Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :
« Et sur la plaine infinie surmontée de l’immense ciel bleu, les deux rails parallèles reliés par des traverses fuient en perspective jusqu’à la ligne d’horizon, droit vers le pavillon formant porche, rehaussé d’un belvédère. Sa toiture flotte au loin, surplombant un long bâtiment de couleur rouille posé là. Le quai de débarquement en ciment blanc puis le petit bois de bouleaux derrière. Tremblant dans la pleine lumière de l’été balayée par le vent du nord, sur l’étendue de terre sèche, les cadavres nus éparpillés, traînés ou bien tirés par quelques fantômes aux yeux baissés, courbés sur eux. Des taches de blanc et de noir. L’un peut-être coiffé d’une casquette. La fumée blanche poussée par le vent s’évapore dans le ciel. L’étoilement végétal des ramures en contre-jour. Le bois de bouleaux. Après quelques pas précipités, elles se mettent à courir, floues, coudes serrés contre les flancs, ne touchant plus terre. D’autres s’affairent à déposer leurs vêtements, le regard tourné vers le sol. Courant nues entre les fûts immenses des arbres, dans le papillotement des feuillages qui tremblent au loin. Pâles et floues, elles se précipitent dans ce paysage presque agreste. Une cheminée de brique qui penche. Coiffé d’une casquette trop grande pour lui, légèrement de travers, cabossée, il est là, campées sur ses jambes maigres, en culottes courtes, chaussettes sombres, genoux saillants contre les pavés de la rue, son petit manteau sombre dont les épaules accrochent la lumière printanière, il avance les bras levés, ses mains blanches d’enfant aux paumes tournées vers l’extérieur, menues, fines, le regard baissé, hébété par la peur, il s’avance le premier d’une procession houleuse sortie d’un bâtiment sale, décrépi, une mêlée de visages inquiets, elles mal coiffées, l’une se retournant dans le déséquilibre de la marche, également les mains levées, encombrée de sacs, les têtes des enfants cherchant à voir et dépassant des manteaux des adultes, eux en casquette, aux vêtements usés, leurs mains levées, tous fatigués, effrayés, marqués d’un brassard au bras droit, leurs galoches contre les pavés, emportant des sacs, des ballots, interrogeant du regard tandis qu’en arrière se tiennent quelques soldats en grosses bottes, au casque anguleux, visière et couvre-nuque bien saillants, uniformes sombres, col surligné d’un liseré blanc, un aigle stylisé cousu sur le bras, le soldat en direction de qui elle se retourne pointant vaguement vers le petit garçon un court fusil, l’air sadique, une sorte de sourire menaçant aux lèvres, les autres aux visages simplement brutaux et lointains. Partout rassemblées les mêmes foules harassées, chargées de valises et de ballots. Elles en fichus, eux en chapeaux, poussés dans des wagons passés au minium et marqués d’un chiffre à la craie. Presque coquettement vêtus à la porte de la voiture à bestiaux d’où s’échappe un peu de paille. Ils vont et viennent parmi les bagages, s’embrassent, font un signe de la main. L’un rentre le bras dans le wagon et referme lui-même la porte coulissante de l’intérieur. Son jeune visage oblong enserré dans un fichu entre deux pans de bois. Le loquet rabattu. La porte du camp en fer grillagé avec son inscription ondulante ARBEIT MACHT FREI. La toile rayée. L’étoile cousue. L’encre du numéro sous l’épiderme. Les bustes photographiques en costume rayé, aux visages confiants, presque souriants, alignés les uns après les autres de face et de profil, droit et gauche. La casquette à tête de mort. Sous un crâne et des os entrecroisés le mot ZYKLON. Les vêtements éparpillés dans le sous-bois. Les montagnes de chiffons. Les corps nus alignés. Les murs de cadavres squelettiques. La cheminée. Le bull-dozer. Une rangée derrière les fils de fer barbelés. Les cheveux. Les chaussures. Les lunettes. »