Triptyque de la consolation – Scène 59/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

… les jeux sont faits …

Puis, après une nuit sans grand sommeil, ce matin-là le réveil sonne à six heures trente. Elle se lève aussi. Pendant qu’il renonce à sa barbe en la rasant, en chemise de nuit elle moud le café dont l’odeur, mêlée à celle du savon, emplit les deux pièces. Quand elle le voit apparaître à la porte de la cuisine, elle découvre un visage glabre qu’elle ne connaît pas, aux joues légèrement creuses et bleutées. Elle pense au dindon de la ferme de Guerlédan. Puis au Christ outragé, à la peau si blanche qu’elle tire sur le bleu, de la chapelle Sainte-Suzanne. Des gouttes de sang qui perlent. La gorge nouée, il avale son bol. Dans sa bouche, la tartine de confiture de mûres qu’elle lui a préparée se transforme en une pâte visqueuse. Il s’arrête là. Il va voir l’enfant dans son lit à barreaux, lui sourit, dit un mot d’un air vaguement dégagé. Il le laisse dormir. Puis il saisit son sac, prêt depuis la veille, et, à la porte, le repose. Ils se serrent longuement dans les bras. C’est elle qui ouvre :

— Vas-y maintenant.

Il descend les quatre étages et se dirige vers la station d’autobus de l’avenue Janvier. Il fait déjà plus frais. On est en septembre. Malgré tout la journée s’annonce belle. Il a une pierre au fond du cœur. À cette heure la ville est encore déserte. Quelques ouvriers, la musette tenue en bandoulière par une fine cordelette, s’en vont vers les usines Citroën dans le chuintement de leur vélo ou la crécelle de leur Mobylette, ou bien rejoignent à pied leurs ateliers en périphérie. Les vitrines du Café de la Paix inondent de leurs flaques jaunes le bleu de la rue. Il y a même une étoile au ciel. Il pense à Van Gogh. Il pense qu’il devrait arrêter de penser à Van Gogh. L’autobus s’éloigne vers le nord sur le canal Saint-Martin. Après l’arrêt, il marche le long des larges rues rectilignes, aperçoit au loin les bâtiments austères, gris, s’approche et franchit par l’entrée piétonnière le portail au-dessus duquel s’étalent en arc les mots CASERNE MAC-MAHON.
Alors les jeux sont faits. Il y a « je ». Il y a « non je ». Il y a « je veux ». Il y a « je ne veux pas ». Et même je parle :

— ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma-ma

et puis :

— beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu-beu

et encore :

— bi-bi-bi bi-bi-bi bi-bi-bi bi-bi-bi.

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