Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :
Il pose le pied sur le carrelage frais. Le jour commence à passer à travers le store. Les quatre murs badigeonnés en jaune citron reprennent leur aplomb. De la courette montent les premières interpellations des femmes, les chocs des récipients de ferraille, les éclaboussements de l’eau jetée dans la rigole d’évacuation, l’odeur de la fumée de charbon de bois de la cuisine. Il se lève, enfile un short et ses mules en plastique. Il passe devant le lit de sa nièce endormie, franchit la portière en perles de bois peintes de toutes les couleurs et s’installe dehors à la table basse. Sa belle-sœur lui apporte sa soupe brûlante qu’il absorbe d’un mouvement de baguettes mécanique, sans relever la tête. Après une rapide toilette, accroupi, à grands jets de bassine sur le visage, puis un brossage de dents énergique et mousseux, il met son treillis et ses chaussures militaires. Il sort son scooter par l’étroit couloir qui débouche sur la rue. Le soleil rosit derrière la toile grise du ciel. La journée débute dans les premiers bourdonnements aigus des petites motos, déjà troués par les stridences d’un ou deux klaxons. À l’angle, au pied du poteau électrique, la visière de sa casquette sur le nez, le cyclo-pousse de service dort enroulé sur son siège. Les auvents de toile qui protègent les boutiques forment une suite pâle de carrés colorés. Quelques grilles métalliques sont ouvertes. Les plus matinaux émergent du fond des habitations, torse nu, en pantalon de pyjama, maillot de corps, certains leur bol de soupe à la main. Il démarre sa Vespa d’un coup de kick et dévale vers le centre-ville. Sa chemise léopard flotte autour de lui. Ses cheveux courts se hérissent sur sa tête. C’est la guerre. Mais il l’a oubliée. C’est bon de rouler à travers la ville dans le jour qui se lève sur l’avenue Trần Hưng Đạo, large et ouverte en perspective vers les immeubles tremblants et bleutés tout au bout. L’air humide garde encore un peu de fraîcheur. Il sent son frère derrière lui. En passager sur le siège arrière. Pas de quoi ternir la légère euphorie à rouler dans le petit matin. Au contraire. Son frère. L’ange gardien. Il passe le rond-point et regarde l’heure à la tour-horloge du marché Bến Thành, six heures moins dix, et s’engage dans l’avenue Lê Lợi. Il passe devant l’hôtel de ville, une bâtisse tarabiscotée à l’enduit jaune construite autrefois par les Français, et gare son scooter un peu plus loin, en bas de l’Eden Building sur l’avenue Nguyên Huê. Il grimpe au bureau quatre à quatre. À cette heure, le chef n’est pas encore arrivé. La veille au soir, Nghia, un copain cameraman, lui a dit que depuis deux jours ça cognait dur du côté de Trảng Bàng. Il prend ses appareils, une quarantaine de rouleaux de film, son gilet pare-balles et son casque, la trousse de survie, il remplit d’eau deux bidons au robinet et redescend. En bas, Antony, le chauffeur, est ponctuel au rendez-vous. Il l’attend près du minibus. Antony. C’est leur manie, aux Américains, de leur donner des noms à eux. Comme lui, Nick. Dans son cas c’est même deux fois un surnom. Nickname. « Allons-y », dit-il.
Le photographe ouvre la double porte arrière, dépose les sacs aux appareils avec les films et lance le gilet, le casque, la trousse et les bidons. Une marchande de cigarettes a déjà installé sa minuscule boutique portative en bordure du terre-plein herbeux, une simple caisse de bois sur quatre pieds pliables. Lui ne fume pas mais le chauffeur achète un paquet de Craven A. Comme l’oncle Hô, pense-t-il. Son of a bitch. Ils démarrent, reprennent l’avenue Lê Lợi, dépassent le marché Bến Thành pour obliquer au nord-ouest et remonter vers l’aéroport de Tân Sơn Nhứt. Ils passent devant la porte ouest, un enchevêtrement de barrières métalliques garnies de barbelés, encadrée de fils électriques, gardée depuis un bunker de style curieusement rustique par un uniforme kaki surmonté d’un casque marqué en lettres blanches SECURITY POLICE, fusil pointé en l’air, comme une figurine en plastique. Ils aperçoivent au loin, en bout de piste, leurs hélices prêtes à fouiller le ciel, deux lourds C-130 ventrus, en tenue de camouflage comme sa chemise, l’étoile blanche à barrettes jaunes de la VNAF fraîchement peinte sur le fuselage, comme lui porte son badge marqué BÁO CHÍ avec en dessous son nom américano-vietnamien, Nick Ut. Puis, ils rejoignent l’autoroute numéro 1 vers le Cambodge. En retrait de la chaussée, les immeubles bas se muent en une enfilade de maisons de béton cubiques, aux toits en terrasse, fermées de grilles et parfois protégées par des spirales de fil de fer barbelé, de plus en plus espacées, puis de simples baraques faites de plaques de ciment, de tôle et de végétaux, où s’entassent depuis bientôt vingt ans déjà – à peine moins que son âge à lui – des familles de réfugiés venues du nord. Et c’est la campagne. À mesure que le soleil grimpe, la circulation se fait plus dense. Les gens profitent du jour pour faire ce qu’ils ont à faire. La nuit c’est moins sûr. Les autocars aux couleurs nationales, striés en jaune et rouge, avec quelques touches de bleu, hauts sur leurs roues puissantes, aux pneus usés, klaxonnant et surchargés de meubles, de paniers et de marchandises diverses. Des tricycles bleus, rouges ou vert, pétaradant et transportant huit ou dix personnes à fois. Il remarque une jeune fille à moto, impassible dans son áo dài d’un blanc impeccable flottant autour d’elle, fière, le regard caché par des lunettes noires. Des GMC reconvertis dans le transport de marchandises, croulant sous les caisses, leurs bâches faseyant sous les cahots. Une vieille voiture d’un noir de laque, un lion chromé en proue sur le capot. À vélo, des gamins en short et chemisettes blanches, rigolards, se rendent à l’école. Une moto transportant un cochon vivant, ficelé à même le porte-bagages, le groin saignant légèrement, les dépasse. Déformés par le bruit ambiant, ses cris suraigus couvrent le moteur du minibus. De vrais cris d’agonie, perçants et grotesques. Ils avancent lentement. Impossible de dépasser le cinquante-soixante à l’heure. Le chauffeur arrête le minibus sur le côté. Nick s’éloigne en contrebas pour uriner. C’est bon de pisser face aux rizières rases et sèches, aux mille et une nuances de vert et de jaune, séparées par les diguettes ébouriffées de buissons, les virgules des troncs des aréquiers surmontés d’une touffe de palmes balayant les nuages. En bas, à sa droite, une grenouille verte tachée de noir, elle aussi en tenue de camouflage, plonge dans une mare. Il se rappelle que c’est la guerre. Il se retourne et voit à une cinquantaine de pas, en contre-plongée, légèrement oblong, le minibus de l’Associated Press d’un blanc éclatant contre le gris du ciel. Ses collègues, les Américains, l’appellent « module de commande ». La conquête de la Lune, trois ans plus tôt, est dans toutes les têtes. Kennedy l’avait bien dit :
— We choose to go to the moon.
Et Amstrong, Collins et Aldrin l’ont fait. Le chauffeur et lui enfilent leurs gilets pare-balles. À tout moment, un tireur isolé peut faire feu depuis une haie de roseaux ou d’un bosquet d’aréquiers. Ils remontent sur leurs sièges. Nick allume la radio. Il rate le début du journal de six heures trente mais comprend, au nom de Westmoreland, que quelque chose va changer à la tête de l’armée américaine … à Stockholm, le secrétaire général de l’onu Kurt Waldheim vient d’ouvrir la conférence sur l’environnement … ici, d’intenses combats ont eu lieu à Kontum … deux Mig ont été abattus à Kép … le président Thiệu a effectué une visite dans la première région militaire pour complimenter la première division d’infanterie de marine … Madame Bình continue de propager de fausses nouvelles sur le Front de libération … alors que depuis la veille la ville de Kiến-Hòa est sous contrôle du gouvernement … Ils sont fréquemment obligés de ralentir. Et même de stopper. Après le journal, la radio diffuse Diễm Xưa, une chanson d’amour. Il aime la mélodie suave et la voix pure de la chanteuse. Il reprend en fredonnant : Mưa vẫn hay mưa… La pluie vole toujours… tes talons dessinent des bagues sur le sol et j’ai froid au cœur… une chanson du nord. Avec le charme de la fine pluie d’automne. Malgré les vitres ouvertes, pendant trois minutes le minibus est envahi de langueur sentimentale, isolé de la trépidation de la circulation. Lâchant le volant d’une main, le chauffeur sort le paquet de Craven de la poche gauche de sa chemise et arrache avec les dents le film plastique qu’il expulse d’un souffle. Il ouvre le paquet d’une poussée des doigts, place une cigarette entre ses lèvres. Allongeant la jambe droite, il extirpe le briquet du fond de la poche avant de son pantalon. D’une pression du pouce, il soulève le couvercle, fait rouler la molette et l’essence s’enflamme dans une explosion veloutée. Il met la flamme au contact de la cigarette. Malgré la radio et le bruit ambiant, Nick perçoit le grésillement du tabac. Le couvercle se referme en étouffant la flamme avec un claquement métallique et mat. La chanson s’évanouit dans les dernières notes de guitare. Le photographe s’impatiente. Le coude à la portière, il regarde la campagne. Le cloisonné des rizières d’un vert éteint. Les palmiers. Les maisons de paysans derrière leurs palissades en palmes de cocotier. C’est la guerre. La pensée de son frère le traverse de nouveau. Huỳnh Thành Mỹ. Photographe tué en opération. Sept ans déjà. « Jamais on y arrivera », dit-il. « Doit y avoir un barrage plus haut », répond le chauffeur. Interrompus de temps à autre, ils roulent ainsi une demi-heure. Puis, à environ huit cents mètres de la bourgade de Trảng Bàng, la file s’immobilise tout à fait. Devant eux se touchent les autocars surchargés, les camions et les deux roues. Une Ford est garée sur le bas-côté. Une jeep militaire s’est mise en travers. Les gens sont sortis des véhicules, vont et viennent, certains attendent accroupis au bord de la route. Au loin apparaissent les deux tours coiffées de tuiles d’un temple caodaïste. Nick décide de continuer à pied et demande au chauffeur de se garer et de rester là. Il sort ses appareils de leurs sacs, vérifie qu’ils sont chargés avant de les passer autour de son cou, le Leica à hauteur de l’abdomen, le Nikon à longue focale un peu plus bas. Il glisse une dizaine de films dans son gilet et met le casque. Il remonte la file et se présente aux soldats qui gardent le barrage. Du village s’élève de la fumée noire. De part et d’autre de la route, des dizaines d’habitants patientent dans les champs. La plupart ont déjà passé deux nuits dehors. Leurs visages sentent la fatigue. La fatalité aussi. Ils ont organisé des bivouacs et font cuire le riz sur des braseros improvisés. Nick se met au travail. Il commence par photographier les réfugiés. Une vieille femme en vêtement de toile noire en train de cuisiner. Une autre vieille, un paquet sur l’épaule, un sac à la main, tentant d’enjamber un rouleau de fil barbelé. Une gamine prise dans les mêmes barbelés, plus hauts qu’elle, essayant de se dégager, les mains en l’air, un pied levé dans un mouvement de danse déséquilibrée. Une colonne de soldats traversant un champ de pieds de riz coupés ras. Puis il rejoint les soldats de la vingt-cinquième division déployés autour du village. Il s’approche des maisons. Par intermittence, les échanges entre M-16 et AK-47 font résonner l’air de leurs crépitements. Comme l’a dit Nghia, ça cogne dur. Les sudistes n’arrivent pas à déloger les nordistes et les Viêtcongs. Lui n’arrête pas de photographier. Les soldats sont épuisés par trois jours de combat. Ils sont toujours en mouvement. Dès qu’ils s’arrêtent, ils font claquer le couvercle de leurs zippos ornés de gravures, la bouffée d’essence s’enflamme et ils allument une cigarette. Puis ils repartent. Il y a des cadavres partout. L’un contre un talus, maculé de poussière, son visage comme un masque de terre, les cheveux poisseux de sang, les mains relevées, la droite aux doigts délicatement repliés, la gauche l’index dressé en direction du ciel. D’autres déjà recouverts d’un plastique kaki. Juste derrière les premières maisons, vers le marché, un Viêtcong tombé sur la terre parsemée de paille, son ventre découvert entre la toile de son pantalon et sa chemise retroussée, sa main droite refermée, noire de sang, la gauche à la paume tournée vers le haut, tenant un brin végétal, la bouche légèrement ouverte, un filet de sang sur la joue, le visage lui aussi vers le ciel. Comme chaque fois qu’il traverse la guerre il est pris d’une sorte de transe. Il avance tel un somnambule. Mué par son instinct. Tout entier dans des réflexes de protection et de capture. Chasseur-cueilleur d’images, il continue de photographier. Quand les soldats réussissent à atteindre l’intérieur du village, un flot de femmes et d’enfants restés cachés dans les habitations déboule à leur rencontre. Certaines portent les plus petits sur leurs bras. D’autres des ballots sur l’épaule. Pour qu’ils puissent s’échapper à travers les rizières, les soldats les aident à franchir les rouleaux de barbelés. Au contact des soldats, Nick croise plusieurs autres journalistes, photographes ou rédacteurs. David Burnett de Life. Son copain Danh, un photographe comme lui, mais indépendant. Fox Butterfield du New York Times. Le ciel s’est couvert encore davantage. Les nuages se mêlent à la fumée des incendies qui continuent de brûler. Avec moins de force. Des gouttes d’eau commencent à tomber en annonce de la grosse pluie de mousson. Nick sort sa capote militaire et l’ajuste à son cou. Il déteste cette bâche de plastique qui l’entrave dans ses mouvements. Les tirs ont cessé depuis un moment. Peut-être les nordistes se sont-ils repliés. À travers champs, il revient des abords du village vers la route. Il hésite. Il a déjà pris beaucoup de bonnes photos. Suffisamment pour rendre compte des combats et abreuver les journaux. Faut-il rentrer à Saigon ou bien rester encore ? Passées les premières gouttes, la pluie tombe d’un coup, massive. Il franchit le barrage en sens inverse et remonte la file de véhicules à contre-sens. Les gens se sont abrités dans les habitacles. Une suite de caisses multicolores et immobiles remplies de visages interrogatifs derrière la buée. Il regagne le « module de commande », se débarrasse de la capote et s’installe sur le siège avant, côté passager, ruisselant. Au volant, Antony grignote des cacahuètes qu’il puise machinalement dans un sachet de plastique, le regard absorbé par l’écran d’eau dégoulinant sur le pare-brise. Ils se taisent. Durant trois quarts d’heure l’averse écrase la guerre sous son poids liquide. Les gouttes tombent sur le toit avec un crépitement sec. Puis elle cesse aussi vite qu’elle est venue. D’un coup. Nick sort du minibus. Il a décidé de rentrer à Saigon pour envoyer ses photos au plus vite à la rédaction de New York. La faim le saisit. Quelques marchandes d’âges divers, des fillettes aux grands-mères, parcourent la file de véhicules, un panier plat sous le bras. Elles proposent aux voyageurs bloqués des bananes, des noix de coco, du thé, des cacahuètes. Même de la soupe. Nick achète à une gamine à peine visible sous son chapeau conique en feuilles de latanier et son plastique bleu pâle encore constellé de gouttes, un ananas artistement découpé et enfilé sur un bâtonnet. Le billet vert qu’il lui tend montre d’un côté, encadré par un réseau de résilles ondulantes, un paysan joyeux perché sur un buffle aux cornes en arc de cercle au milieu d’une rizière inondée, de l’autre, également prise dans un décor d’entrecroisements serpentins, la forteresse du palais présidentiel avec sa façade en nid d’abeilles. Tout en mangeant le fruit jaune, juteux et sucré, il remonte de nouveau la file de voitures pour rejoindre les autres journalistes massés au-delà du barrage et prévenir son copain Danh de son départ. La pluie a éteint les incendies. Tout est calme. La route luit, des flaques se sont formées. Le soleil est maintenant au plus haut. La chaleur fait monter l’humidité qui alourdit la toile de ses vêtements. Comme il avance en se hâtant vers le village, il voit au loin sur la gauche un soldat lancer une grenade fumigène jaune qui tombe un peu au-delà du temple caodaïste. C’est un signal pour guider un support aérien. Quelque chose va se passer. Alors il change d’idée et décide de rester. Les journalistes interpellent les soldats en anglais, avec l’accent américain ou bien celui de Londres car il y a là une équipe de la BBC, en vietnamien aussi, ou encore dans un mélange d’anglais-vietnamien. Des bribes de traductions traversent l’air d’un interlocuteur l’autre. Le commandant a demandé l’aviation pour nettoyer les abords du village. Tous patientent sur la route mouillée, entre le barrage de barbelés et le temple. Tout paraît arrêté. Puis cela s’accélère. Comme s’il coupait le ciel en deux au son de ses réacteurs, surgit un Cessna Dragonfly qui passe et repasse, lâchant mollement quatre bombes qui explosent dans un énorme fracas suivi d’une épaisse fumée qui s’élève dans les airs. Puis, dans un ronronnement métallique sourd, telle une lourde croix noire terminée par une hélice, se traînant haut dans le ciel pommelé de nuages, apparaît un Skyraider. Il s’éloigne puis revient à basse altitude et largue ses quatre bombes au napalm. Nick s’est avancé à une centaine de mètres du village. Les bombes éclatent dans un ricochet de gerbes liquides jaunes, de la droite vers la gauche. Elles rebondissent par-dessus la route en la coupant. La toiture du temple, les maisons abritées derrière leurs haies végétales, les bouquets des palmiers, tout se gondole. Les jets de feu s’enroulent en volutes orangé, ourlées de brun, et soulèvent une épaisse fumée sombre trouée de panaches blancs. Il sent le souffle chaud et l’odeur d’essence. Puis tout se fond en un immense mur gazeux noir. Il arme son Leica. Alors il voit venir à lui, sortie de ce rideau, une femme qui marche sur la route mouillée, le visage comme refermé sur lui-même, portant un bébé apparemment mort dans les bras. Il prend plusieurs photos. Puis une autre, âgée, pieds nus, qui porte, elle, un enfant lui aussi mourant dont la peau brûlée et arrachée, comme pelée, tachée de noir, flotte autour de lui en lambeaux. Eux aussi sont mis dans la boîte. Puis, alors que les tours du temple commencent à réapparaître, il voit arriver un individu, lui aussi pieds nus, lui aussi portant un petit corps inanimé. Nick n’arrête pas d’appuyer sur le déclencheur. « Ce sont les meilleures photos » pense-t-il.
C’est la guerre. Ses confrères continuent de photographier. Ils épuisent leurs films. Lui s’arrête pour recharger ses appareils. Puis, il relève le visage dans l’axe de la route. Tandis qu’arrivent à ses oreilles les mots prononcés d’une voix d’enfant :
— Nóng quá nóng quá nóng quá
il sent l’aile de son frère effleurer son casque et porte le viseur de son Leica à son œil. Règle le cadre. Ajuste la focale. Appuie sur le déclencheur. Le rideau de l’obturateur émet un clic métallique et mat. Le flot de lumière s’engouffre à travers le trente-cinq millimètres sur la surface gélatineuse du film de celluloïd Kodak noir et blanc 400 ASA, les cristaux d’argent migrent et séparent le clair de l’obscur pour saisir ceci : sur fond de l’épais nuage de fumée noire fusant de l’horizon rectiligne, la bordure supérieure s’effilochant en voile gris vers le ciel, traçant une infranchissable frontière gazeuse, mouvante, vers laquelle la route parfaitement dessinée plonge en perspective, l’asphalte mouillée formant un tapis lisse et moiré bordé d’herbe, des panneaux d’information vaguement dressés à droite, jaillit une grappe désordonnée d’habitants qui avancent sur leurs deux jambes, au loin les soldats portant un fusil, les journalistes un appareil photo, tous casqués et vêtus de treillis sombres, leurs casques ronds accrochant la lumière, l’un marchant sur la droite un peu en avant, dégingandé, le regard vers le bas, affairé à charger un nouveau film, et les taches claires des enfants qui courent en avant, le plus petit à gauche, jambes et pieds nus, chemise blanche, se retournant en arrière, à droite une petite fille en cotonnade légère, chemisier blanc à manches courtes et légèrement bouffantes, pantalon noir, pieds nus, pleurant, la main gauche projetée en avant dans la course tandis qu’elle tient par sa main droite un garçon plus jeune qu’elle, en pyjama, pieds nus, hagard, en avant à gauche un autre jeune garçon aux jambes nues, short noir et chemisette blanche, le visage défiguré par l’effroi, hurlant, la bouche ouverte en un trou noir, et décalée vers la gauche, pile dans l’axe de la route, la petite fille entièrement nue, ses bras flottant de chaque côté, légèrement retombants, par endroit la peau arrachée, la jambe gauche légèrement fléchie, courant mécaniquement, le pied droit dans une flaque d’eau, le triangle aigu et noir de son sexe, ses côtes dessinant sa cage thoracique, une mèche de cheveux revenant sur le front, ses yeux enfoncés dans les plis de son visage défiguré, sa bouche tenue grande ouverte par le cri de douleur, pâle contre la grisaille de la route et crucifiée dans le soleil fade.