Triptyque de la consolation – Scène 30/62

Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :

Gardes soulevant un enfant par dessus le mur de Berlin vers 1961

… de nouveaux barbelés doublent ou triplent la clôture …

« Maintenant, dans la fraîcheur inhabituelle de cette nuit d’été, tournée vers l’est, juchée sur son char de bronze, la silhouette ailée qui représente la ville, une hampe à la main, légèrement oblique et terminée par une couronne de lauriers, alors dépouillée de la croix pattée et de l’aigle aux ailes également déployées, la couronne de lauriers dessinant un cercle parfait, tel un œilleton vide sur le ciel obscur, la personnification tirée par quatre chevaux de bronze au-dessus de la monumentale porte de pierre, d’un beige sale, au-devant de laquelle se lit sur un panneau, peint en caractères noirs sur fond blanc, le mot ACHTUNG ! suivi de la phrase en lettres plus petites Sie verlassen jetzt West-Berlin, comme chaque nuit la figure ailée fait face au soleil qui doit venir. C’est un dimanche de vacances. Le jour où les travailleurs s’en vont grattouiller leur lopin et faire la sieste à l’ombre de leur cabanon, où les jeunes se retrouvent entre copains pour écluser quelques bières et dragouiller les filles sur les rives champêtres de ce lac Wannsee dont le nom s’enroule dans les boucles du passé avec une résonance tragique, entre les deux coups de feu désespérés qui trouèrent la brume de l’aube pour emporter le poète Heinrich von Kleist et son amante Henriette Vogel et les décisions irrévocables vers la solution finale de la question juive. Mais ce sont des histoires d’avant. Pour l’heure, dans le petit matin des camions militaires déposent leurs « groupes de combat de la classe ouvrière » en treillis de toile grossière et casquettes à visière, AK-47 aux chargeurs à tambour à hauteur du ventre, qui se mettent en rang à vingt mètres en arrière de la porte de Brandebourg, tournés vers l’Ouest. Des colonnes de véhicules vert olive ont pris discrètement position dans les rues adjacentes, côté Est. Dans un sifflement métallique, les premiers rouleaux de fil de fer barbelé sont jetés et déroulés en spirale le long de la ligne imaginaire qui scinde la ville en deux. À intervalle régulier, les ouvriers réquisitionnés et les vopos, bottes de cuir noir dont la tige bâille sur le mollet, à la russe, vareuses kaki, pantalons flasques tels des culottes de cheval avachies, en décalque défraîchi des sombres uniformes qui avaient naguère semé la peste brune à travers l’Europe, pistolet au côté et calot sur la tête, les maintiennent par des chevalets de bois en x. Les moteurs des camions, les pas lourds des miliciens et des policiers, les ordres donnés trouent le silence de l’aube et se mêlent au chant des oiseaux du Tiergarten tout proche. Le soleil se lève. Des Volga noires, aux calandres chromées et munies de plaques d’immatriculation soviétiques, sillonnent les rues aux abords de la ligne de démarcation, côté Est. Les vopos patrouillent. Ils inspectent les cages d’escalier, les étages et les toits. Des policiers et des auxiliaires en civil se mêlent aux attroupements qui se forment aux stations de métro U-Bahn et du chemin de fer express S-Bahn. On ne passe plus. Avec la montée du jour, une maigre foule, hébétée, se rassemble à la porte de Brandebourg. Quelques rares policiers de l’Ouest, dans leurs uniformes bleu-vert à casquette plate, assistent impuissants à la fermeture de la frontière. Vers sept heures, une jeep avec quatre occupants, portant eux les casquettes rouges à visière noire de la police militaire britannique, se fraie un passage et stoppe à distance psychologique du rang de miliciens. Deux officiers en descendent, avancent de quelques pas, observent avec flegme les barbelés, les forces paramilitaires ainsi que les canons à eau pointés vers l’Ouest. Puis ils remontent à bord de la jeep qui braque à fond et s’en retourne là d’où elle est venue. Dans la Bernauer Straße une femme descend chercher le journal. Un instant plus tard, elle remonte sans journal, affolée :

— Ils ne laissent plus personne passer.

En bas, sous les ordres des vopos, des ouvriers commencent déjà à apporter des poteaux de béton afin de consolider la clôture. Dans un cliquètement intermittent et assourdissant, les marteaux piqueurs déchaussent les pavés. Elle comprend. Elle comprend que ce dimanche-là elle ne pourra pas aller prendre le café chez sa cousine un peu plus haut dans la rue. Ni dimanche prochain. Ni celui d’après. Jusqu’à quand ? Elle se sent prise au piège. Côté Est, aux points de passage de la Friedrichstraße, à Ostbahnhof ou sur l’Alexanderplatz, sans trop s’approcher des forces de police, des groupes angoissés grossissent. Que faire ? Côté Ouest, face à la gigantesque porte, la colère monte. Froide. À peine levés, informés par les bulletins de la RIAS qu’ils écoutent sur leurs transistors – des fois qu’ils passeraient Runaway, le tube qui traduit si bien leur envie d’ailleurs en forme d’Amérique – des jeunes descendent dans le centre sur leurs vélomoteurs, scooters ou motos et se retrouvent aux premiers rangs des badauds, manifestants et protestataires rassemblés dans une même rage. Ils brandissent le poing. Ils crient :

— Ulbricht assassin !

La police les retient en avant de la frontière. Ils voient les miliciens, les vopos, les camions citernes équipés de canons à eau, ils devinent par-delà les ouvertures de la monumentale porte les files de véhicules blindés sur Unter den Linden et peut-être même des chars. Ce qu’ils ne voulaient pas croire possible est arrivé. Sur la Potsdamer Platz les lourds rouleaux de fil de fer barbelé forment aussi d’épaisses spirales. Ici ou là les jeunes en jean-blouson-cheveux gominés coiffés en arrière soulèvent la barrière mouvante hérissée de pointes métalliques pour aider quelques-uns à s’échapper. Mais des blindés arrivent en renfort et de nouveaux barbelés doublent ou triplent la clôture. Séparés, les Berlinois apprennent déjà les gestes d’échange avec ceux de l’« autre côté ». Ils se hissent sur des chaises, agitent leurs mouchoirs. Ils restent des heures à la fenêtre et regardent les ouvriers percer au marteau piqueur des trous tous les cinq mètres, puis placer les poteaux de ciment de section carrée, au pied desquels d’autres coulent du béton, avant d’y clouer le fil de fer barbelé qui gisait jusqu’alors au sol. Ainsi le premier jour. Dans la nuit les vopos tirent sur deux individus qui tentent de traverser à la nage le canal Teltow vers le secteur américain. Ainsi le deuxième jour. Ainsi le troisième jour. Dans la Bernauer Straße dont les immeubles sont compris dans Berlin-Est mais la chaussée dans Berlin-Ouest, encouragés d’en bas par les cris des habitants du monde libre qui commence précisément là, parfois agrippés par les vopos qui tentent de les ramener par leurs manches à l’intérieur des appartements, certains fuient le paradis des travailleurs en sautant des étages dans les toiles tendues par les pompiers, tandis que les caméras et les appareils photo enregistrent le drame aussitôt retransmis tout autour de la boule bleue. Les entrées des hauts immeubles aux façades classiques sont obturées ainsi que les fenêtres des étages par les ouvriers en maillot de corps et mégot au bec, aux gestes distraits, soulevant à la truelle le ciment qu’ils puisent dans le bac d’un mouvement ample, le jetant ensuite, ou plutôt le chassant d’un coup sec le long du lit de parpaings, l’étalant et disposant une nouvelle rangée de blocs, la pâte grisâtre s’épanchant en de baveux boudins qu’ils raclent du tranchant de leur outil triangulaire. Jour après jour la séparation se faisant plus cruelle, les saluts de la main plus désespérés d’un côté l’autre du mur en train de s’ériger par plaques préfabriquées, apportées par camions entiers et juxtaposées à l’aide de grues, certains lançant des appels à leurs proches désormais prisonniers, les mains en porte-voix, de jeunes femmes en robes à fleurs imprimées, talons aiguilles et parfois un foulard clair en triangle sur la tête, le sac à main retenu par l’anse autour du bras, les hommes en costumes à pantalons étroits, les cheveux courts, portant parfois des lunettes de soleil, des femmes plus âgées, massives, fatiguées, grimpées sur des tabourets, des escabeaux et même des voitures, brandissant à bout de bras vers l’Est de jeunes enfants, pleurant dans la certitude qu’ils ne se reverront plus avant longtemps, une mère et sa fille qui se pressent les mains par-dessus l’enchevêtrement métallique sous l’œil des vopos, calot sur le crâne, tandis que l’un des trois occupants d’une Volga noire aux ailes saillantes, garée non loin de là, vitres baissées, les scrute tout en griffonnant dans un carnet, la mère et la fille se reculant, agitant leurs mouchoirs, la fille plongeant son visage en pleurs dans le carré de tissu blanc chiffonné, levant la main une dernière fois et s’éloignant sans cesser de pleurer et continuant de suivre sa mère du regard, certains saisissant l’opportunité de fuir, seuls ou par grappes de deux ou trois, comme sur une impulsion longtemps contenue, telle cette jeune fille brune en pull sombre et pantalon fuseau clair qui se jette sous les barbelés soulevés par des jeunes gens, s’ouvrant l’arcade sourcilière qui se met à saigner puis souriant au danger passé. Adossé à l’ombre de l’immeuble qui fait l’angle de la Bernauer Straße et de la Ruppiner Straße, sous son casque évasé à la soviétique, MP-41 en bandoulière, par-delà les tourbillons des fils de fer barbelé qu’il a la charge de surveiller, le jeune caporal Conrad Schumann affronte les invectives, insultes et exhortations des jeunes en jean-blouson :

— Viens avec nous ! crient-ils.

Comme dans une scène de cinéma, une camionnette de la police de l’Ouest arrive à vive allure et stoppe en faisant un demi-tour. Les portes arrière s’ouvrent. Un ou deux photographes sont là. Une caméra est là :

— Allez, viens ! insistent-ils.

Le jeune vopo hésite. Et d’un coup, profitant de l’éloignement de ses deux collègues qui patrouillent au carrefour, il prend son élan sur les quelques mètres qui le séparent des spirales acérées et saute, lançant en avant sa jambe droite bottée de cuir noir, repliant la gauche en arrière, repoussant de sa main droite la bandoulière de son arme qui tombe parmi les barbelés, le bras gauche s’écartant pour assurer l’équilibre, puis il retombe du pied gauche côté Ouest et se précipite dans le fourgon de police qui démarre en trombe. »

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