Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation qui vient de paraître :
« Et après ? Une jeune individue blonde, aux cheveux mi-longs, défaits, sales, poisseux, erre sur une route bordée d’arbres aux troncs passés à la chaux. Un sage et plat paysage agricole. L’herbe très verte. Le clair et précoce soleil printanier. Les arbres encore dépourvus de feuilles. Une borne kilométrique en bordure de l’asphalte. Elle est vêtue de vêtements masculins, un pantalon militaire kaki trop large aux bretelles pendantes, un pull noir sans forme. Son visage tuméfié, l’œil gauche enflé, bleu, battue, violée, pleine de détresse, elle va et vient, cherchant à se cacher, plongeant son visage blessé dans ses mains et détournant la tête. Mais encore ? Des flots de civils traînent parmi les décombres sillonnés par des tramways incertains sur des rails endommagés, les hauts pans de murs restés debout par miracle, les cloisons qui ne séparent plus le dehors du dedans, exhibant les dessous des tapisseries aux motifs floraux incongrus, les portes donnant sur le vide, brique sur brique, les cheminées se découpant contre le gris du ciel où courent des nuages, les arbres déchiquetés, certains prêts à tomber, les grilles métalliques arrachées, les panneaux de signalisation fichés sur les monticules de débris. Derrière des carcasses de voitures renversées et brûlées, posée sur le sol crevassé se dresse la porte d’allure gréco-romaine, monumentale, aux colossales colonnes cannelées séparées par des vantaux factices en position ouverte, laissant passer le jour, cadrant un ciel de cendre, surmontée d’un piédestal au-dessus duquel s’étage un char conduit par une figure féminine abîmée, la porte criblée d’impacts, comme rongée d’acide. Sous un immense drapeau sombre où se reconnaissent une faucille et un marteau blancs entrecroisés, depuis le faîte d’un bâtiment lui aussi piqueté par les balles et les éclats, des combattants aux lourds manteaux froissés, poisseux, leurs fusils au chargeur en forme de boîte ronde dans le dos, lèvent la main en signe de victoire au-dessus des ruines qui s’étendent à leurs pieds. Au faîte d’un paysage insulaire, sur un monceau de ferrailles, de végétaux et de rochers enchevêtrés, un groupe de soldats casqués, en treillis, de profil, tournés vers la droite, le premier penché en avant, prenant appui sur sa jambe droite, enfonce dans la masse de débris la base de la hampe, l’effort musculaire tendant la toile de son pantalon de plis sculpturaux, les autres formant une grappe qui appuie sur le mât tout en le redressant, leurs jambes fléchies dans un mouvement parallèle, synchronisé, leurs bras levés, l’un lâchant déjà le mât, tous fondus dans le même geste de redresser dans le ciel gris et nuageux la bannière rayée et étoilée qui se met à flotter dans le vent. Les deux amants gisent sur le sol bitumé parmi d’autres cadavres. Lui, crâne rasé, massif, bombé, une puissante coupole pâle aux yeux mi-clos, bouche légèrement ouverte, laissant apercevoir ses dents. Entre le pouce et l’index de sa main ramenée sur son ventre, sceptre dérisoire, est fiché l’insigne fait d’une hampe terminée par une couronne de lauriers entourant des faisceaux ou bien un glaive. Sa tête repose sur sa poitrine à elle, chemisier blanc, visage tuméfié encadré de cheveux noirs défaits, un œil fermé l’autre mi-clos, jeune encore. Elle prend appui contre la cuisse d’un autre cadavre. Un, deux, trois, dix cadavres sont jetés là, sur la chaussée, dans leurs vêtements désordonnés, chiffonnés, leurs membres éparpillés autour d’eux dans des poses grotesques. Une foule innombrable, compacte, excitée, joyeuse, les encercle et les piétine. Chapeaux brandis, bras levés, juchée par grappes sur des camions et ponctuée de fusils pointés vers le ciel. Les cadavres vaguement protégés par des civils armés, bousculés, la tête rasée poussée du pied, bougeant mollement avec un tremblé flasque. Les corps hissés et pendus la tête en bas à une charpente métallique, bras écartés, offerts à la foule avide, certains aux cheveux gominés, plutôt élégants, quelques unes en tenue plutôt soignée. Son cadavre à lui et son cadavre à elle exposés sous le soleil printanier aux crachats et aux coups. Ils perdent progressivement leurs vêtements. Dépouillé de sa vareuse, il est maintenant en maillot de corps, culotte bouffante poussiéreuse, ne bouffant plus que d’un seul côté, chaussé d’une unique botte. Elle, ses jambes nues et fuselées serrées aux chevilles, sa jupe retenue par une corde, son chemisier sali, sa tête tombant, ses cheveux noirs pendant, sa veste retombant en cloche de part et d’autre de son visage, ses bras ballants, dissymétriques. Leurs mains aux doigts repliés, leurs visages bosselés par les coups. Lui, la bouche ouverte, la lèvre supérieure retroussée, les paupières écrasées. Un garde en civil, armé, perché en haut de la charpente, s’amuse à lui donner une légère impulsion afin qu’il se balance doucement. De nouveau au sol, les cadavres sanglants des deux amants rapprochés, disposés enlacés, une étiquette autour du cou. Sa tête à elle, le nez maintenant fracturé, écrasé, penchée vers sa tête à lui. Autrefois toujours animée de mimiques, donnant des coups de menton, haranguant théâtralement les foules, elle n’est maintenant plus qu’une masse de chair, bouche refermée, yeux et nez indistincts au-dessus du maillot de corps maculé de sang. Entourés d’individus en cravates et imperméables qui prennent des notes, des blouses blanches les exhibent tous les deux une dernière fois. Lui est entièrement nu, nettoyé, le torse balafré d’une grossière couture, le visage vaguement recomposé, le nez ici, l’œil là, l’épaule et le menton troués des points noirs laissés par les balles. Elle est tassée dans un cercueil, toujours vêtue, sa tête tenue par une blouse blanche dans les éclairs des flashs. C’est alors qu’ils se réunissent, les trois puissants, dans un palais de villégiature blanc plus ou moins oriental, entourés de nombreux uniformes ou tenues civiles qui vont et viennent, empressés, discutant autour d’une grande table ronde avant de s’asseoir dans une cour intérieure entourée d’arcades, leurs fauteuils posés sur des tapis jetés à terre, entourés de leurs suites aux poitrines recouvertes de barrettes décoratives, riant de rires forcés, faussement détendus, s’épiant les uns les autres, les trois grands riant eux-mêmes de rires forcés, le premier flottant dans son large manteau épais, kaki ou beige, de bonne laine moelleuse, les pieds croisés, sa toque de fourrure entre ses mains d’où s’échappent son éternel cigare, sa bouille ronde de gros bébé aux cheveux clairsemés, tantôt rigolarde tantôt sévère, émergeant de son col à la manière d’une tortue malicieuse, le deuxième aux traits tirés, fatigués, usés même, les tempes blanches, bien coiffé en arrière, son visage émacié s’efforçant de sourire, de rire, les épaules couvertes d’une élégante cape noire artistement nouée par une attache torsadée, ses pieds finement chaussés de cuir, une cigarette à la main, le troisième en uniforme au manteau kaki, boutons dorés, col rouge et or, casquette plate rehaussée d’un galon rouge à insigne doré, chaussé de bottes bien cirées, luisantes, les mains croisées, patient, le regard invisible sous la visière, la moustache tombant légèrement, le visage figé dans un perpétuel sourire, tous les trois posant, tournant la tête, croisant et décroisant les jambes, les mains, riant encore, s’arrêtant de rire, se parlant puis cessant de parler pour regarder droit devant eux, le premier jouant la sévérité, le deuxième plein de gravité presque tragique et le troisième tapi dans les plis de sa ruse. »