Chaque quinzaine, un nouvel extrait de Triptyque de la consolation :
« C’est le vingt-huitième jour de la procréation. La circulation sanguine entre elle et moi se rapproche dans le placenta, d’abord une barrière qui filtre le gaz respiratoire, l’eau, les sels minéraux, les sucres, les graisses et les protéines, la nourriture et les déchets. Jour après jour. D’horizon en horizon. Organisé de la proue à la poupe, le long du tube neural ouvert aux deux extrémités par deux béances, l’une rostrale, l’autre caudale, toutes les deux en voie de fermeture, émergent de petites bulles, les somites d’où les organes vont s’expanser. Voici maintenant les arcs branchiaux, des sillons qui se creusent dans la pâte cellulaire en préfiguration du squelette de ma face. Voici aussi la vésicule optique en brouillon d’un œil ou deux. Long de cinq millimètres, recourbé en une sorte de C, informe ou plutôt spectral, me voilà, une tête vaguement esquissée, lourde, enfermant déjà une promesse de cerveau en trois parties, pro-encéphale, mésencéphale, rhombencéphale, les membres supérieurs commençant à bourgeonner, recroquevillé autour de la boule de mon cœur qui saille. La poussée inexorable se poursuit, comme si je remontais depuis la nuit des origines vers le jour d’aujourd’hui, pourvu d’une queue et de branchies. Je suis ver ! Mollusque ! Insecte ! Poisson ! Reptile ! Moineau ! Rat ! Chien ! Ornithorynque ! Les battements de mon cœur propulsent le sang de ventricule en oreillette. Les vésicules optiques s’augmentent de placodes cristalliniennes. Comment un œil qui n’a jamais rien vu vient-il à voir ? Au trente-troisième jour de la procréation, replié sur moi-même au maximum de la courbure embryonnaire, comme un minuscule animalcule roulé dans sa queue, l’ébauche de mon cerveau se confirme et les bulles de mes membres supérieurs et inférieurs gonflent. Un pédicule se transforme en cordon ombilical qui s’allonge tandis que je flotte dans la cavité amniotique. Affluent dans la région « tête » les bourgeons auriculaires. La boule du cœur continue de battre. Tels des moufles ou des gants de boxe, mes membres supérieurs s’épanouissent en palettes. Apparaissent les trous de nez, les yeux se teintent d’un bleu celtique, les pieds forment deux protubérances lisses. Ma tête grossit, disproportionnée, mon tronc s’allonge, mes poings commencent à se fendre en doigts. Ma queue régresse. Le canal auriculaire aspire à entendre leurs voix et l’adagio d’Albinoni sur l’électrophone. Depuis la commande chromosomique, la testostérone m’oriente vers la direction masculine, délaissant le potentiel devenir femme, faisant petit à petit de mon tubercule génital un pénis, un scrotum, une prostate. La vésicule la plus antérieure du tube neural se scinde en prévision des deux hémisphères cérébraux. Le tronc s’allonge et se redresse. L’oreille externe apparaît. Les articulations du genou et de la hanche s’ébauchent. Ma queue n’est déjà plus qu’un vestige antédiluvien. La boule de mon cœur commence à rentrer dans mon torse. Lentement je me déplie. Maintenant bien dessinés, mes yeux s’écarquillent sous leurs paupières. Grosse de la moitié de mon corps, la tête au carrée barrée par l’épaisse couture d’une tresse de vaisseaux sous-cutanés, me voici monstre de Frankenstein. Nez. œil. Paupière. Oreille. Bouche. Coude. Doigts. Orteils. Encéphale. Moelle épinière. Au cinquante-sixième jour de la procréation, long de vingt-huit centimètres, je commence à bouger bras et jambes. Bientôt tenir debout. Un pied devant l’autre. Armé pour la chasse et la cueillette.
Puis, avant la mauvaise saison, ils achètent une cuisinière à charbon qui sert aussi de poêle. Ce jour-là, leurs pères à tous les deux, le mécanicien SNCF et le commissaire de police, arrivent de Rennes à Marcillé-Raoul dans la 2 CV grise et traversent le village, ladite cuisinière tenue par un sandow dépassant du coffre, jusqu’à la mairie-école à la sortie du bourg. Leur joyeuse humeur indique qu’ils ont dû s’arrêter en route. Une dernière halte à l’épicerie-bar-tabac au carrefour ? Retroussent leurs manches. Avec l’aide du jeune marié, ils montent la lourde masse de fonte émaillée à travers l’étroit escalier jusqu’à l’étage. L’un quitte sa chemise et se retrouve en maillot et casquette à carreaux qu’il relève d’un doigt, découvrant son front dégarni, transpirant fort. L’autre en fait bientôt autant. Sur son épaule tatouée, une hirondelle tient une lettre dans son bec. La cuisinière en place, il s’agit de la raccorder au conduit de cheminée. Mais où passe-t-il ? Ils calculent, supputent, sondent le mûr et tentent un premier trou. Raté. Un deuxième. Rien. Un troisième. Pas mieux. Les gravats commencent à s’accumuler. Eux à pousser des jurons. Au bout de dix à douze tentatives, face à la surface piquetée d’impacts, l’énervement monte et le doute s’étend. Après la pause casse-croûte, ils déclarent forfait et abandonnent là cette maudite cuisinière ainsi que le tas de gravats au pied de la cloison. Penauds, ils s’en retournent dans la 2 CV. À peine sont-ils partis qu’il se saisit, lui le jeune marié, du marteau et du burin et tente sa chance. Pile. Le pic passe au travers et perce la paroi dans une sensation de libération. Ils auront chaud cet hiver.
Le lundi matin il la laisse seule dans la petite mairie-école à la sortie du village, avec la chair qui pousse en elle. À pied, il parcourt les quatre kilomètres de la route qui mène au village voisin où s’arrête le car pour la ville. C’est une départementale toute droite. Très vite il a dépassé les rares maisons et se retrouve dans la campagne. Sous la lumière rasante du soleil, malgré la brume, les haies de châtaigniers, de saules, de noisetiers et de vieux têtards bosselés, hérissés des longues antennes de leurs surgeons, s’emmêlent dans un fouillis d’ocres, de verts et de rouille, ponctués ici et là du jaune pur d’une touffe d’ajoncs, comme sorti du tube. Il fait frais. Il pense au Van Gogh des tournesols. Puis à celui du Borinage. Il se demande : « Comment transformer la boue en or ? » Il marche d’un bon pas et respire à fond. La route n’en finit pas. Il se dit qu’il préfère un ciel nuageux à un ciel uniforme. Un ciel tourmenté parle davantage. Il arrive qu’un tracteur ou une voiture le dépasse. Il tend le pouce et parfois le tracteur, un Deutz ou un Massey-Ferguson, ou la voiture, une Simca, une Peugeot ou une Citroën, s’arrête. Bientôt apparaît sur la droite le clocher du village. Encore une trentaine de kilomètres dans le gros car Chausson aux formes arrondies, peint en bleu pâle et blanc crème, plein de lycéens qui regagnent leur internat. Lui rejoint son atelier à l’école des beaux-arts. Elle retrouve ses petits élèves bien élevés, ses collègues taciturnes et discrets, ses repas qu’elle prépare non plus sur le camping gaz mais sur la cuisinière à charbon, ses soirées solitaires avec son bébé dans son ventre, à préparer dans les cahiers scolaires pour son cours du lendemain les lignes de a, de b et de c, en jolies lettres anglaises et script efficace. Le jeudi, c’est elle qui marche sur la route de campagne jusqu’à la station d’autocar. À Rennes, elle assiste aux conférences de l’école normale d’institutrices, « La construction du réel chez l’enfant selon Jean Piaget » ou « Les manuels d’apprentissage de la lecture, Rémi et Colette aux éditions Magnard ». Elle en profite pour faire quelques courses et visiter sa famille. Parfois, des nausées, des vertiges, des défaillances la saisissent. Le soir, le même autocar Chausson bleu et blanc les ramènent, cette fois tous les deux – ou même deux et quelque – jusqu’au village dans le bocage. Quatre kilomètres en sens inverse dans le soleil couchant. Durant la fin de la semaine il prépare son diplôme et leur unique pièce entre cour d’école et terrain de foot se transforme en atelier de peinture, envahie par l’odeur épicée de l’huile de térébenthine, où les dessins au fusain, à peine fixés, s’alignent au pied des murs. Elle pose pour un portrait au pull bleu. Ils se promènent longuement dans la campagne à travers champs et rapportent de grands bouquets de fougère sèche, de bruyère et d’asters sauvages. Au retour, il ouvre l’électrophone et dispose le haut-parleur dans la meilleure position. Il sort l’adagio de sa pochette, le pose sur le plateau et manipule le bras avec précaution pour engager le saphir dans le sillon. Après un léger craquement, le violon s’élève dans l’air et emplit la pièce de son vol suspendu sur une promesse. Cela fait presque une demeure provisoire sous le ciel béant. Sur leur lit tout neuf ils font l’amour et remettent le disque dans le soir qui tombe.
Alors me voici fœtus. « Fœtus » ça veut dire « pas fini ». Pourtant je prends forme. C’est là que je laisse loin derrière moi les reptiles, les oiseaux et les autres mammifères, les singes, les vaches, sans parler des plantes et des cailloux. Mes yeux, désormais recouverts de leurs paupières, se rapprochent du centre de mon visage, mes oreilles se dotent de pavillons acoustiques pour diriger les sons de l’adagio, la crête de mon nez se forme et, bien calé contre la paroi utérine, je me redresse et bascule tête en bas. Relié par le cordon ombilical au placenta, cet interface organique entre elle et moi, un côté elle / un côté moi, à la fois poumon, estomac, rein, et bouclier de protection, sang rouge sombre d’un côté, sang rouge clair de l’autre. Je flotte dans la poche de liquide amniotique. Mon foie grossit. Mon intestin s’allonge. Je pisse. Ma poitrine se soulève puis s’abaisse. Ma bouche s’ouvre et se ferme. C’est la douzième semaine de la procréation seulement. Et, ô miracle, de mes lèvres à peine écloses s’esquisse une première succion. »