu – peut-être contre lui-même – « manifester la problématique de la métaphysique, plus exactement de l’ontologie. » Dès ce stade préliminaire du dialogue, Cassirer tente avec une apparente civilité de se rapprocher de Heidegger : « Il y a accord entre nous sur ce point », dit-il, à savoir la centralité de l’« imagination créatrice », mais plutôt qu’en allemand il énonce cette faculté dans le mélange gréco-latin de la synthesis speciosa telle qu’elle se lit en une seule occurrence chez Kant. Le problème de la species, précise Cassirer, mène au cœur du « concept d’image ». Mais ici, les notes prises par les auditeurs – car les étudiants transcrivaient encore les paroles des maîtres, tout comme aux temps médiévaux – les notes divergent entre les substantifs Bildbegriff et Bildungsbegriff, ouvrant le jeu sémantique de l’interprétation entre un état donné et le processus d’une construction. Or, à partir de cette considération sur l’imagination synthétique, Cassirer bifurque brusquement vers la question de la liberté, escamotant aussi celle du temps qui lui est concomitante et sans relier les deux comme le fait Kant, selon Heidegger. « Comment la liberté est-elle possible ? » demande Cassirer à la suite de Kant, avec une certaine impatience, tentant de crever le plafond de la finitude. Car c’est elle, la limitation de notre univers mental, ou au contraire son ouverture, qui constitue la condition de son échappée vers l’infini, sinon la condamnation à nous tourner et retourner ici-bas pour toujours, dans nos habitudes d’animaux parqués sous la pluie drue, le vent mordant et le soleil brûlant. Dans une sorte d’appel, Cassirer fait tomber les barrières qui nous enserrent et invite à traverser l’opacité des phénomènes : voilà la métaphysique. Bien sûr que notre capacité à connaître est finie, mais dans cette situation comment accédons-nous à l’absolu de l’éthique ? Cela n’a plus rien à voir avec la connaissance ni le schématisme de l’intuition et de l’entendement, mais cela ouvre grand la perspective de la liberté. À ce point, la divergence entre les deux philosophes sur l’interprétation du texte kantien atteint son expression la plus dramatique, chacun suivant sa vision propre, encore que Heidegger rejetât toute notion de perspective ou d’optique et réaffirmât la refondation ontologique, prétendant pour cela faire table rase de deux millénaires et demi de tradition philosophique, rien que cela, Cassirer proposant d’élargir l’horizon de cette tradition par l’amalgame des sciences humaines alors en pleine effervescence. Pourtant, Cassirer continue de s’adresser à Heidegger sur le mode du questionnement, il est vrai avec une pointe d’agacement rentré, mais aussi avec une bonne foi désespérée : « Heidegger veut-il renoncer à toute cette objectivité, à cette forme d’absoluité que Kant a affirmées dans l’éthique ? Demande-t-il. Je pose la question et ne connais pas vraiment la réponse. » Heidegger, lui, ne pose aucune question. Il revient au thème de l’imagination en réaffirmant qu’au cœur du schématisme gît la finitude de l’homme sous l’empire du temps. Ce faisant, il suit le fil déroulé dans son livre sur Kant, qu’il est alors en train de terminer, distordant peut-être la pensée du philosophe de l’Aufklärung : entre la première et la deuxième édition de la Critique de la raison pure, relève Heidegger, Kant a renié son intuition première en affirmant la prééminence de l’entendement sur l’imagination afin de sauver la raison. Pourquoi ? Parce qu’il aperçut ce qui habite au fond de l’âme : la tête de Méduse. Celle que le poète Heinrich von Kleist rencontra face à face, secoué jusqu’à la stupeur, jusqu’au tremblement, à la lecture de la Critique, lui qui parsemait du mot Bildung ses lettres plus ou moins insensées à sa fiancée Wilhelmine et à sa demi-sœur Ulrike. Or, pour Kant c’est l’impératif catégorique qui circonscrit la finitude de l’homme. Alors, comment Cassirer peut-il prétendre démontrer que la conscience éthique transcende cette finitude ? C’est au contraire la circularité entre l’autonomie de la raison et la finitude qui se vérifie. Impossible de sortir de soi-même. De voir le ciel. Angoisse. Néant. Être pour la mort. Il ne reste plus au philosophe de Todtnauberg qu’à thématiser sa propre philosophie, jusqu’à cette liberté qui en tant que telle ne signifie rien mais se projette tout entière dans le seul acte de libération.
Ici, l’enchaînement des échanges est interrompu par l’intervention d’un étudiant, non identifié à ce jour et seulement connu par l’initiale de son nom, S., s’adressant à Cassirer afin de lui poser trois questions :
1) De quelle voie vers l’infinité l’homme dispose-t-il ? Et quelle est la façon dont l’homme peut participer à l’infinité ?
2) L’infinité est-elle à conquérir comme détermination privative de la finitude, ou bien l’infinité est-elle un domaine propre ?
3) Dans quelle mesure la philosophie a-t-elle pour tâche de délivrer de l’angoisse ? Ou bien a-t-elle pour tâche, tout au contraire, de livrer l’homme radicalement à l’angoisse ?
Ces questions, énoncées à l’avance, apportées au professeur à son hôtel selon le protocole préparatoire, donnent à Cassirer l’occasion d’avancer le concept de « forme », objet de sa propre recherche : il n’existe pas d’autre voie vers l’infinité que celle de la forme symbolique, assure-t-il, c’est dans la forme que l’homme s’objective lui-même, crée du nouveau et ouvre, via le « royaume des esprits », une voie vers l’infini. Et de citer élégamment, à l’appui de son affirmation, le distique de Friedrich von Schiller sur l’amitié que Hegel avait placé, en l’adaptant, à la fin de la Phénoménologie de l’Esprit :
De la coupe du royaume des esprits
Écume jusqu’à lui l’infini.
Aus dem Kelch des ganzen Seelenreiches
Schaümt ihm – die Unendlichkeit.
Cependant, ajoute-t-il, il ne faut pas comprendre cette infinité comme le contraire de la finitude, mais comme son dépassement, comme si l’infini prenait son envol au cœur du fini. Là encore, pour exprimer au mieux sa pensée, Cassirer en appelle à un poème de Johan Wolfgang von Goethe :
Si tu veux avancer dans l’infini
Parcours juste dans tous les sens le fini
Willst du ins Unendlich schreiten,
Geh nur im Endlichen nach allen Seiten.
Quant à l’apostrophe sur l’angoisse, thème éminemment heideggerien, Cassirer préfère lui répondre par une « profession de foi » : « La philosophie, assure-t-il, doit s’efforcer de rendre l’homme aussi libre que possible. » Là-dessus il paraît de nouveau tendre la main à Heidegger, cherchant un point d’appui commun dans le thème de la liberté en tant que libération, mais en appliquant d’abord cette libération à la délivrance de l’angoisse. En recourant de nouveau à un vers de Schiller,
Écartez de vous l’angoisse de la Terre !
Werft die Angst des Irdischen von euch !
Entendait-il, par un sens crypté, renvoyer l’angoisse heideggerienne au royaume des ombres ?
À ce nouveau point de la discussion, Hendrik Pos prend la parole pour constater que les deux philosophes, bien que s’exprimant en allemand, parlent deux langues différentes, nécessitant – si tant est qu’ils eussent souhaité s’entendre – une traduction. Force est de constater que Cassirer essayait de venir sur le terrain de son interlocuteur. Heidegger, lui, martelait son vocabulaire propre, « Être », Dasein, « néant », qu’il frappait à la manière d’un forgeron campagnard ses outils, sans souci – tel est bien le mot – de l’entente d’autrui. Pos s’alarmait d’atteindre une limite au-delà de laquelle toute traduction devenait impossible, pressentant que les deux se séparaient, exactement comme un même peuple peut se séparer et se mettre à parler deux langues distinctes dans un idiome pourtant resté commun, exprimant ainsi dans son désarroi comment Heidegger s’enfonçait toujours plus avant dans un parler sans partage, cherchant justement à atteindre des régions de la langue interdites à la traduction, ouvrant peut-être même sur l’indicible, voire le silence, et le revendiquant : « Je crois que le Dasein n’a pas de traduction chez Cassirer » lance-t-il effrontément. L’autre cherchant au contraire, sans relâche, les points de passage à travers lesquels les langues parlent entre-elles – ne serait-ce que structurellement selon les enseignements de la linguistique – ici de l’allemand à l’allemand !
S’appuyant sur ce désaccord irréductible créé par lui, Heidegger pousse maintenant les enjeux, force sur la mésentente, creuse la faille entre la philosophie néo-kantienne et la sienne, expliquant que la philosophie de Cassirer est toute tendue vers une fin – un terminus a quem, dit-il en reprenant l’expression de son interlocuteur, tandis que lui, Heidegger, est au contraire entièrement tourné vers l’origine – un terminus a quo dans le vocabulaire de Cassirer ; renonçant, lui Heidegger, à quelque « dépassement » que ce soit vers les hauteurs, un inatteignable empyrée, mais au contraire redescendant vers les profondeurs, en-deçà de la subjectivité au plus ras de cet humus dont l’homme provient dans l’humilité étymologique, en quête d’une terre où poser le pied, au risque de voir le sol s’ouvrir sous lui en abîme, comme le ciel quand on marche sur la tête. Voilà pourquoi la question posée par Kant : « qu’est-ce que l’homme ? » ne se résout pas dans une anthropologie linguistique, psychologique, sociologique, ni même philosophique, mais renvoie au sens même de la question posée : d’où cette question vient-elle, par quelle sphinge est-elle posée, et à qui adressée ? Puis, répondant en écho à l’interrogation de l’étudiant S., prenant l’exact contre-pied de Cassirer, Heidegger affirme que si la philosophie a une tâche à remplir, c’est de « sortir l’homme de lui-même », pour ainsi dire de le dégonder afin de « le rejeter dans le néant de lui-même, dans toute la dureté de son destin », c’est-à-dire de le réveiller au milieu de son angoisse.
Alors que la séparation entre les deux philosophes est désormais plus que consommée, Cassirer continue de faire signe à Heidegger, comme depuis la rive opposée du fleuve du devenir, en appelant à une reconnaissance mutuelle, au moins à un consensus minimal dans la dissension afin de réamorcer un mouvement d’enchaînement des propositions verbales, « c’est au sein de notre opposition que nous devons rechercher notre centre commun » propose-t-il avec quelque affolement avant d’entrevoir la solution : « Nous avons ce centre car nous appartenons au même monde humain, n’est-ce pas ? » recourant alors à l’image du pont, oubliant ou ne voulant pas entendre la fin de non-recevoir opposée par Heidegger à la possibilité d’une traduction dans la même langue, « un pont peut être jeté d’un individu à l’autre, n’est-ce pas ? » supplie-t-il, comme s’il lançait par-dessus le fleuve qui les séparait l’une de ces souples constructions de lianes au-dessus des récifs et des rapides afin de rejoindre l’autre, là-bas, son adversaire campé dans son Dasein, Cassirer argumentant encore : « Il y a le langage tout de même, nous parlons le même langage, non ? » et allant jusqu’à emprunter de nouveau ses mots, disant « sol commun », disant Dasein à son tour, « vous et moi, de Dasein à Dasein, empruntons, propose-t-il, la voie des formes pour parvenir à une objectivation de notre divergence », trouvant une trouée à travers la forêt du vocabulaire pour formuler, en se réclamant toujours de Kant, un régime d’objectivité inédit, à savoir l’émergence de structures ontologiques diversifiées, elles-mêmes dépendantes des conditions de l’expérience, comme s’il avait en tête ses travaux de réflexion sur la physique contemporaine, renvoyant maintenant la « vieille métaphysique dogmatique » entée sur le concept de « substance » aux oubliettes moyenâgeuses, y précipitant son adversaire, avec tact, mais en l’amalgamant néanmoins aux vieilles lunes de l’unité perdue, à la vieille métaphysique aux ailes poussiéreuses de la théologie scolastique, avant de retomber sur l’appel au langage, habillant une fois encore sa réflexion dans le vocabulaire heideggerien : « Comment est-il possible que nous puissions nous comprendre, de Dasein à Dasein, dans le médium du langage ? » s’étonne-t-il en conclusion.
Quant à Heidegger, à qui reviennent les derniers mot de cette discussion inachevée – si tant est qu’elle eût jamais commencé – il répète encore la nécessité d’un rassemblement de cette dispersion des modes d’être à partir d’un centre, avant de se tourner vers l’auditoire et de les apostropher, les enseignants et les étudiants, en tentant de faire sentir à chaque individu présent combien peu importait cette divergence entre le professeur Cassirer et lui Martin Heidegger, deux hommes philosophant, au regard de la question posée, comme s’il voulait démontrer – ou plutôt court-circuiter ladite question – à savoir que la confrontation de points de vue, l’échange dialectique, le débat pour tout dire, constituait de soi une entrave sur la voie de l’accès à l’être.
Tandis qu’au dehors de la salle les autres êtres humains avaient mené leur existence, adonnés à leurs travaux, à leurs plaisirs, à la douleur ou à la joie, certains parvenant au terme de leur vie, tout près de là peut-être, l’un ou l’autre emporté dans un dernier souffle par la tuberculose au sanatorium international Berghof, sur les hauteurs au-dessus des toits serrés de la bourgade, d’autres arrivant sur cette terre pour un bref séjour dans un premier cri, au cœur de cette cité de Davos qui se souvenait avoir été montagne magique dans le roman de Thomas Mann paru cinq ans plus tôt, un « roman du temps », comme l’expliquait son auteur, à sa manière un roman de l’être et du temps et sur lequel la mort planait à chaque page. Deux heures durant les deux professeurs de philosophie Ernst Cassirer et Martin Heidegger avaient parlé dans le doux fracas de la langue allemande en s’opposant et en rejouant dans cette opposition – selon une remarque que fit Heidegger lui-même – toute l’histoire de la philosophie depuis son oscillation primordiale entre l’« être » et le « devenir » dans l’écoulement du fleuve du temps, ils avaient parlé comme si l’avenir du monde en dépendait et cela était vrai, l’avenir du monde en dépendait. Tous deux s’étaient liés deux heures durant dans une lutte entre penseurs pour la vérité – non sans affinité avec un accouplement amoureux comme devait également en faire la remarque Heidegger, bien plus tard – l’urbain Ernst Cassirer tentant de sauver l’homme pour ainsi dire par le haut, le regard levé vers le ciel, confiant dans la capacité de l’homme à s’abstraire de lui-même, guidé par le don paisible de la raison, pour donner forme musicale ou mathématique ou poétique à son intériorité. Cassirer questionnait « au-delà ». Par paradoxe, c’était lui, le penseur juif, puisque ce déterminant assignait sa personne, qui tentait de sauver ce qui demeurait de la clarté de l’idéalisme dit allemand que Hegel, Schelling et Hölderlin avaient saisie au principe de l’esprit, si tant est que la raison n’enfante pas seulement des monstres, mais indique une possible rédemption dans le droit et dans la paix. Le rustique Martin Heidegger tentant, lui, de sauver le Dasein pour ainsi dire par le bas, s’enfonçant dans les profondeurs de la terre, dans la montée d’une aube sombre, reprenant toujours le même questionnement, non pas « qu’est-ce que l’homme ? » mais plus radicalement « qu’est-ce qui est ? » exhortant cet homme trop humain à s’arracher de lui-même – si tant est que cela fût possible – pour mieux retourner à son néant. Heidegger questionnait « en-deçà ». Son sauvetage désenchanté décrivait notre devenir sous l’empire de la technique et de la quantité manipulées, la suffocation écologique, l’annihilation de toute intériorité par l’envahissement neurologique de l’information codée et des pharmacopées, l’obéissance impuissante à la délinquance dérégulée des puissances financières, etc., etc. Par paradoxe, c’était lui, le penseur fiché dans la terre, en quête de l’avènement d’un peuple dans l’histoire, qui avait fait sauter le cran d’arrêt de l’impératif catégorique pour indiquer un autre salut possible, dans le plus grand danger, entre la dévastation et l’attente.