Triptyque de la consolation – Scène 61/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Photo de la cellule de Hitler à la forteresse de Landsberg

… en plein midi dans son crépuscule intérieur …

Il pose le pied sur le plancher frais. Le jour tombe en oblique entre les barreaux de la fenêtre haut placée. Avec son trousseau de clés, le gardien a simplement heurté en passant la porte métallique de la cellule numéro 7. D’ailleurs, elle n’est pas verrouillée. Il ramène le pied sous le plaid écossais pelucheux qui couvre son lit de camp. Encore un instant. De sa main fine, il repousse doucement le livre sur lequel il s’est endormi. Sous le titre Im Lande des Madhi, en lettres jaunes, artistement formées, la couverture brune et or montre sur un fond de ciel étoilé la silhouette d’un village d’oasis hérissé de palmiers, une femme imposante, à l’abondante chevelure sombre ondulant dans le vent, au torse entièrement dénudé, le ventre bombé, la hanche et la jambe moulées dans un drapé, la main droite tenant un fouet, la gauche levée, index pointé en avant, conduisant un troupeau de chenilles géantes. Sa cellule embaume l’odeur des fleurs. Il y en a partout, disposées dans des vases plus ou moins improvisés. Il rentre sa main sous la couverture et commence à se caresser en rêvant. Il s’imagine en uniforme, avec ses bottes de soldat, portant le brassard rouge, blanc et noir, l’insigne comme une araignée gorgée de sang, assis dans une méridienne tapissée de rayures brunes et or, portée par cinq petits chevaux à la robe claire, dont la queue et la crinière flottent dans le vent, au milieu d’un immense paysage de neige. Dans son dos une branche morte le gêne. Une voix lui dit : « Garde ta semence. Garde ta semence. Le yogi qui sait garder sa semence vaincra la mort. » Mais il décharge. S’essuie. Et se lève. Par la fenêtre, un champ bordé de bouleaux au loin verdit. Il va jusqu’au coin toilette, se rase les joues et le menton, égalise soigneusement sa moustache à l’aide des ciseaux, puis enfile sa chemise blanche au col anglais, sa culotte de peau, ajuste sa cravate. Boutons de manchettes. Veste de toile bleue. Il lisse soigneusement sa mèche noire et passe la main sur le reste de ses cheveux coupés ras. Cinq mois de sédentarité forcée l’ont un peu épaissi. Il a aussi profité du côté des idées. Il a toujours été gros lecteur. Pendant la guerre déjà. Alors que les autres du régiment List jouaient aux cartes, buvaient, fumaient et finissaient au bordel, lui s’installait à l’écart avec un livre. Il avait découvert un vieil arbre avec deux grosses racines semblables aux bras d’un fauteuil sur le talus dominant la tranchée par où passait la route. Il pouvait s’y asseoir, les racines soutenant ses coudes tandis que ses mains, elles, soutenaient le livre, Die Welt als Wille und Vorstellung. Piochant de-ci delà. Difficile de lire au milieu de la guerre. Mais aussi incroyable que cela paraisse, les impressions de lecture y sont parfois plus intenses et plus durables que celles laissées par les combats eux-mêmes. Puis, à la fin il s’était retrouvé à l’arrière, aveuglé par les gaz. Près d’Ypres, sur les hauteurs sud de Wervicq, alors que devant une attaque il quittait son abri avec ses camarades il s’était retrouvé barbouillé à la moutarde. Lui et les autres survivants, plus ou moins amochés, suffoquant, portant leurs mains au visage, les yeux brûlés, gémissant, ils avaient pu s’échapper en se tenant les uns les autres à tâtons, s’accrochant à la vareuse du précédent. Les globes oculaires comme des charbons ardents. Éclairés de l’intérieur. Plongé dans la nuit la plus profonde sur son lit d’hôpital, à Pasewalk, loin dans le nord où il avait ensuite été transporté. Incapable de trouver le sommeil. Il était maigre alors, ses moustaches tombantes, sa vieille casquette gris verdâtre de caporal imbibée de sueur posée de travers sur sa tête. Il était seul, ne recevait jamais de colis, aucune lettre de sa famille, père, mère, frère, sœur, femme ou fiancée. Pas d’ami non plus. Tout ce qu’il faisait c’était de se faire lire les journaux. Et son Schopenhauer. Et du Karl May. Agité, il parcourait les couloirs en tâtonnant ou bien il se retournait sans arrêt sur son lit. Beaucoup de malades parmi ceux qui étaient là en observation, parvenaient, plus émotifs que les autres, dans cette ambiance doucereuse, à un état de telle exaspération qu’ils se levaient la nuit au lieu de dormir, arpentaient le dortoir de long en large, protestaient tout haut contre leur propre angoisse, crispés entre l’espérance et le désespoir. Ou bien entre le désespoir et l’espérance. C’est là que le 9 novembre il avait été appelé par son nom : Hüttler, Hütler, Hiedler, Hietler ou Hitler. Alors que les sacrifices s’étaient avérés vains, les privations, la faim, la soif, des mois et des mois durant, l’angoisse dans l’attente de la mort au fond d’une tranchée. Le coup de poignard dans le dos. Deux millions de morts n’allaient-ils pas se dresser hors de leur tombe, muets fantômes vengeurs couverts de boue et de sang, pour demander des comptes ? C’est ce qu’il s’était dit au fond de sa nuit éclairée. La plus grande clarté aussi aveugle. Tout cela à cause des Juifs. Des Juifs et des communistes. Dot Judt. Si tu en réchappes, alors c’est promis : fini la peinture et l’architecture, ta mission sera de venger les morts. Venger les morts et construire par l’esprit et par l’épée le grand Reich afin d’y loger le peuple allemand que Dieu a élu pour le salut du monde. Au fond de la détresse il voyait ce miracle. Et toutes ces jeunes filles blondes séduites par ces immondes youpins. Que cela cesse enfin. Parasites. Menteurs. Judas. Alors, à l’annonce de la capitulation il avait d’un coup retrouvé la vue. Et ne devait plus la perdre.
Il est maintenant l’heure de quitter sa cellule pour rejoindre les autres à la salle à manger. Quand il entre en levant le bras, ils se retournent tous vers lui. Au milieu de la table rectangulaire, couverte d’une nappe blanche qui porte encore les marques du pliage, s’épanouit un magnifique bouquet de narcisses dans lequel est fichée une lourde branche de cerisier en fleur. D’autres bouquets ont été rangés dans des brocs de zinc bleu à même le sol de carrelage car les jours précédents, pour son trente-cinquième anniversaire, il en a tant reçu que les gardiens ont dû improviser ces vases. La table elle-même regorge de pain, de charcuterie, de bouteilles de vin et de bière apportés en cadeau. On lui a même offert une couronne de lauriers qu’il a fait clouer au mur de sa cellule. Les autres, Friedrich Weber, Emil Maurice, Hermann Kriebel et Gregor Strasser ont déjà terminé leur petit-déjeuner et parlent du rassemblement qui a eu lieu la veille en son honneur à la Bürgerbraükeller. Plusieurs milliers de personnes. Et l’un ou l’autre se remet à raconter pour la énième fois l’événement, le coup, l’implacable enchaînement des causes et des effets qui avait bien failli faire basculer le destin de l’Allemagne, mais ce n’est que partie remise, comment il avait fait irruption ce soir-là dans l’immense salle de la brasserie bondée de la meilleure société munichoise, commerçants, artisans, notables et femmes en fourrure, quelques ouvriers aussi, tous plus ou moins rescapés des tranchées, buvant et fumant, alors que l’autre, von Kahr est son nom, soi-disant commissaire général, un traître, un vendu oui, était en train de prononcer à la tribune un interminable discours, disant « même le plus énergique, même s’il possède les pouvoirs les plus étendus, même celui-là ne peut sauver le peuple s’il ne reçoit pas de ce peuple un appui total inspiré par l’esprit national… » or nous l’avons, nous, ce chef énergique, ce sauveur inspiré porté par le peuple, celui-là même qui, sanglé dans son trench-coat, escorté de ses SA en tenue de combat, leurs casques carrés sur la tête et leurs armes dressées, s’était frayé un passage dans la foule, soulevant le tumulte dans son sillage, certains et surtout certaines grimpant sur leurs sièges pour mieux voir, l’orateur à la tribune s’interrompant, des chaises et des tables se renversant, des chopes s’écrasant au sol dans un éclatement de verre mat, ses chemises brunes mettant en position une mitrailleuse braquée sur la foule à l’entrée, racontant l’un ou l’autre, peut-être est-ce Maurice, comment il était grimpé lui aussi, leur chef, sur une chaise et comment il avait sorti son revolver Browning et avait tiré en l’air afin d’imposer le silence à cette assemblée houleuse de quelque trois mille têtes toutes plus échauffées les unes que les autres, et comment il avait proclamé de sa voix tonnante, haut perchée, que la révolution nationale avait éclaté, que six cents de ses fidèles encerclaient la brasserie, que le gouvernement de Bavière était déposé, qu’un gouvernement provisoire du Reich allait incessamment être formé, puis comment il avait demandé aux trois occupants principaux de l’estrade, le commissaire général Gustav von Kahr, le chef de l’armée Otto von Lossow, le chef de la police Hans von Seißer, de le suivre dans une pièce attenante, et comment encore, d’abord hésitants, interloqués, se consultant du regard, ils s’étaient résignés à obéir et à quitter leur place pour disparaître avec lui, et comment ce fut ensuite Hermann Göring qui, en uniforme et arborant ses décorations d’as de l’aviation, sa croix Pour le mérite autour du cou, avait ouvert la bouche pour tenter de calmer la fébrilité de la foule, expliquant que leur action n’était nullement dirigée contre le chef du gouvernement, ni contre l’armée, ni contre la police, « restez à vos places et buvez tranquillement votre bière, ce n’est pas la bière qui manque ici » avait-il lancé, et Maurice continuant à raconter comment, après une dizaine de minutes, toujours harnaché dans son imperméable il était revenu, lui, leur chef, affronter l’assistance plus ou moins hostile, agitée, tapageuse, prenant de nouveau la parole, renouvelant les assurances données, « cette action ne vise ni l’armée ni la police, avait-il répété, mais l’heure est venue de démolir le gouvernement juif de Berlin, cette tour de Babel aux mains des assassins de novembre, le général Ludendorff est appelé à devenir le chef de l’armée nationale avec des pouvoirs dictatoriaux, pendant que je vous parle Kahr, Lossow et Seißer sont en train de se mettre d’accord, de régler les derniers détails, ce sera l’affaire d’une dizaine de minutes, voulez-vous que je retourne auprès d’eux pour les assurer de votre plein et entier soutien ? » et concluant « de deux choses l’une, ou la révolution allemande commence cette nuit, ou bien à l’aube nous serons tous morts ! » et comment, après avoir ainsi rallié la salle sous la férule de son verbe, il avait regagné le local où les trois personnages étaient en train de parlementer, puis comment, sous les vagues déchaînées de « Heil ! » et débarrassé de son imperméable, en habit noir rehaussé d’une croix gammée à droite et sa croix de fer de première classe sur le cœur, il les avait ramenés sous la lumière de la scène, accompagnés cette fois du général Ludendorff en personne, tel un héros ressuscité de la guerre, en grand uniforme impérial, la poitrine chamarrée de ses décorations, tous se dirigeant vers la tribune, Kahr déclarant qu’il acceptait d’être régent de Bavière au service de la monarchie, lui-même, leur chef, reprenant la parole, disant qu’il conduirait le gouvernement du Reich, serrant la main de Kahr, Ludendorff parlant lui aussi, et Lossow et Seißer à leur tour, et il fallait voir enfin comment il leur avait serré la main, avec effusion, tandis que tous ensemble et la foule avec eux, avaient entonné le Deutschland Über Alles, et Dieu sait que ça avait de la gueule. Mais il raconte ensuite, l’un ou l’autre, Maurice ou peut-être Weber, ou Kriebel ou même Strasser, comment ils avaient laissé partir tout le monde sauf les membres du gouvernement dont il avait, lui, pris soin d’établir la liste et d’inscrire leurs noms sur un papier, lesquels avaient été refoulés sans ménagement par un escalier vers une salle à l’étage, puis comment, pour se rendre personnellement à la caserne du Génie d’où provenaient des nouvelles inquiétantes, il avait décidé de quitter la brasserie en la confiant à la garde de Ludendorff qui, en vieux soldat abusé par leur parole d’honneur, avait ensuite laissé filer Kahr, Lossow et Seißer, comment enfin il était revenu vers les cinq heures du matin, constatant que le trio avait disparu, ayant lui-même perdu tout espoir de réussite, sentant tomber sur lui l’abattement qui pesait désormais de tout son poids sur la salle immense où allaient et venaient mollement d’une table l’autre, jonchées de chopes à moitié vides et de débris de sandwiches, quelques centaines d’uniformes bruns parsemés de rares fidèles en costume de ville, errant parmi les lourdes nappes de fumée grisâtre, dans l’odeur aigre des flaques de bière, certains recroquevillés sur deux chaises rapprochées, cherchant un bout de sommeil. Et rien n’arrivait. Alors, il raconte encore la suite, l’un ou l’autre de ses camarades, pour la énième fois, c’est-à-dire comment, au petit matin, par un froid glacial, tandis que dehors la neige fondue commençait à tomber, alors que les uns et les autres, hagards, résignés, hébétés, commençaient à quitter la salle, lui et Ludendorff avaient eu l’idée d’un défilé à travers la ville jusqu’au ministère de la guerre en passant par la Feldherrnhalle.
Avant de venir s’asseoir à sa place, au bout de la table de la salle à manger mise à leur disposition dans la prison, il fouille parmi les journaux sur le buffet et s’empare de la Deutsche Allgemeine Zeitung de la veille. Ils se taisent pour le laisser maintenant parler. Mais il ne dit d’abord rien et se met à lire. À Bremerhaven, Hindenburg a visité le Columbus de la Norddeutscher Lloyd avant son premier voyage transatlantique. Enfin. C’est pas trop tôt. Le plus grand navire allemand. Suivant les recommandations de la commission des réparations, après le gouvernement allemand, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, la Belgique et le Japon adoptent le plan de la commission Dawes. Alors, aussitôt il se lance dans des commentaires. Ça y est ! Ils nous livrent aux banquiers juifs de Wall Street. Sangsues. Et leurs complices de Berlin. Stresemann ce suceur de sang allemand. Ils vont signer l’étranglement de l’Allemagne entre leurs doigts crochus ! Après quoi il échange avec les autres deux ou trois plaisanteries et regagne sa cellule à l’étage. Il n’a rien mangé. À peine bu deux gorgées de thé. Au passage, le gardien lui remet son courrier avec un sourire. Et encore des fleurs. Par la fenêtre, la première chaleur du printemps pleine de forces vient à lui avec le chant des oiseaux. Il s’assoit au bureau qu’on lui a installé, repousse la pile de lettres et attire à lui la machine à écrire. Il reste un moment immobile, ses deux mains délicates posées de chaque côté, la gauche sur la pile de papier immaculé, la droite sur la pile de papier raturé, un beau papier à en-tête de la villa Wahnfried. Un cadeau de Winiefred Wagner. Ah les femmes ! Il reste ainsi, son regard bleu droit devant, perdu sur le mur blanc. Son regard désormais sans yeux et tourné vers le dedans. Non plus un visage mais un masque au travers duquel sonne la voix des morts qu’on a trahis. Bien sûr, la parole fraye un chemin vers l’avenir. Mais les écrits attestent des promesses. Il regarde les lettres des touches. Comment leur rendre leur secret ? Ce que les initiés se chuchotent de cœur à cœur. Combien gagneraient-elles à être redessinées à partir de l’alphabet runique. Le ᛋ par exemple. Victoire. Et cette phrase jaillit d’un coup, toute faite, de son cerveau : « Les larmes de la guerre préparent les moissons du monde futur. » Il s’apprête à la noter mais on frappe à la porte. Un jeune entre en saluant :

— Heil mein Führer.

Le chef se lève et laisse la place devant la Remington à Rudolf Hess. Lui préfère parler. Il se tient d’abord derrière son camarade et le regarde saisir une feuille dans la pile de gauche pour l’enrouler sur le tambour. Puis il reprend son monologue là où il l’a laissé la veille. Il marche vers la fenêtre, passe entre le lit et la table et règle son aller-retour dans la pièce. L’autre écoute et attend le signal de noter. Il essaie ses phrases. Une fois. Deux fois. Trois fois. Revenant par cercles aux mêmes mots, d’abord d’une voix douce : c’est la faim qui est cause de tout, la faim et l’instinct de conservation … il s’arrête un instant, levant les yeux au plafond … lui-même a connu la faim à Vienne … à chaque proposition il monte d’un ton … sur cette terre seul un espace vital suffisant peut assurer au peuple sa libre existence … une main derrière le dos il se met à franchir un peu plus vite la distance entre la porte et la fenêtre puis entre la fenêtre et la porte … quel est aujourd’hui le chiffre de la population allemande et quelle est la superficie du Reich allemand ? l’Allemagne n’est plus une puissance mondiale … sa voix monte, descend, glisse sur les syllabes et roule sèchement les r … il lui faut par conséquent sortir de son espace actuel trop exigu … il se tient le menton avec la main, la tête légèrement penchée … le peuple doit être mené vers de nouveaux territoires … il accélère le pas … et pour atteindre le but le sang devra être versé … la voix cherchant encore ses inflexions … c’est notre tâche à nous autres nationaux-socialistes de suivre de façon inébranlable le but de notre politique … il secoue la tête … assurer au peuple allemand le territoire qui lui revient en ce monde … la mèche soigneusement lissée se sépare en deux … et cette action justifie devant Dieu et devant la postérité allemande de faire couler le sang … le visage maintenant penché, fermant le poing il va et vient dans le dos de Hess qui sent à chaque passage l’air balayer ses cheveux ras … sur cette terre gagner notre pain … des gouttes de sueur apparaissent sur son front … perpétuel combat … il lève l’index vers le ciel … maîtres de la terre grâce à l’intelligence et au courage … la voix a maintenant atteint la raucité violente qui fait la marque de ses discours publics … l’Allemagne … levant le poing … nous arrêtons l’éternelle marche des Germains vers le sud et vers l’ouest et jetons nos regards vers l’est. Du doigt il fait signe à l’autre et la machine à écrire crépite dans l’air printanier qui emplit la cellule. Après qu’ils ont travaillé environ deux heures, lui cherchant les mots, l’autre les notant, il se laisse tomber sur une chaise, les traits affaissés, renvoie son jeune camarade et reprend sa place à la table. Il repousse la machine à écrire, saisit le jeu de cartes rangé là et le ramène dans l’espace laissé vide. Lui ne joue pas. Les autres, eux, sont fanatiques du skat. Tout en rêvassant, il commence à faire tenir les rectangles de carton vert, jaune et rouge les uns contre les autres, un premier étage, un second et un troisième, ainsi de suite jusqu’à six. En haut, il place un roi. En abaissant son visage au niveau de la table, il regarde la lumière jouer sur les faces des cartes qui dessinent une alternance d’alvéoles triangulaires tantôt éclairées et tantôt sombres, aussi géométriques que les cellules d’un nid d’abeilles. Un château s’élevant vers le ciel. À la base, telle une pierre d’angle, se tient, déhanché, le tambour. Jusqu’à présent c’était lui le rassembleur de la révolution nationale. Mais maintenant il écrit un livre. Il devient celui qui avance comme un somnambule sur les voies tracées pour lui par la providence. Sa Weltanschauung est bel et bien achevée. Du fond de sa prison il construit mot à mot les fondations d’un empire pour mille années. Il en est le prophète. C’est cela écrire. Deviner de la voix. Faire jouer les figures. Et inscrire les signes qui réalisent. Mais un souffle doux venu de la fenêtre ouverte fait vaciller son édifice de carton qui aussitôt s’écroule. Il se lève et gagne le miroir au-dessus de la cuvette d’émail encore remplie d’eau savonneuse. Essaye quelques poses. Lève la main droite, doigts écartés. La referme en poing. Avance le visage vers son reflet. Accentue les rides entre les yeux. Recule d’un pas et croise les mains à hauteur du sexe. Relève le bras droit très haut en pointant l’index loin devant lui tout en ramenant lentement le gauche dans son dos. Recommence. Il regrette que le miroir soit si petit. Il préfère ceux des portes de l’armoire chez lui, 41 rue Thierschtraße, qu’il peut faire pivoter dans la lumière. De nouveau il pointe l’index de la main droite mais cette fois bien dans le prolongement de son regard. Une fois encore. Puis il décompose le geste en une série d’à-coups. De nouveau les deux poings à hauteur du visage en crispant la mâchoire. Il sourit, écarquille les yeux et agite la main droite en avant de lui. Il se voit en noir et blanc. Il aime la violence de ce geste d’agiter la main. Devenir une image noire et blanche en mouvement. Un mot tournoie dans sa boîte crânienne. Pas une idée, non, un mot. Il approche encore son visage du miroir qui s’embue lorsqu’il fait jouer sa mâchoire pour articuler les trois syllabes :

— Ver nich tung.

Ce n’est qu’un mot qui lui tourne dans la tête tandis qu’il gesticule devant le miroir. Il le fait venir à sa bouche et le déroule avec volupté, regardant s’ouvrir ses lèvres minces et roses, VER, les refermant dans un mouvement de succion, NICH, puis avalant la fin du mot au fond de sa gorge où il finit par exploser, TUNG. VER NICH TUNG. VER NICH TUNG. Alors il lui vient un goût de mort. Le rendez-vous annoncé avec lui-même. Sauter par-dessus son ombre. Il s’immobilise. Cesse de fixer le miroir. D’avoir trop intensément scruté son double naît un trouble. Est-ce bien lui ? Son regard se perd de nouveau sur la surface du mur. Un jour lui aussi brûlera ses vaisseaux. Engloutis au fond du Wannsee ses vaisseaux. Au fond du lac. Dans la nuit éternelle emportés sans retour. Le gaz. Le gaz. Le gaz. La solution rationnelle. Et trois millions de soldats lancés vers l’est. Ça y est, il a sauté par-dessus son ombre. Il appartient à ceux qui engendrent la haine. Comme l’amour, la haine est à même de souder la communauté nationale. Il saisit sur la table, à côté du Miesbacher Anzeiger qu’il a remonté à défaut du Völkischer Beobachter, son journal interdit de publication, la fine cravache de cuir tressé offerte par Elsa Bruckmann. C’est leur manie, aux femmes, de lui offrir des cravaches. Il s’en bat mollement les mollets. Le royaume. Dans le bleu déployé du ciel grimper de montagne en montagne vers le château de cristal qui émerge au-dessus des brumes. Le bleu de l’acier le plus pur. Des villes entièrement refaites. Linz. Germania. Un simple nid d’aigle pour refuge. C’est là qu’il dort, sous la montagne, l’empereur du troisième règne, le vieux Barberousse vengeur des injustices, ensommeillé dans l’ombre silencieuse, l’œil mi-clos, affaissé sur son trône d’ivoire, sa barbe de braise s’étalant sur la table de marbre à côté de sa main posée là. L’épée ressoudée de Siegfried sonne au premier acte. Ce sont là les secrets de la forge. Debout face aux sommets, maintenant qu’il a pris la plus terrible des décisions, dans l’air cristallin flottent les mots « abîme », « guerre » et « destruction ». Vernichtung. À ce moment-là, pendant plus d’une heure, une aurore boréale inonde les montagnes de la lumière ambre rouge des accouchements et des assassinats tandis que le firmament se teinte d’une lueur verdâtre. Ils se retournent les uns vers les autres et leurs visages et leurs mains sont baignés de vert. Alors, il dit d’une voix détachée, hors de lui-même : « Cette fois le sang va couler à flots ». Puis le vent se met à souffler et dans la vallée la neige fond le long des routes de la guerre où s’embourbent les chars, où les soldats s’enfoncent jusqu’aux cuisses dans la fange froide. Le château effondré. L’aigle tombé de son nid. Un loup a dévoré le soleil. Il n’a jamais aimé la neige. Néfaste. Sale. Des chars qui filent sur la plaine glacée suivis de fantassins en manteau blanc. Et partout rassemblées les mêmes foules en fuite, harassées, chargées de valises et de ballots. La porte du camp en fer grillagé avec son inscription ondulante. La toile rayée. L’étoile. Une rangée de squelettes derrière des fils de fer barbelés. Les cheminées de brique qui fument. Par la fenêtre de la prison, le soleil est maintenant à son zénith. La lumière dorée envahit la prairie d’un vert dru qui borde la forteresse de Landsberg. Au loin, les feuilles des bouleaux papillotent dans le vent comme des pièces de monnaie tombant du ciel, leur face mate alternant avec leur face argentée. Il s’allonge sur le lit de camp, la cravache à son côté. Il se sent aspiré par un tourbillon sans fond. Au loin s’élève dans le couchant l’île qu’il cherche à atteindre. Burg Utopia. Mais elle recule sans cesse tandis que deux autres mots se chevauchent l’un l’autre dans l’engourdissement de son cerveau. A-t-il bien entendu, il ne sait plus, est-ce Endlösung ou bien Erlösung, alors qu’il s’enfonce en plein midi dans son crépuscule intérieur, allongé soixante centimètres au-dessus du plancher de sa cellule ?

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