L’Europe qui vient – Joyce, Kafka, Pessoa, un brelan d’Européens

La journée avançait. Sur la table, à côté de la revue, deux verres de bière vides. Mousse séchée sur la paroi. Je relevai la tête. Ce n’était plus le même serveur au bout de la terrasse. Tenue identique pourtant. Chemise blanche. Gilet noir. Par cette chaleur. Pantalon tergal. Me levai pour aller aux toilettes. Au retour, la fontaine sur la place s’irisait d’un halo. Gouttelettes. Arc-en-ciel. Diffraction de la lumière ou quoi. Et soudain se dessinèrent leurs silhouettes derrière cette brume. Pas de doute. Bien eux. Le brelan gagnant. Trois fades fantômes à la fontaine. Le Joyce, le Kafka, le Pessoa, tous trois à quatre épingles, élégance continentale. Joyce bandeau sur l’œil, panama, veste sombre, pantalon clair, nœud pap, œillet boutonnière, un rien rastaquouère, éclatantes chaussures vernies et pieds fourchus ; Kafka tête nue, oreilles trop pointues, col cassé cravate, costume bleu Satan, raffiné métèque que voilà ; Pessoa chapeauté de feutre – par un temps pareil ! – lunettes rondes à monture épaisse, tout de noir vêtu, boutonné serré, cravate flasque, queue dépassant de ses basques. Diable affamé n’a pas d’heure. Un chat noir fila sur le trottoir de bitume. Joyce et Pessoa un peu en avant, Kafka un pas en arrière. Les deux premiers se donnant des petits coups de coude, s’engueulaient ferme, en anglais dans le texte, je distinguais, s’engueulaient sur Cromwell. Oui, Cromwell ! Pessoa balançant sa badine, visiblement en état d’hétéronymie avancée, tonitruait :

— En bâtissant l’Angleterre, Cromwell a œuvré pour moi ! Maintenant j’en attends un nouveau !

— À bas Cromwell, downaboo ! répliquait Joyce.

Kafka, lui, s’en moquait. Pas son affaire. Dans le triangle Dublin Prague Lisbonne s’écoulaient à l’écart de Rhin et Danube la Liffey, la Moldau et le Tage sur lesquels pêchaient ces trois rois sans couronne de la littérature après eux :

James Joyce, c’te vieille poule celtomaniaque oublieuse du vieil irlandais, qui s’hibernicolait dans la picole entre génie et vanité, au risque du soliloquet, in petto lâche de l’air, lève la queue picoti picota – ce grain qui jamais ne meurt – et saute en bas à la traîne de ses runes cunéiformes pleines de calembredaines, tiens ferme ta couronne d’épines au firmament de tes immondices, si verbe il y a n’importe quel gallimatias g a deux l i m etc. fera l’affaire dans le charabia gallinacé, en annonce de l’impossible saga sous-jacente à la sagesse elle-même,

Franz Kafka, le marrane de Prague, questionneuse chauve-souris de langue allemande, oublieuse du vieil hébreu, du vieux yiddish, qui campe dans l’ombre de la honte en bordure d’un bureau de fonctionnaire et pousse la promesse sans cesse reconduite d’un messager de feu venu d’outre-Talmud pour creuser la fosse de Babel jusqu’à son sommet et porter un dernier midrash pour la route,

Fernando Pessoa, le riverain gardeur des tropes du Portugal, pataugeant dans le marc des cafés en quête des Lusitanies oniriques, dans l’attente du néo-Orphée, courant après toutes ses ombres qu’il avait retaillées en trop grand nombre et qu’il vendit morceau par morceau aux quatre coins du Tage, à quelques matelots de passage dans la nostalgie de l’avenir.

Ces trois là, fameux triangle d’exil à la périphérie de la géographie, Jacquot la Joie, Frankie Ducorbot et Ferdine Personne, là, devant moi, par un bel après-midi d’été déclinant, he comes everybody dans tout un chacun, les trois collisionneurs des vieux idiomes terrestres, fluviaux et maritimes :

James le Jouasse qui serre son angoisse dans l’étroitesse d’un collier plurilingual à trois rangs de tristesse,

François Choucas qui se lacère les chairs à l’encre tatouée dans l’allégresse de l’attente du rendez-vous,

Fernand Quelqu’un qui monte sur ses grandes odes dans la soyeuse écume ondoyant au cul des caravelles.

J Jouteur lagunaire de la femelle Liffey, la grande cloaque pourvoyeuse de toute livia au débit de la dévideuse coupe coupe à la Parque,

K Kolporteur d’énigmes arachnéennes au long de la Vltava où se foutre une bonne fois, plouf au bas du pont Saint-Nicolas,

P Pêcheur d’oxymores emperlés par cinq brasses au fond du mâle Tage.

J, K, P, chacun d’eux trois avait eu son jour. Sa date. Comme dit le roi Lear : « J’ai eu mon jour. » Tout homme, qu’il se nomme Everybody, Jederman ou Pessoa, a sa date.

James Joyce, le jeudi 16 juin 1904. Ce jour-là, dans la vie réelle, premier rendez-vous avec Nora Barnacle. Balade à deux, vers le soir, du côté de Ringsend Park. Noués pour la vie. Ce jour-là, dans le roman Ulysse, il y a de l’orage dans l’air de Dublin et Stephen Dedalus n’a pas pris de bain depuis le mois d’octobre. Va, mon petit livre, ma coque de noix. Ce jour-là, le langue âge nœud vœux pas mou rire.

Comme il se doit, le jour de Franz Kafka est une nuit. Celle du samedi 22 au dimanche 23 septembre 1912 – lendemain de Yom Kippour – durant laquelle il écrit Le Verdict. Dans sa chambre, au dernier étage du 36 Niklausstrasse, d’où il peut dans la journée voir la rivière, le pont en bas et les collines verdoyantes sur l’autre rive, de vingt-deux heures à six heures du matin il écrit ce récit d’un unique et puissant jet, les mots jaillissant de lui l’un après l’autre en se consumant dans un feu de joie. Un acte de foi. Cette nuit-là, il demeure à sa petite table sans bouger, au point d’en avoir des fourmis dans les jambes. À deux heures du matin, une voiture passe, deux hommes marchent sur le pont, il regarde sa montre et plonge. L’histoire se déroule sous ses yeux d’une seule coulée. Il avance en écartant devant lui les eaux du langage qui ne veut pas mourir. Son dos courbé lui pèse comme une carapace. À l’aube, il redresse la tête. Sa lampe s’est éteinte. Tout est bleu devant sa fenêtre. Quand il entend la bonne traverser le vestibule il écrit la dernière phrase : « À cet instant déboucha sur le pont une décharge de trafic infinie. » Il sort, une légère nausée au cœur, s’étire et croise la jeune domestique. Récit et vie s’emmêlent : la maison, la ville, la rivière, le pont, l’échec de ses fiançailles à venir, le père blessé à la cuisse – tiens, comme le roi pêcheur – la bonne :

— J’ai travaillé jusqu’à maintenant, lui annonce-t-il, les traits tirés, radieux.

Son lit est là, intact, avec son drap bien blanc replié sur la couverture pelucheuse marron. Alléluia !

Fernando Pessoa eut son jour lui aussi. Le dimanche 8 mars 1914. Un jour triomphal. Alors qu’il essaie depuis un moment déjà de fabriquer un poète fictif, un poète qu’il imagine bucolique et très complexe, pour faire une blague à son ami Mário de Sá-Carneiro en le faisant passer pour quelqu’un de réel, Pessoa peine à model er cette figure. Il finit même par y renoncer. Sans plus y penser, ce jour-là il s’approche de la haute commode sur laquelle il aime écrire debout, saisit dans la pile une feuille de papier et inscrit, comme malgré lui, le titre Le Gardeur de troupeaux, il sent venir en lui quelqu’un d’autre, quelqu’un avec un nom, Alberto Caeiro, qu’il reconnaît immédiatement pour son maître. Et sous ses doigts surgissent à la suite plus de trente poèmes. Ce jour-là le langage ne veut pas mourir et Fernando Pessoa lui donne le premier de nombreux corps, car plusieurs disciples d’Alberto Caeiro, œil bleu et cheveu clair, poète campagnard de l’immanence champêtre, sont appelés à naître et à renaître dans l’efflorescence des hétéronymes : Ricardo Reis, poète horacien portant monocle monarchiste, bientôt réfugié au Brésil ; Alvaro de Campos, poète moderniste et débraillé, chantre des machines dans le fracas des mots retentissants ; Bernardo Soares, l’aide-comptable de la rue des Doreurs ; voire Fernando Pessoa lui-même.

Chacun a son jour. Et toi, passant qui passe, je te pose en passant la question : quel est ton jour ?

Tous les trois, Joyce, Kafka et Pessoa, arpenteurs de Dublin, de Prague et de Lisbonne, ainsi que de leur labyrinthe intérieur, jusqu’à l’usure de leurs semelles, avançant au mètre de leur pas et dans la résonance de leurs têtes creuses, l’âme bleu nuit piquetée d’étoiles scotchées à la coupole de leurs crânes qu’ils léchaient chacun dans sa langue. Tous les trois, îles errantes, immensément tristes et morts de rire :

Joyce en tête appareille une nouvelle fois en 1923 pour une circum divagatio vortexica au long cours, à bord de lui-même, tel Brendan sur son curragh en quête du Vinland, lançant dix-sept années plus tard un sacré paveton dans le jardin des lettres à l’anglaise, les deux pieds dans le plat de lentilles aux mille dieux païens plutôt qu’un seul doigt dans la purée de patates au mildiou de son île, Finnegans Wake, son gros roman utéro-testamentaire sans cesse recommencé qui délivre la chanson d’Irlande où revivre, belle motte de tourbe calembourrée à la guinness de l’exil, où se consume lentement son message de rabbi catholique nimbé dans la prière de sa cunilangue à forer le tumulus où repose le trésor testiculaire de ses pères d’Eirelande, le voici le Sunny Jim, tenant haut son flambeau verbal dans le dédale à tous vents de son délire réglé au milli, à la poursuite de l’en-soi, affrontant sur le champ de trèfle le furieux taureau céleste, en proie à la complotentation gaélicoïdale d’emmurer sa propre nudité au creux du saint grimoire de la veillée de maître Finn, à en perdre son nom et sa raison, dans l’espérance toutefois de renaître en Eden,

Kafka toujours en chemin, dans la neige ou bien à travers l’âpre désert, de plus en plus gaiement, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive faire du sur-place, tournant sur lui-même au fond de son labyrinthe d’exil, plus agité que jamais, l’oreille collée à la paroi, de frontière en frontière, de cloison en cloison, repartant pourtant de l’avant, essayant récit après récit de prendre son envol, grimpant sur un tabouret pour se jeter dans le vide, recommençant histoire après histoire, nuit après nuit, à gribouiller des bribes, fragments, lambeaux arrachés à l’insomnie, dressés devant lui tels des chevaux de cirque, incapables de s’élever et de planer, tout comme ces engins bricolés des débuts de l’aviation qui se soulevaient péniblement en dévalant la pente herbeuse avant de retomber et de se fracasser en morceaux, respirant en spirale Kafkaf de son souffle court à travers les lettres absentes, la peur au ventre, sautant d’un récit inachevé l’autre, d’une histoire avortée l’autre, se cognant à son os frontal en riant comme un prophète bossu, affolé, repartant d’un vide l’autre, de ci delà, choucas messianique aux ailes grises retombées dans la poussière de sa folle entreprise, messager de l’angoisse qui tenta – je répète – de creuser la fosse de Babel jusqu’au ciel,

Pessoa retourné en lui-même dans une invagination de l’imagination renversée en miroir d’elle-même, ayant depuis belle lurette plongé du promontoire des songes – cette science de l’inconscience – dans le vide de son intime labyrinthe, mais sans aucune profondeur, dont l’architecte avait depuis longtemps éparpillé les plans, proclamant à grand son de trompe dans l’écho des vallées lisboètes le souverain message de sa patrie mentale, celle qui agite la matière du rêve coincé entre deux exils, mais plus vaste que les cuisses du Tage, plus étroite que le col mouillé de la rue des Doreurs et d’où s’embarque à son heure, l’intranquille Bernardo Soares vers le cinquième empire, ayant passé sa vie à trépasser de vie à trépas, pour finir au couvent des Hétéronymites, « ci-gît ma vie », parti sans rien savoir de sa vaine gloire.

Joyce, Kafka et Pessoa, désormais trio d’attraction pour les offices touristiques de Dublin, Prague et Lisbonne :

James Joyce®
trade mark

Franz Kafka®
trade mark

Fernando Pessoa®
trade mark

et leurs villes de les commémorer par l’imposition idéodolâtre de plaques sur leurs murs ici ou là :

« Ici Joycie une fois jouissa »

« Là Akfak une fois déféqua »

« Ici ou là fissa Pissao pissa »

Etc.

Tous trois alertés par les soubresauts zé embardées des techniques modernes de communication :

Joyce au début se donnait des allures de sportsman, casquette de tweed pour couvrir, en monsieur de la presse, la coupe automobile Gordon-Bennett, le jeudi 2 juillet 1903, dans la banlieue de Dublin ; trois mois plus tôt, au début d’avril, avait interviewé le coureur Henri Fournier, bronzé, dents éclatantes, dans les locaux de la compagnie Paris-Automobile, rue d’Anjou, sans cesse interrompus par la sonnerie des téléphones, tandis que par la fenêtre montaient le ronflement des moteurs et les stridences des klaxons :

— Et après la course ? demanda-t-il.

À 100-110 km/h, dans les virages poussiéreux de Kilcullen, Carlow et Stradbally, par la griserie de la vitesse, du succès et de l’insoucieuse vie cosmopolite, l’automobile avait désormais la suprématie sur les héros antiques, Ulysse compris, alors que le soleil du Home Rule s’enfonçait toujours plus profondément dans la ruelle boueuse derrière la banque d’Irlande.

Joyce, encore lui, le cornet aux aguets contre la radio qui crachouille ses voix de perce-oreille dans la nuit, tout au long de sa veille, à travers les membranes, entre dehors et dedans – et réciproquement – à l’avant-poste du brouillage universel des vieux langages, un clapotis ondulatoire ou corpusculaire désormais transporté par les flux électro-magnétiques, en avant-courrier des sirènes audio-visuelles :

— Les yeux insatiables exigent leur tour ! annonce-t-il.

Le jeune Kafka, à la fin de l’été 1909, en vacances sur le lac de Garde avec son ami Max Brod et le frère de celui-ci, apprend par le journal la tenue d’un meeting aérien à Brescia : n’ayant jamais vu d’aéroplane, excités, tous trois s’y précipitent par le train et le dimanche 11 septembre, sur le champ d’aviation de Montechiari, une fois le drapeau blanc hissé, après dissipation des nuages et du vent, à partir de 14 h 30, trois parmi les quelque 40 à 50 000 spectateurs fatigués par de longues heures d’attente, ils assistent aux essais des pilotes, nouvelle race aux manières superstitieuses, qui embarquaient des mascottes – un corbeau, un singe – à bord de leurs engins de toile à armature de frêne et haubans d’acier : Blériot, tout juste revenu de l’exploit de la traversée de la Manche, Rougier, Leblanc dont l’avion capota après quelques mètres, Curtiss qui couvrit les 50 km du circuit en 49 mn 24 s, Rougier renchérissant en se lançant de nouveau dans le ciel en fin d’après-midi, grimpant cercle après cercle, une fois, deux fois, trois fois, pour battre son propre record d’altitude à 117 m ; Kafka lui aussi en apprenti reporter – car le compte rendu qu’il rédigea fut publié dès la fin du mois dans Bohemia – notant comment Blériot faisait corps avec sa machine, son buste au-dessus des ailes, ses jambes pendant en dessous, semblant combattre des forces invisibles, faisant naître une humanité nouvelle qui laissait l’autre au sol, une humanité capable de performances parfaites, à savoir mesurées, maîtrisées et exécutées au-delà des vieux affects de la peur et du courage, ayant reconnu d’emblée que les moyens modernes de communication, automobile, chemin de fer, poste, télégraphe, téléphone, aviation, peuplaient l’humanité de fantômes qui lui déchiquetaient l’âme, croyant, les hommes, être à l’origine de toutes ces inventions alors qu’au contraire elles s’imposaient à eux pour les enserrer dans un bourdonnement continu de voix enfantines, aiguës, fortes, emmêlées, et leur percer le tympan afin de les pénétrer au plus profond d’eux-mêmes.

Pessoa, alias Alvaro de Campos, l’ingénieur anglomane futuriste qui lançait des baisers aux machines, cigarette au bout des doigts, un brin mégalomaniaque, s’extravaguant dans le cri d’un moteur sur la route de Sintra, le battement d’un piston transatlantique, le grincement d’un rouage capable de transposer son ode cérébrale dans le feulement d’une courroie de feu, hurlant la fureur ferroviaire des tramways nommés Providence quand ils glissent sur leurs rails et charrient la chair à jouir des putains et des souteneurs – Atlas qu’ils s’appellent – ivres des solitudes qui se branlent sous l’ampoule jaune des chambres hautes, plongeant à la rencontre des lubriques grues des ports, écartant leurs bras dans l’azur en jetant leur ancre jusqu’aux grands fonds, célébrant la faim mammifère engrenée dans la touffeur des sexes carnivores, proclamée sur deux colonnes sensationnistes qui poissent d’encre la beauté des crimes du dimanche. La rue des Doreurs est un fleuve de foule où tu ne te baigneras jamais deux fois, même dans la concaténation des temps présent passé futur sur la roue dentée du progrès triomphal.

Tous trois effrayés par le tonnerre :

Joyce le faisant sonner en dix fois cent lettres – et même cent une – dans toutes les langues connues au long de sa veillée nocturne ; pour lui Dieu ne jouait pas aux dés mais aux quilles au-dessus de nos têtes et la masse de Thor faisait rouler dans le torrent le martèlement des cailloux en imitation du premier parler,

Kafka redoutant – ainsi qu’il l’expliqua dans sa fameuse lettre – la tonnante voix paternelle qui sans appel laisse tomber le verdict interdisant toute parole,

Pessoa en Bernardo Soares dans son bureau de comptable, frissonnant aux échos de l’orage qui dévale dans le soir, faisant craquer l’air, trouant d’un coin de lumière blanche la noirceur de cet air, s’éloignant après la pluie au-dessus de la rue des Doreurs d’où les bruits montent comme une voix solitaire en élargissant son paysage mental, bien au-delà de lui-même, de Lisbonne, du Portugal et de la Terre.

Tous trois lançant une adresse au père, ce grand absent, muet fantôme cloué à la porte de la grange : par la barbapatick à trifolier la trinité de not’pépère qui hate zocieu madona nous nostra panem sine circenses ! Icare me voici échappé de ton dédale d’avant la chute ! Je vole de tes propres ailes !  Ne m’abandonne pas au ciel hypostatique de la blanche espérance prostatique dans la séparation de ton nom !

Tous trois magnifiques malades sexuels :

le premier, Joyce, con cul pissant fantasmagogue sorti de Clongowes Wood – ces collèges catholiques, de vraies fabriques à obsédés – pinçant de son verbe scatographe les nouvelles jarretelles à grelots violettes de Molly qui de sa voilette cache-cache son visage aux yeux de ce ballot de Bloom, tout ardent d’amour échoué au rivage de sa rivière,

le deuxième, Kafka, enchaîna les célibats avec Felice, Milena et Dora comme d’autres enfilent les mariages,

le troisième, Pessoa, envoya à sa place son double, Alavaro de Campos, à ses rendez-vous avec Ophélia – mais qu’y a-t-il dans un prénom ? – sans parler de toutes ses ridicules lettres d’amour qu’il envoya aussi.

Cela va sans dire, tous trois payèrent au prix fort la bravade de vouloir sortir d’eux-mêmes, au bord de tomber au fond du puits à force de se pencher vers l’image oubliée dans l’eau noire, ourlée d’éclats de miroir :

Joyce dans les tourments du cœur en flammes de sa fille Lucia, tant va la nymphe à l’onde qu’elle se brise dans l’élan de sa danse interrompue,

Kafka, fragile pont entre deux rives, au-dessus d’un gouffre qui ne figure sur nulle carte, situé à de telles hauteurs que nul touriste ne s’y égarera jamais, à deux doigts de rompre, tandis que loin en bas rugit l’eau glacée du torrent et sautent les joyeuses truites,

le troisième, Pessoa le démultiplié, semblable non pas à celui qui vendit son ombre, mais à l’ombre de celui-ci, se tenant dans le deuil du père, des petits frères, des petites sœurs, de l’ami Sá-Carneiro et de la mère, dans l’antichambre de la folie de sa grand-mère, Dionísia, enfermée à l’asile, avec la peur panique de n’être pas même quelqu’un d’autre.

C’est ainsi qu’ils m’étaient apparus tous les trois, lors de ce riche après-midi du 29 juillet 1989, moi à la terrasse du Métro, eux là-bas à la fontaine, les trois rois pêcheurs sans couronne de la littérature après eux, sacré trio selfidolâtre d’avant l’autre guerre, qui avait d’un coup élargi l’âme vive du vieux continent en s’hameçonnant soi-même pour que les enfants reviennent déjeuner sur une herbe plus verte, chacun des trois auréolé de son splendide échec :

Joyce en vieux barde quasi-aveugle, ressuscité en super-Homère hibernéthylique, satané océan dessalé de la chair à péché qui d’Eire en Hellade baratta la voie galactée, c’est bien sur la barrière d’Hibernie qu’elle achoppe today la clôture du château du comte WestWest ! Le voilà l’hymne à la Joyce ! Freude ! Zinzin félix culpa, tel est mon nom ! Come on, everybody !

Kafka en néo-maharal-Noé, se retournant sur lui-même comme ces chiens qui tournent en rond pour attraper leur queue en essayant de s’envoler, lui se retournant sur la lettre K de son nom en palindrome boiteux,

Pessoa en super-Camões, poète lisboète hoquetéronymique gardien de troupeaux, comme l’autre à Goa gardait les tombeaux,

ainsi, ils tournèrent autour de la fontaine aux lions de la place Daumesnil et disparurent comme ils étaient venus, Joyce et Pessoa toujours s’engueulant dans une casuistique belli exégèsuitique, le premier disant :

— Le sens est plus loin de toi que quasars au fond du ciel.

L’autre répliquant :

— Et que quarks au fond de ta soupe !

Joyce englouti dans l’humide glouglou de l’eau retombée en cascade au bassin, Kafka aspiré dans un sec brouhaha, léger comme un froissement d’aile, Pessoa disparu dans le sillage qui perle au derrière des navires, tous les trois devisant toujours… dis, tu l’entends l’écho de mon nom ?

Non serviam

Ad Majorem Dei Gloriam

Publié dans éditoriaux | Commentaires fermés sur L’Europe qui vient – Joyce, Kafka, Pessoa, un brelan d’Européens