Triptyque de la consolation – Scène 31/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Photo de mes parents durant l'été 1961

… il lui indique le ciel …

« Puis, avant l’automne ils séjournent une semaine entière à l’auberge de Tréhorenteuc. Ils se promènent dans la forêt de chênes, de bouleaux et de hêtres, parsemée d’étangs et de rochers de granit qui affleurent sur les hauteurs, où se reposer, respirer et rêver. Ils jouent. Il lui indique le ciel en levant le bras. Elle rit en regardant l’herbe qui pousse au sol. Merlin est là. La fée Viviane est là. Arthur est là. Perceval itou. Il y a des noms étranges qui conduisent plus loin que de simples noms de pays, « Brocéliande », « Val sans Retour », « Néant », « Folle Pensée ». Il lui lit des poèmes :

Je lui donne le nom
De ma première enfance
De la première fleur
Et du premier été

Ils viennent voir l’abbé Gillard dans son église à l’entrée de laquelle est écrit en lettres de fer forgé fixées sur l’arc de pierres : « La porte est en dedans ». Au portail, le curé anticonformiste a aussi accroché une enseigne de station-service Shell afin de guider les pèlerins vers Saint-Jacques de Compostelle. Aux deux frais jeunes gens comme sortis des eaux des bois, il livre quelques clés pour s’orienter dans le réseau de symboles qu’il a tissé entre α et ω, partout placés dans les peintures, vitraux et mosaïques réalisés au fil du temps sous le regard inquiet et souvent réprobateur de son évêque. Du bélier aux poissons, ils parcourent des yeux les douze signes du zodiaque, le cycle de la vie de sainte Onenne, le chemin de croix aux couleurs vives, criardes même, où sur fond de Val sans Retour se dresse à la neuvième station la fée Morgane en robe rouge, telle une Madeleine inférieure des obscures espérances. Car il existe une correspondance secrète entre les signes du zodiaque et les stations de la Passion. D’ailleurs, voici les peintures du cycle arthurien et des chevaliers de la table ronde. Chevauchant sous la futaie où le jour filtre à travers les feuilles, Yvain se précipite en cachette à la fontaine de Barenton et déclenche une tempête. Elles sont là, qui veillent dans l’ombre, avec leur fil, les trois divinités dont les noms veulent dire quelque chose comme « Devenu », « Devenant » et « Deviendra ». Tout se tient. C’est bien Joseph d’Arimathie qui a recueilli le sang du Christ et l’a rapporté dans le vase, la coupe ou quoi d’autre, à la cour du roi Arthur. Le Graal. Ses règles à elle ont cessé. Mais, s’ils sont venus à Brocéliande c’est également pour rejoindre l’un de ses copains des beaux-arts, à lui, qui a une cabane-atelier contre un bosquet de noisetiers. Ils s’y retrouvent à plusieurs et parlent et rient et parlent encore d’art et de peinture, se questionnant sur ce qu’est exactement un symbole et comment faire un tableau avec de la fougère frottée, des empreintes, un art non fait de main humaine, à la manière de Max Ernst, cherchant à faire apparaître ce qui se dissimule dans ce qui s’offre pourtant au regard, là, tout autour, il n’y a qu’à regarder, et ils parlent encore, et elle écoute, et aussi de Van Gogh et de Gauguin. Il y en a un qui rêve fort des mers du sud. Le coup de l’oreille coupée. Mais demande-t-il : « À la fin, qui a tué Van Gogh ? »

Et c’est la brutale rentrée. Institutrice stagiaire, elle prend son poste dans une petite commune du bocage. Marcillé-Raoul ça s’appelle. Drôle de nom pour un nom de pays. Triste ambiance. Maisons de schiste et grès disposées comme elles peuvent le long de deux routes départementales qui se croisent à angle droit place de l’église. L’épicerie-bar-tabac au carrefour. Le café concurrent en face. Au bout du village, une laiterie impose ses bâtiments industriels. Son logement à elle se tient à la sortie du bourg, en face du stade de football, au-dessus de la mairie-école elle-même surmontée d’une cloche laïque. Une pièce unique au premier étage avec un simple évier. Les toilettes – on dit WC – sont au fond de la cour. L’eau est tirée d’un puits. Un matin, ils arrivent là dans la 2 CV grise de son père à elle avec leurs affaires : un carton de vaisselle, une valise de linge, leurs vêtements, l’électrophone Claude Paz et Visseaux, quelques disques et quelques livres. De la ville, ils font livrer un sommier, un matelas, une table en formica et deux chaises. Comme ils savent que chaque nœud du bois renferme davantage de cris d’oiseaux que tout le cœur de la forêt, chez un brocanteur ils achètent une bonnetière et un buffet rustique. De la laiterie, ils rapportent quelques caisses de bois dont ils font des étagères. Un début dans la vie. Lui repart pour la semaine à la ville vers ses études de beaux-arts. Elle commence sa classe à l’école des garçons. Elle se sent seule. De l’autre côté de la rue se tient l’école des filles. Son institutrice, célibataire, vit à l’étage avec son père. Pas très loquaces. De toute façon elle aussi est du genre farouche. Quant au directeur de l’école, un type austère portant bouc et toujours en blouse grise, il enseigne aux grands. Elle s’occupe de la « petite classe », une vingtaine de gamins campagnards aux joues bien cirées, timides et pleins de bonne volonté. Leur spontanéité la fait rire. Le matin, elle est parfois prise de nausées. Midi et soir elle cuisine vite fait sur le camping gaz, avale un yaourt et un fruit et regagne sa classe ou bien prépare les leçons du lendemain. Elle rêve à la vie qui vient. »

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